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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 31 octobre 2006

mardi 31 octobre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Je ne vais pas vous donner des informations que vous pouvez trouver dans La Jornada, les journalistes de ce journal, dont Blanche Petrich, rapportent avec précision les événements en cours et ils arrivent à couvrir bien des facettes de cette lutte pour la dignité, les informations qu’ils donnent sont sérieuses et tombent rarement dans le sensationnel. Ils ont un don d’ubiquité que je n’ai pas. Je me trouve à tel endroit et à telle heure, et les informations à chaud, qui peuvent alors me parvenir portées par la rumeur, sont souvent contradictoires, les passions, les inquiétudes et les émotions dévoient souvent le sens de la réalité, c’est pourtant en ces moments qu’il s’agit de garder son sang-froid.

Samedi (28 octobre) fut une journée d’interrogations, d’hésitations, d’incertitudes et d’initiatives contradictoires. L’APPO en accord avec la section 22 du syndicat des enseignants avait décrété pour vendredi une journée d’arrêt général, vingt-quatre heures d’interruption complète de l’activité. Malgré l’intervention des sicaires des municipalités contrôlées par le PRI, les barricades ont tenu bon. À la fin de ces vingt-quatre heures, c’est-à-dire ce samedi matin, les rues du centre tenues par les enseignants étaient quasiment vides, et le zócalo avait un côté retour des classes et fin des vacances. La nuit avait été difficile. Peu à peu cependant la place centrale allait se repeupler, des gens étaient venus de Puebla apporter leur soutien à l’Assemblée populaire et différentes personnes venaient à tour de rôle apporter leur témoignage ou leur encouragement au micro de l’APPO installé en haut du kiosque, mais cela ne suffisait pas à relancer l’enthousiasme, les gens étaient inquiets et ils allaient et venaient comme des âmes en peine. L’Assemblée populaire devait se réunir mais le local de la section 22 n’était pas disponible (ou le lui avait-on refusé ?), elle s’est rabattue sur un local de la faculté qui se trouve au centre, mais on lui mettait des bâtons dans les roues, tout cela dans un climat fait de méfiance, de doute et de fatigue et sous la menace imminente de l’intervention de la police fédérale.

Au début de la soirée, nous parvenaient de différentes sources des mots d’ordre contradictoires : rejoindre les barricades de la périphérie et s’opposer autant que faire se peut au passage de l’armée, ou abandonner les trois entrées de la ville pour se concentrer sur le zócalo, ou encore « résister pacifiquement » à l’arrivée de la police fédérale. En fait rien n’était clairement décidé et la réplique était laissée à l’initiative de chacun. L’opposition entre l’APPO et le syndicat des maîtres d’école devenait de plus en plus criante et le divorce semblait consommé avec la désertion du corps enseignant, inutile dans de telles conditions d’engager un combat inégal pour se retrouver derrière les barreaux et perdre l’avancée sociale que représente l’Assemblée populaire. Les gens avaient dans leur for intérieur décidé de se replier. C’est donc dans une place ouverte au vent froid de la nuit que les quelques irréductibles venus pour en découdre ont écouté, les larmes aux yeux, les conclusions de l’assemblée : résister, comme toujours, aux provocation des paramilitaires mais, le matin venu, ne pas chercher à s’affronter à l’armée, une manifestation était prévue le lendemain à 14 heures, qui devait partir du monument de Benito Juárez à la sortie d’Oaxaca pour se diriger vers le zócalo.

Le dimanche au matin les troupes de la Police fédérale préventive (PFP) ont commencé à se déployer, environ 4 500 hommes, auxquelles s’étaient joints la police militaire et le personnel de l’Agence fédérale d’investigation (AFI), 120 personnes, dont le travail consiste à emprisonner les gens soupçonnés d’appartenir à des groupes radicaux et tous ceux qui sont considérés comme des leaders. Il faut ajouter les forteresses que sont les camions « chasse-barricade », qui ressemblent à des chasse-neige, les canons d’eau (l’eau contient un produit chimique qui cause des démangeaisons et brûle la peau), les camions de transport d’hommes de troupe armés, six hélicoptères. Cette nouvelle armada pénétrait dans la ville par trois voies, une qui venait d’Etla, l’autre de l’aéroport et qui allait passer par la Cité universitaire, la dernière venait de Tule. Les habitants se sont soulevés. C’est le fait marquant de cette journée. Ils n’ont pas pu s’opposer totalement à l’entrée des troupes, mais ils ont crié leur indignation, leur répulsion, leur rejet et mis en évidence un fait tout simple, mais qui échappe à l’entendement du pouvoir, que cette ville d’Oaxaca est leur ville. Les troupes occupent le zócalo, et le zócalo, qui était plein de vie, est désormais un désert où fument les carcasses de voitures, la vie est ailleurs, autour du zócalo, dans les quartiers qui se sont organisés pour faire face à cet état de siège, partout où ne se trouve pas l’armée. Mais revenons au déroulement chronologique des événements.

Au début, les gens n’ont pas cherché l’affrontement, aux barricades des femmes ont même donné à boire et à manger à ces gamins « robocops » qui étaient debout bien avant l’aube et dont certains tombaient d’inanition à leurs pieds : « Tu manges et tu retournes d’où tu viens, tu n’as rien à faire ici. » Mais quand les robocops ont commencé à chercher à détruire leurs barricades et à pénétrer sur leur territoire, les coloniaux [1] ont commencé à crier leur indignation et leur colère, nous pouvions sentir cette colère grandir peu à peu, et ils ont reçu la troupe à coups de cailloux. La troupe avançait inexorablement mais péniblement, elle se trouvait même arrêtée et en difficulté sur certains points stratégiques comme le pont sur l’Atoyac et à la Cité universitaire, où se sont regroupées les forces de la résistance (au moment où j’écris, la Cité universitaire n’est pas encore prise et la radio libre, Radio Université, fonctionne encore).

Pendant que la troupe convergeait inéluctablement vers le zócalo, les habitants des autres quartiers étaient à l’heure au rendez-vous de la manifestation. On ne voit pas cette manifestation à la télévision et pourtant elle était impressionnante. Cette marche sur le zócalo, que l’on cache soigneusement, marque un tournant, et beaucoup ont pris la mesure de l’événement. C’était la marche des habitants de la ville, du populo venu d’un peu partout, la plupart en famille, ce dimanche après-midi, pour manifester son indignation, pas de militants, absence du syndicat des enseignants, quelques maîtres d’école venus à titre individuel, très peu nombreux, quelques membres de la coalition des maîtres indigènes, absence des groupes politiques habituels de gauche ou d’extrême gauche, cette marche en a surpris plus d’un. Elle a atteint la place publique en même temps que l’armée, allait-elle pouvoir entrer sur le zócalo entre les voitures qui brûlaient, la fumée noire et âcre des pneus en flamme, les grenades lacrymogènes des robocops, les hélicoptères en rase-mottes et le tir, disait-on, des francs-tireurs ? Après quelques hésitations, des informations et des mots d’ordre contradictoires, la manifestation a pénétré dans la place. L’armée barrait deux rues d’accès mais les gens ont pu aller et venir sur leur place qu’ils avaient reconquise pour un temps. Après leur tour de place, le défi aux robocops et les rencontres, ils retournaient tranquillement chez eux comme l’on revient d’une féria, un dimanche soir, l’âme apaisée. Une des filles a rencontré trois voisines de sa colonie Los Volcanes, qui nous ont invités à passer la nuit avec elles... sur leurs barricades, il va y avoir du monde, nous ont-elles affirmé, pour la levée de la croix du maître d’école don Panfilo, tombé, il y a neuf jours, sous les balles des tueurs à gage d’Ulises Ruiz.

Durant toute la nuit du dimanche au lundi, la cité universitaire a tenu bon.

Lundi 30 octobre : L’APPO, mais cette fois avec la participation active de la section 22 du syndicat des enseignants, qui a senti passer le souffle chaud du mépris de toute une population derrière ses oreilles, ont de nouveau convoqué à une manifestation, trois marches étaient prévues qui, parties de trois points différents, devaient converger sur le centre, il y avait du monde, beaucoup d’enseignants cette fois-ci, j’ai aussi rencontré des habitants de la commune libre de Saachila solidement armés de gourdins. Il a été décidé d’occuper indéfiniment la place de Santo Domingo, à une centaine de mètres, à peine, du zócalo, jusqu’au départ du gouverneur déchu ; celui-ci a pu réintégrer ses bureaux protégé par plus de 4 000 hommes de troupes. Aussitôt, comme par miracle, à l’heure de la comida, des plats sont apparus apportés par les gens du coin. Les politiques du côté du gouvernement central, excepté Fox dont les discours sont toujours aussi décalés par rapport à la réalité, il parle par exemple de retour à la paix sociale quand on voit une place désertée, occupée par l’armée avec des restes de voitures encore fumantes, et les journalistes aussi ont pris la mesure de l’échec fracassant de cette intrusion de la Police fédérale préventive et de cette politique del garrote, comme s’ils avaient été incapables, ces politiques, tant leur penchant pour la force est élevé, de tirer la leçon du 14 juin [2].

Durant la nuit du lundi au mardi, la Cité universitaire a tenu bon. Les morts, (l’enfant de douze ans a été tué par balles) et les blessés sont trop nombreux ainsi que les disparus et les emprisonnés, pour une opération lamentable vouée dès le début à l’échec. Ruiz Ortiz, Calderón, même combat !

Georges Lapierre,
Oaxaca, le mardi 31 octobre 2006.

Notes

[1Habitants des colonias qui sont des quartiers créés à partir de la concession de terrains par les habitants eux-mêmes.

[2Date de la première tentative de délogement des enseignants de la section 22 par les forces du gouverneur d’Oaxaca.

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