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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 21 novembre 2006

jeudi 23 novembre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Nous en étions restés à la troisième et dernière journée, celle des débats houleux (je n’ai pas perdu de vue ma métaphore du bateau dans la tempête) et de la nomination des membres du conseil. Du débat houleux, j’ai retenu quelques sujets qui posaient problèmes, le premier concernait la question du pouvoir et avec elle, celle des partis politiques, devait-on accepter comme membres du Conseil des adhérents à un parti politique ? Le deuxième concernait le nombre de places à l’intérieur du Conseil consenties aux enseignants ? Nous reviendrons un peu plus loin sur ces deux questions, nous allons commencer par les conclusions des tables de travail. Dès le matin, consacré à la lecture des résultats, les mésententes ont fait surface et ont envenimé les discussions.

La première table concernant l’analyse de la situation internationale, nationale et régionale n’a pas posé de problèmes particuliers, tous sont tombés d’accord pour trouver la situation catastrophique : capitalisme généralisé s’appuyant en grande partie sur l’impérialisme des États-Unis, qui conduit à l’appropriation des ressources et à la destruction du milieu, des cultures et de la vie sociale (avec parfois un petit côté marxiste au sujet des contradictions du capitalisme et des allusions à la classe ouvrière), la signature des traités commerciaux ont ruiné le marché national et prolétarisé les paysans, condamnés à émigrer aux États-Unis. Sur le plan régional cette avancée du capitalisme s’accompagnant de la privatisation des biens communs est une agression contre la vie communautaire, les usages et les coutumes ancestraux. Cette destruction de la richesse naturelle et culturelle, s’accompagne d’un accroissement de la répression : violation constante de la liberté, des droits collectifs et des droits humains.

On vient de m’appeler pour me dire que la situation est critique du côté du zócalo, la manifestation de ce jour, 20 novembre, vient de s’affronter à la Police fédérale préventive qui garde l’endroit. Je vais y faire un saut, je vous tiendrai au courant... Ce sont surtout des jeunes qui harcèlent les forces militaires, ils ont dressé une belle barricade avec les matériaux d’un immeuble en construction sur la rue qui descend de Santo Domingo au zócalo, de ce point, ils asticotent les flics, qui, de leur côté, répliquent en lançant des grenades lacrymogènes ; les autres rues d’accès sont mal protégées si bien que les forces ennemies peuvent nous prendre à revers, c’est d’ailleurs ce qui se passe à un moment donné, ce n’est heureusement qu’un commando d’une vingtaine d’individus, qui tirent à bout portant avec leurs fusils lance-grenades et puis se replient, quelques blessés. Des secours se sont formés spontanément, des familles sont venues avec tout le matériel et proposent des tampons de vinaigre, du coca-cola et de l’eau pour les yeux. Des équipes médicales sont en place. Les jeunes ne sont pas en position de force et ils n’ont pas une vue stratégique qui leur permettrait de coordonner leurs mouvements, ils en ont conscience, déjà toute une équipe est partie renforcer la barricade de los Cinco Señores dangereusement laissée sans protection. Ce qui me paraît préoccupant est l’attitude des membres du Conseil présents, au lieu de prendre le parti des jeunes, ils ont commencé à parler de provocations, de manifestation pacifique, nous connaissons tous ce genre de discours, pour ensuite donner l’ordre du repli. « Comment, vous, qui représentez d’une certaine manière le peuple, osez parler de provocations quand vous devriez être en première ligne pour le défendre contre les exactions des forces d’occupation, les jeunes font ce travail, alors respectez-les et ne les accusez pas d’être des provocateurs !! », la réponse ne s’est pas laissé attendre ! Si tous ceux qui ont des ambitions politiques, forts de leur position au sein du Conseil, continuent à se manifester de cette manière autoritaire bien des gens des barricades, des colonies et des quartiers vont se sentir rejetés ou écartés et ne vont plus participer à l’Assemblée ; un divorce en ce moment me paraît prématuré car il laisserait le champ libre aux politiques et mettrait un terme à la commune d’Oaxaca.

Fin de cette grande parenthèse, qui est celle de l’action un après-midi à Oaxaca, et revenons à l’analyse de cette troisième journée du Congrès, qui est, elle aussi, pleine d’enseignements.

La lecture des conclusions de la table 2 va soulever de vigoureuses protestations et mettre en péril l’unité du Congrès. Le passage incriminé est le suivant :

Se consideró importante que la APPO negocie y vaya ocupando espacios de decisión y de poder en las instituciones vigentes, que se negocie con el gobierno federal y se ocupen espacios en el gobierno estatal... que la APPO sea un ente político en la legislatura local... y participar en el próximo proceso electoral.

(On a considéré important que l’APPO négocie et occupe des espaces de décision et de pouvoir dans les institutions existantes, qu’on négocie avec le gouvernement fédéral et qu’on occupe des espaces dans le gouvernement de l’État [d’Oaxaca]... que l’APPO soit un organisme au sein de la législature locale... et participe au prochain processus électoral.)

Les rapporteurs ont bien ajouté que ce passage n’avait pas obtenu le consensus, il était tout de même proposé au Congrès, avec l’espoir de passer inaperçu ? Ce ne fut pas le cas. Les gens étaient vraiment en colère, à tel point que l’unité du Congrès s’est trouvée, un temps, compromise. Il fut décidé de refaire le texte pendant l’heure du repas. Le Congrès avait pris un coup dans l’aile. Était-ce une réalité ou un prétexte ? La découverte de personnages suspects venait à point pour ressouder artificiellement l’assemblée et calmer le jeu : attente interminable après le repas, retour au compte goutte dans la salle des débats, musique et danse au « son de la barricada », discours de soutien, la lecture d’un nouveau rapport n’eut lieu qu’à 6 heures du soir devant des esprits qui avaient été divertis de la dispute du matin. Un rapport qui ménage la chèvre et le chou, d’un côté il est question d’un pouvoir populaire, de l’autre on reconnaît « comme instances fondamentales dans la prise de décisions à l’intérieur de l’APPO les assemblées communautaires. » Des interventions qui ont suivi cette lecture, je retiens la proposition de reconnaître l’autonomie et la libre détermination des peuples indiens, la valorisation du tequio ou travail communautaire, l’accomplissement des accords de San Andrés, la critique du Plan Puebla-Panama et du projet de dresser plus de 2 000 éoliennes dans l’isthme de Tehuantepec, par contre, je me garderai de retenir la motion proposant de « construire un pouvoir populaire et un nouvel État ».

Je vous ai déjà parlé de la table 3 portant sur les principes généraux de l’Assemblée et sur les plans d’action, je les rappelle ici brièvement : communalité, démocratie participative ou démocratie directe, plébiscite et référendum, révocation des mandats, non réélection, probité et transparence, équité du genre, égalité et justice, service (mandar obedeciendo), unité (les partis politiques apportent la division), autonomie (respect de l’autonomie des communautés, des groupes et des associations), consensus (décisions prises par consensus), la critique et l’autocritique, inclusion et respect de la diversité, discipline et respect mutuel, solidarité internationale, mouvement anticapitaliste, anti-impérialiste et antifasciste, mouvement social pacifique. Avec ces principes comme base, il fut décidé que l’instance suprême des décisions sera l’Assemblée de l’État d’Oaxaca. Cette Assemblée au niveau de l’État d’Oaxaca, ou Assemblée estatal, devra être soutenue et nourrie par les assemblées des peuples, des régions et des secteurs, constituant ainsi l’Assemblée des assemblées. Face à la crise actuelle de la démocratie représentative, le congrès de l’APPO a revendiqué et assumé les formes concrètes de la démocratie directe.

L’APPO, malgré la présence de délégués venus des communes avoisinantes, a été jusqu’à présent un mouvement essentiellement urbain, dominé par les groupes politiques de la gauche traditionnelle surtout d’obédience marxiste-léniniste ; les familles et les jeunes venus des barricades ont rompu les schémas des « avant-gardes » dogmatiques et ouvert de nouveaux espaces à l’intérieur des luttes populaires. Jusqu’à la dernière minute, les délégués indiens ont hésité à s’intégrer au Conseil ; la participation massive et spontanée des habitants des quartiers, des colonies et des barricades, la barricade définissant à la fois un territoire et une communauté, les a amenés à faire le pas. La figure centrale de l’Assemblée reflétant l’esprit et l’expérience communautaire a fini par s’imposer malgré toutes les ambiguïtés qui ont pu surgir au cours des débats. Dans une entrevue collective réalisée par Blanche Petrich de La Jornada (La Jornada du 14 novembre), plusieurs leaders de la montagne, Aldo González, de Guelatao, Adelfo Regino, d’Alotepec-Mixe, Joel Aquino, de Yalálag, Fernando Melo et Manuel Suárez, du secteur Soogocho, et Fernando Soberanes, du Congrès de l’éducation indigène et interculturel, ont reconnu qu’il n’y avait jamais eu de conditions aussi favorables pour unifier les forces des peuples indiens avec le reste du mouvement populaire.

  • Cela ne va pas être facile. Le processus qui consiste à sortir de la cellule marxiste-léniniste et être avec le peuple au service de la communauté commence à peine. Mais, aujourd’hui, nous avons vécu un moment unique car sont en train de naître de nouvelles pratiques politiques. (Aldo González)
  • De cela dépend la réussite ou l’échec du Conseil estatal. S’il n’y arrive pas, cela peut conduire le mouvement à une impasse comme cela est arrivé avec la direction des enseignants. (Joel Aquino)
  • Le Congrès eut la volonté sous la pression de la majorité d’incorporer des concepts qui n’étaient pas contemplés dans les documents initiaux : culture communautaire, aide mutuelle, serviteurs au lieu de dirigeants. Tout cela fut bien vu et accepté parce que cela se trouve à la racine indigène de la majorité de la population urbaine dans les quartiers, les colonies et les barricades. (Adelfo Regino)
  • L’influence de l’esprit communautaire a marqué dès le début la forme d’engagement des populations bases d’appui de l’APPO, c’est un chemin qui vient de loin. (Fernando Soberanes)

L’inévitable opposition entre la verticalité de la gauche traditionnelle et l’horizontalité de la cosmovision indienne n’est pas résolue pour autant, c’est une question qui reste en suspens ; même si l’apport des Indiens a ouvert l’horizon du Congrès, l’esprit politique reste bien présent :

« Maintenant nous devons initier un processus sérieux et profond de discussion avec la participation de tous les secteurs du peuple pour élaborer le programme de lutte et de gouvernement, qui devra reprendre les aspirations des grandes masses dans le but de conquérir le pouvoir pour le mettre au service de tous. » (Zenén Bravo du Front populaire révolutionnaire - FPR)
« Il s’agit d’adopter le modèle bolivien d’inclure les indigènes dans la dispute pour le pouvoir politique. » (Flavio Sosa, qui se rêve en futur Evo Morales !)

C’est cet esprit qui va se faire entendre pour réserver 40 places au Conseil aux enseignants de la Section 22, alors que la plupart avaient déserté le Congrès, pour admettre les adhérents du PRD, Parti de la révolution démocratique, qui soutient López Obrador, et d’autres partis de gauche. C’est encore lui qui va chercher à accaparer les commissions que les hommes politiques jugent importantes et à en écarter les délégués des quartiers ou les jeunes des dernières barricades. Il y a 23 commissions, les conseillers, nommés pour deux ans, doivent s’intégrer à chacune d’elles et y remplir leur fonction selon le principe du service communautaire : commissions d’organisation, de liaison et de relations, de presse et d’information, juridique, de sécurité, de finance, d’éducation, de culture, de santé intégrale, des droits humains, des affaires administratives...

Le Congrès s’est terminé par le rituel de la prise de fonction des conseillers (la toma de protesta). Alors qu’il devait être confié à Felipe Martínez Soriano, ex-recteur de l’université d’Oaxaca, ancien leader guérillero du PROCUP (maintenant dissous), proche du FPR, il fut finalement confié au président de la communauté de San Juan Tobaa, de la région Soogocho de la Sierra Norte, le Zapotèque Melitón Bautista. Il a expliqué ce que signifie pour un Indien de recevoir de l’assemblée communautaire le bâton de commandement, l’engagement qu’il implique auprès de toute la communauté. Il a raconté sa trajectoire, le parcours de tous les échelons des charges communautaires, toute une vie consacrée au service des siens, de son peuple, un honneur, un prestige et une dignité.

Ce matin, à l’aube, des groupes paramilitaires sont intervenus à Santo Domingo et ont tiré plusieurs coups de feu avec des armes de gros calibres. Deux arrestations à la barricade Cinco Señores.

Oaxaca, le 21 novembre 2006,
Georges Lapierre

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