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« Adorno au milieu de la Selva Lacandona »
Entretien avec John Holloway

vendredi 8 novembre 2013, par Alexander Neumann, John Holloway (Date de rédaction antérieure : 27 décembre 2012).

Dans ton livre Change the World without taking Power  [1] — dont nous avons publié un extrait dans le dernier numéro de Variations — tu fais référence à la théorie critique allemande. Selon toi, pourquoi est-il important de lire Adorno aujourd’hui ?

Ce en quoi la théorie critique m’importe en général ? La raison en est que je pense le problème politique et pratique actuel à travers la négation-création, cette problématique qui distingue les auteurs de la théorie critique. Si le point de départ ne vise pas la négation, tel un cri inaugural, la théorie perd facilement de vue que la lutte va à l’encontre du capitalisme, donc contre la forme d’organisation contemporaine de notre agir. À ce moment, le discours de la lutte pour la démocratie prend le pas sur la critique, alors qu’il s’agit de voir que la démocratie perd sa substance au sein du capitalisme, lorsque notre agir s’organise selon un principe tyrannique. Je pense aussi que les théoriciens de l’École de Francfort étaient obligés de considérer le marxisme, et la possibilité d’une révolution, dans un contexte où le parti ouvrier ne pouvait plus être considéré comme une force révolutionnaire, situation dans laquelle nous nous retrouvons maintenant. Ce qui confère à ces auteurs une place plus décisive qu’à Lukács, par exemple.

Pourquoi lire Adorno, surtout si l’on songe aux difficultés du lecteur d’accéder à son écriture, et qu’il a fait appel à la police pour mettre fin à l’occupation de son Institut en 68 ? Parce que je pense qu’il est sans doute le plus profond des théoriciens critiques. Sa critique de l’identité atteint le noyau dur de la théorie bourgeoise, car le principe de l’identité (qui veut que x est égal à x, Alex est Alex, John est John, etc.) est fondé sur le refus de l’action créative, qui caractérise précisément le capitalisme, cette négation de l’action créative, et qui en fait un système de frustration. Adorno tient une place importante parce que le non-identique se trouve au cœur de sa pensée, ce non-identique qui signifie la rupture et la révolte et l’incertitude et la création et la souffrance de ne pas être adapté à un monde identitaire. En ce sens, l’identité est peut-être la forme d’expression la plus pure, la plus cruelle de l’oppression : « Tu es », cette prison éternelle.

Le concept du « non-identique » que tu emploies est issu de la Dialectique négative d’Adorno. Dans quelle mesure les luttes indigènes et zapatistes peuvent-elles s’inspirer de cette orientation ?

Imaginer Adorno au milieu de la Selva Lacandona, cela ouvre une question excitante. Cependant, je ne pense pas que les zapatistes se soient inspirés d’Adorno, du moins pas directement. Adorno et les zapatistes font plutôt partie d’une seule et même crise, la crise de la lutte portant sur le travail abstrait. Ils sont partie intégrante de l’ensemble de la conceptualisation d’une forme de lutte qui est entrée en crise, fondée sur l’identification du travail salarié avec un sujet révolutionnaire : la crise du léninisme, la fin de l’Union soviétique, la crise des mouvements de libération nationale. Adorno réexamine la signification de la pensée critique et de la révolution dans le contexte qui lui appartient, et à mon avis les zapatistes sont engagés dans quelque chose de similaire dans leur propre contexte, en puisant à la fois dans des traditions de lutte qui n’ont jamais été subordonnées à la rigueur mortifère du travail abstrait. À travers ce processus, tous deux ont touché le cœur des théories traditionnelles de la gauche (et même renversé les pratiques en ce qui concerne les zapatistes), ce qui leur a valu des critiques farouches de la part de ces « gauchistes » qui préfèrent « dormir sur [leurs] deux oreilles, sereins » pour citer Brassens [2].

Cette position intellectuelle et politique peut-elle encore s’identifier au marxisme occidental, pour emprunter le terme de Perry Anderson ?

S’identifier non, certainement pas. Je ne suis pas sûr que cette étiquette soit appropriée. Il faut constater que le marxisme hétérodoxe déborde dans tous les sens. En ce qui me concerne, je n’aime pas beaucoup le terme de « marxisme occidental ». À mon sens, la distinction la plus pertinente est celle qui sépare le marxisme de parti d’une part (qui inclut Gramsci et Lukacs) et, d’autre part, un marxisme de la crise des formes d’organisation partidaires. L’effondrement des partis issus de tout le contexte organisationnel de ce marxisme qui a marqué le début du XXe siècle ouvre un univers conceptuel nouveau. Comme je l’ai évoqué, l’ensemble trouve son origine dans la crise du travail abstrait.

Après la mort d’Adorno, Habermas et Honneth ont développé des théories assez éloignées de la critique marxienne et de l’engagement politique, par exemple la « théorie de l’agir communicationnel » ou la « lutte pour la reconnaissance ». Comment vois-tu ces approches ?

Je les trouve attristantes, après les audaces d’Adorno, Horkheimer ou Marcuse, entre autres.

Une autre tendance de la théorie critique allemande a poursuivi une critique radicale. Oskar Negt et Alexander Kluge ont, par exemple, introduit l’idée d’un « espace public prolétarien », marqué par l’expérience sensible, la prise de parole et la démocratie directe. L’exemple historique invoqué est la révolution des conseils en Allemagne, entre 1918 et 1923. Un autre exemple serait Mai 68 en France. Relies-tu ces arguments à ta compréhension de « l’autodétermination » ?

Oui, en effet, cette approche me paraît prometteuse. L’aspiration à l’autodétermination ne fait que prolonger la longue tradition de la forme d’organisation des conseils, qui s’est toujours fait jour au sein du mouvement anticapitaliste ou communiste. Les communistes de parti prétendent que le principe des conseils et le principe du parti ne sont pas inconciliables, ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Il s’agit de deux conceptions complètement différentes.

Comment interprètes-tu la révolte des banlieues en France de l’hiver 2005, et le mouvement social contre le travail précaire du printemps 2006 ?

Je les vois comme deux moments de refus décisifs, comme des cris, des fissures dans la texture de la domination capitaliste. De telles explosions amènent toujours leurs propres contradictions, mais elles constituent sûrement un point de départ nécessaire si on veut arrêter de créer et de reproduire le capitalisme.

En Europe, la presse parle du « réveil » de la gauche latino-américaine. Partages-tu ce constat ? Si oui, s’agit-il d’un réveil au sens de Walter Benjamin, c’est-à-dire d’un retour sur les expériences de libération héritées du passé ?

Oui, il y a certainement un réveil de la révolte en Amérique latine. Il est passionnant de la vivre ici, avec les zapatistes mexicains, le mouvement qui se passe en Bolivie, le soulèvement argentin de 2001, le mouvement des sans-terre au Brésil (MST), les développements de la situation vénézuélienne, équatorienne, etc. Cependant, il s’agit moins du réveil de la « gauche latino-américaine » que d’une révolte venant de la gauche et d’en bas, et qui se tourne contre la gauche telle qu’elle est — d’une manière très comparable au Mai 68 français, qui n’était pas un réveil de la gauche, mais d’une manière bien plus intéressante, une révolte contre la gauche institutionnelle. En même temps, on peut constater un renforcement de cette gauche ennuyeuse (même si le candidat du PRD, Lopez Obrador, n’a pas été élu), mais la créativité et l’enthousiasme sont du côté d’une jeune gauche d’en bas, qui a explicitement rompu avec les anciennes structures politiques et les vieilles manières de penser. Dans certains pays, surtout au Mexique, en Bolivie et en Équateur, la charge la plus forte de cette créativité provient des mouvements indigènes, qui mobilisent clairement une profonde culture de la rébellion et une mise en relation sociale non marchande. En dehors des mouvements indigènes, il y a aussi les mouvements urbains, et l’un des aspects les plus excitants est la correspondance entre le mouvement indigène et la rébellion des villes, qui ne se résume pas à une simple solidarité, mais qui décrit une résonance au sein d’une création commune, visant une nouvelle manière de faire la politique.

Que penses-tu de l’Autre Campagne du sous-commandant Marcos et des zapatistes ?

L’Autre Campagne revêt une importance cruciale. La décision des zapatistes de sortir de la région du Chiapas rend leur présence directement palpable dans tout le Mexique et même dans le monde entier, ce qui est un pas en avant décisif. Des ensembles autonomes ne peuvent pas s’arrêter, sinon ils stagnent. Il est essentiel de comprendre les espaces autonomes comme des fêlures qui s’étendent, qui courent ; la mise en mouvement est indispensable.

La décision des zapatistes de sortir du bois revient à penser la révolution comme un processus qui se réinvente en permanence lui-même. L’Autre Campagne tire sa puissance et son originalité, probablement incomparable dans le monde, du fait qu’elle amorce un processus qui se met à l’écoute des luttes et qui tend à tisser des relations de réciprocité entre elles. Les dangers guettent pourtant. L’une des forces des zapatistes résidait jusqu’à présent dans le fait que leur politique était étroitement associée à leurs communautés et à un processus de discussion continu ; les voyages de Marcos et son actuelle installation à Mexico le coupent de cette source constante de renouvellement, ce qui présente un danger. Un autre risque est que l’Autre Campagne se présente comme un processus tellement ouvert que les anciens groupes de gauche n’ont aucun mal à réapparaître en son sein, en réintroduisant du même coup leurs vieilles habitudes. Le processus n’est facile sous aucun aspect, mais je trouve qu’il est brillant.

Quels sont tes recherches et projets actuels ?

Je suis en train d’écrire un nouveau livre qui doit prendre la suite de Change the World without taking Power, dont la traduction française est d’ailleurs achevée [3]. Le sujet principal de mon nouveau livre est la crise du travail abstrait, que j’essaie de cerner de près. Le marxisme mainstream, de même que le mouvement ouvrier en général ont tourné autour de la lutte du travail contre le capital, alors que Marx signale à mon avis une dimension plus profonde de la lutte de classes : la lutte d’un agir utile et créatif contre le travail, et je pense que ce dernier aspect gagne aujourd’hui en importance dans la lutte contre le capitalisme. Voilà le thème que j’essaie de développer. Un autre projet de publication concerne un livre que je dirige avec mes amis Sergio Tischler et Fernando Matamoros, intitulé Why Adorno ?, et qui demande pourquoi il est politiquement important de lire Adorno de nos jours. Le livre est presque achevé et devrait paraître en espagnol vers la fin de l’année. Nous espérons qu’il trouvera aussi un éditeur français. Les deux livres s’inscrivent bien sûr dans un projet plus vaste : changer le monde sans prendre le pouvoir, ce qui est le seul chemin praticable.

Propos recueillis et traduits
par Alexander Neumann.
Source : revue Variations n° 8,
2006, en ligne le 27 décembre 2012.

Notes

[1John Holloway, Change the World without taking the Power. The Meaning of Revolution Today (Pluto Press, 2002), en français Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui (Syllepse, Paris, et Lux, Montréal, 2008).

[2Georges Brassens, « Le Roi » (1972) in : Poèmes et chansons, Seuil, 1993, p. 248 : « Il y a peu de chances qu’on détrône le roi des cons. Il peut dormir ce souverain, sur ses deux oreilles, serein. » L’illustration la plus récente de cette attitude défensive nous est livrée par Daniel Bensaïd, qui affirme : « La pensée de Holloway flotte dans l’abstraction spectrale. Son présent absolu, sans passé ni futur, n’est que le degré zéro de la stratégie », in : La Planète altermondialiste, Textuel, 2006, p. 133. NdT.

[3Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui (Syllepse, Paris, et Lux, Montréal, 2008).

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