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Un compte rendu de la Deuxième Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde

Caracoles zapatistes : treize ans de lutte, treize rêves tout debout

jeudi 9 août 2007, par Eugenia Gutiérrez

Ils devraient être morts. Dans l’avenir que leur avait tracé la Banque mondiale, c’était ça, leur destin. Un pourcentage très élevé aurait dû souffrir de diarrhées, de fièvres diverses, de tristesse chronique et de toutes sortes de maladies curables. Beaucoup d’entre eux auraient dû s’évanouir dans l’oubli avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans. Beaucoup d’entre elles auraient dû suer la sous-alimentation pour le reste de leur vie. C’était ça, leur destin. Mais leurs grands-pères et leurs grands-mères, leurs pères et leurs mères avaient d’autres plans, et le 1er janvier 1994 ils les ont mis en marche.

Il s’agit de la génération zapatiste du XXIe siècle, de jeunes qui ne savent pas ce que c’est que d’être frappés par un patron, ni exploités par un propriétaire terrien, ni violées par un éleveur, ni échangées comme marchandises par un intendant, ni humiliés par un contremaître. Des hommes et des femmes qui, tout petits, marchaient sur le tranchant de la mort, mais ont refusé de n’être que des statistiques quand leurs familles et leurs villages ont déclaré la guerre au mauvais gouvernement, au très mauvais gouvernement de Carlos Salinas de Gortari.

Bien sûr, ils ont eu une enfance difficile, de travail et d’effort, de déplacements forcés, de persécution et de harcèlement militaire. Mais ils font bien attention et ouvrent grands les yeux lorsqu’ils entendent parler de « ces temps-là », de ce passé si révolu et atterrant, quand, à ce qu’explique la compañera Clara Luz, « le plus douloureux » était de vivre « avec le patron à la finca », prendre soin de lui, être traitées comme des animaux, mourir en couches, laver le linge avec un fruit, moudre le grain avec une pierre et, « en plus d’être aussi pauvres », subir aussi « l’humiliation et les mauvais traitements de leurs maris et de leurs pères » par la faute de l’alcool, car « la vie des femmes avant 1994 était bien triste ».

La Deuxième Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde, réalisée du 20 au 29 juillet 2007 à Oventic, Morelia et La Realidad, a réuni des milliers de personnes pour écouter les rapports des avancées, des succès et de ce qu’il reste à faire, des cinq Caracoles qui travaillent comme tels depuis août 2003. Après à peine quatre ans d’activité, il est rendu compte des résultats et de « tout ce qui reste à faire ». Les trois Caracoles sièges, de même que ceux de La Garrucha et Roberto Barrios, présentent leurs exposés lors de plénières avec des dizaines et des dizaines de zapatistes sur l’estrade. Il n’y a pas de commissions simultanées. Les séances ont lieu d’affilée. Les plénières sont organisées sur huit thèmes pour chaque Caracol :

1. Santé (responsables : les promotrices et promoteurs de santé).
2. Éducation (responsables : promotrices et promoteurs d’éducation).
3. Organisation des communautés (responsables : commissaires et agent·e·s communaux).
4. Travail collectif (responsables : les collectifs et directions locaux, régionaux, communaux et de zone).
5. La lutte des femmes (responsables : les bases d’appui).
6. Autonomie (responsables : les autorités autonomes).
7. Bon gouvernement (responsables : des membres des conseils de bon gouvernement).
8. Bilan du processus de construction de l’autonomie (responsables : des membres du Comité clandestin révolutionnaire indigène, CCRI).

C’est-à-dire que se mènent quarante plénières consécutives, avec deux jours de pause pour les transports. Les données sont abondantes, et ceux qui les présentent ont largement de quoi se sentir fiers. Après avoir entendu les rapports des cinq Caracoles sur les différents thèmes, la différence saute aux yeux entre les mauvais gouvernements, obsédés par l’individualisme et l’enrichissement personnel, et les pratiques autonomes et collectives.

1. Santé

La combinaison de la blouse blanche et du passe-montagne est étrange, intéressante, novatrice. C’est ainsi que sont habillés ceux qui rapportent à La Realidad. Des informations recueillies dans tous les Caracoles, il ressort clairement que la santé est fondamentale pour l’autonomie ; qu’elle a un lien très fort avec l’éducation, car elle dépend du fait que les enfants, garçons et filles, soient bien éduqués. Ici, il n’y a pas de médecin, mais des promoteurs de santé qui « ne s’occupent pas de la maladie, mais de la personne » ; dans ces cliniques, « l’important, c’est l’amour. Si le patient a mal, ça nous fait mal aussi ».

L’information peut être extrêmement détaillée, comme celle que livre le compañero Roel quand il explique qu’ont été fabriqués « 3 411 pommades, sirops » et autres préparations fondées sur la connaissance en herboristerie de leurs ancêtres. Ou celle que nous donne le compa Francisco, coordinateur de l’Hôpital technique et laboratoire d’analyses cliniques « Le Premier Espoir du visage de Pedro », où ont été réalisées 9 sessions chirurgicales avec 53 opérations de patients.

Dans tous les Caracoles, on explique les avancées dans le planning familial et la prévention des maladies sexuellement transmissibles, et on présente en cascade les résultats du travail des ostéopathes traditionnels, des sages-femmes et promoteurs de santé mentale travail qui, affirment-ils, « nous est utile pour nous occuper de l’âme et de l’esprit de nos bases d’appui ». Toutes et tous reconnaissent, malgré les avancées, que les moyens ne sont pas suffisants « pour apporter plus d’amélioration » aux villages, car il y a encore de la sous-alimentation, un manque d’eau potable, et il faut élargir le système de vaccination. Mais ceux qui ont connu ces communautés il y a plus d’une décennie savent bien que les conditions sanitaires et d’hygiène de leurs habitants se sont substantiellement améliorées.

2. Éducation

Les communautés zapatistes pratiquent une éducation qui exalte « les valeurs de l’être, et non de l’avoir », qui encourage « l’amour de la connaissance » et n’est pas étrangère à la lutte des peuples pour améliorer leurs conditions de vie. « Éducation véritable », l’appelle-t-on dans tous les Caracoles. Par elle, ils affirment qu’ils sont en train d’accomplir une partie de ce qui a été signé à San Andrés Sakamch’en (en 1996) avec le mauvais gouvernement fédéral, dont les écoles éduquent par la peur. Ici, affirment promoteurs et promotrices, on n’éduque pas par la peur parce que « la peur est la négation de la démocratie. La démocratie est fille de la liberté, et sa nièce est la justice ». Et ici, on enseigne la démocratie et la justice. Pas la peur.

Les matières de base sont les langues, les mathématiques, l’histoire, la vie et l’environnement, et, enfin, l’intégration, où se combine la connaissance de ces quatre domaines. Et comme « la révolution est une école pour la vie », ceux qui ont étudié dans la première et la seconde génération sont aujourd’hui promotrices et promoteurs d’éducation. Ils sont aussi les autorités des communautés, ou bien les reporters autonomes qui donnent vie à Radio Insurgente, la voix des sans-voix, et d’une autre radio qui émettra bientôt.

Cette autre éducation valorise ce que les sociétés néolibérales dédaignent. Ici, il y a des rencontres de vieilles et de vieux, de petites filles et de petits garçons. On donne une qualification aux étudiants, mais personne ne les colle à leurs examens. Aucun étudiant ne semble intéressé à bourrer son cerveau jusqu’à saturation pour être mieux coté sur un marché. Les élèves des écoles autonomes zapatistes « sont les futurs continuateurs de la lutte ». On nous parle des CCETAZ (centres culturels d’éducation technologique autonomes zapatistes) et on nous annonce la suite, ce qui à coup sûr va venir parce qu’ils l’ont déjà rêvé : l’Université. Cette éducation autonome qui recherche « l’action transformatrice de la société » à partir du collectif regarde déjà l’horizon où on enseignera les sciences et les humanités. C’est un garçon qui nous prévient, il assure : « Nous avons rêvé d’avoir un jour une université totalement autonome. Et nous ne reculerons pas d’un pouce. »

3. Organisation des communautés

Commissaires et agents communaux nous parlent du passé : « nos anciens et anciennes » racontent que, « en ces temps-là », quand le gouvernement officiel les gardait sous son contrôle, « ils ont pas mal souffert pour vivre sur cette terre », parce qu’ils étaient comme des esclaves. Et « à cause de ce travail forcé, à cause de cet esclavage, certains ont pleuré ». Mais « les années ont passé, les jours ont passé », est arrivé le ¡Ya basta !, est arrivé 94, et les terres ont été récupérées et s’est exercé le droit à la terre. Le compañero Franco précise : « Nous ne leur avons pas pris les terres, nous les avons récupérées », car, comme le disaient si bien les premiers zapatistes, ceux d’il y a cent ans, la terre doit être à ceux qui la travaillent. Et aujourd’hui, ici, elle est collective.

Pour ce qui est de rendre une autre justice, il y a beaucoup de questions du public à la fin des sessions. Pour les délits graves, on applique le règlement. Dans les sanctions, il n’est pas question d’argent, mais de peines de travail communautaire au bénéfice du peuple. La gravité de la sanction dépend de la gravité du délit et des circonstances. Les autorités expliquent qu’en réalité elles fonctionnent comme médiatrices et conseillères pour que les parties en présence « fassent la justice ». Ensuite, elles précisent : « nous ne pratiquons pas la torture, et ne négocions pas avec de l’argent », « nous ne favorisons personne ». À la question expresse de savoir comment est punie l’ivrognerie, une agente communale nous dit : la première fois, avec vingt-quatre heures de prison et deux jours de travail. La deuxième fois, vingt-quatre heures de prison et quatre jours de travail. La troisième fois, vingt-quatre heures de prison et six jours de travail. La quatrième fois, on le convoque devant la commune. C’est la même chose avec les tentatives de viol, les vols et autres délits graves. Une compañera de la Commission d’honneur et de justice résume le sentiment de tous : « Ici, on est en train d’apprendre nous aussi comment on rend la justice. »

4. Travail collectif

Parmi les femmes, il y a un collectif de pain « pour quelques petites fêtes », un collectif de bougies pour le Jour des morts et autres célébrations, un collectif de haricots où toutes récoltent et répartissent également, parce que « personne ne va recevoir moins ; personne ne va recevoir plus ». Il y a aussi des collectifs de poulets, de poules, d’agneaux, de légumes, d’artisanat. D’après ce qu’explique Isabel, base d’appui et coordinatrice des travaux collectifs, parfois, les autorités communautaires n’ont pas d’argent, c’est une façon d’en rapporter. En plus, ces travaux sont un exemple pour leurs enfants, pour leurs « futurs », pour qu’ils ne disent pas qu’elles ne sont bonnes à rien.

Les compañeros expliquent en détail les bases de l’autre commerce. On utilise des engrais organiques, des bio-insecticides naturels. Le café est dès à présent totalement organique. Le travail collectif de la Zone Nord présente son rapport sur les récoltes de cette année : 100 tonnes de maïs, 24 de haricots, 88 de café, 14 de bananes, une de piments. En outre, il y a 1 800 têtes de bétail. Mais les problèmes demeurent parce que « le mauvais gouvernement ne nous laisse pas exporter nos produits. Il accapare ».

Une bonne surprise pour toutes et tous les participant-e-s est que le transport automobile autonome « ne dépend plus du mauvais gouvernement ». Le déplacement d’un Caracol à l’autre se réalise grâce à plusieurs camions-bennes conduits et administrés par des zapatistes. Lors du trajet vers La Realidad, les mototaxis, qui subissent tant de pressions de la part du monde de l’argent, se montrent fièrement à Las Margaritas. Leur succès répond à un travail collectif et organisé dans lequel, comme ils l’affirment eux-mêmes, « nous nous dirigeons tout seuls ; nous nous gouvernons tout seuls ; nous vivons en liberté ».

5. Lutte des femmes

Les femmes, à Morelia, ouvrent la séance en entonnant une chanson qui nous unifie et nous exhorte à lutter ensemble. Esmeralda raconte ce qu’on vivait avant 1994 : elles n’avaient pas le droit de participer à quoi que ce soit, et leurs familles ne voulaient pas qu’elles sortent. Elles disaient que sans ça elles ne trouveraient pas de mari. Elles ne décidaient pas, n’avaient pas d’opinion. Lors d’une autre séance, Yoana décrit comment étaient humiliées les femmes avant 94 : « Seuls les hommes donnaient leur avis. Nous étions dans le noir. » Les cinq commissions de femmes sont d’accord sur le fait qu’avant le soulèvement armé elles ne connaissaient pas leurs droits, ne savaient même pas qu’elles en avaient, personne ne leur avait expliqué ce qu’elles valent en tant que personnes. Mais aujourd’hui qu’elles le savent, elles occupent tous les espaces de la lutte zapatiste et, prenant appui sur la Loi révolutionnaire des femmes, présentent leurs rapports de travail non seulement à la commission des femmes, mais à toutes. Leur présence sur les estrades est évidente. D’ailleurs, au milieu des participantes de plusieurs continents, il semble y avoir plus de femmes que d’hommes. Leurs voix réussissent ce que nous, femmes urbaines, n’avons pas encore réussi : traverser chacun des thèmes.

Toutes nous disent que si, il y a quelques années, le mauvais gouvernement et le capitalisme brouillaient l’esprit de leurs compañeros et leur faisaient croire qu’elles ne servaient à rien, aujourd’hui elles éduquent leurs compañeros et occupent tous les postes. L’alcoolisme provoquait chez elles « la plus triste souffrance », car en plus d’être frappées, elles devaient aller ramasser leurs époux sur les chemins. On les mariait de force vers les onze ou douze ans, et le pire était qu’il fallait supporter non seulement la violence de leurs pères et maris, mais encore celle des patrons. Mais cela, et la honte de parler, appartiennent au passé. Orquídea rend compte de l’histoire de sa lutte. Elle nous dit que « nous, les femmes, nous avons montré notre courage grâce à la commandante Ramona, de qui nous avons hérité ce droit ». Elle explique que les femmes zapatistes ont été à part égale dans toutes les activités politiques, dans toutes les marches, dans les mobilisations. Elle dit qu’elles ont parlé au Congrès de l’Union (2001) pour exiger le respect de leurs droits. Une autre compañera rappelle le travail de Susana. Une autre encore nous explique : « Non seulement nous luttons pour nous, femmes du Chiapas, mais nous allons lutter pour le monde entier. »

Bien que toutes reconnaissent qu’il y a encore beaucoup à faire, Elodia ne laisse aucune place à la nostalgie quand elle déclare : « Ne pensez plus à la vie que nous avons subie, qui était si triste, parce que nous avons déjà beaucoup avancé ». Et Elsie, du conseil de bon gouvernement « Vers l’espérance », est une des plus catégoriques : « C’est grâce à nous, les femmes, qu’existe l’humanité. Elle n’est pas formidable, mais elle existe. »

6. Autonomie

Une compañera qui s’exprime dans sa langue est traduite par une autre pour nous exposer comment « ses parents ont beaucoup souffert ». Elle nous raconte ce qu’ont subi les cuisinières dans les fincas des patrons. Un autre compañero, également dans sa langue et traduit, relate ce que lui a vécu avant 94. Il dit que, « en ce temps-là », ils passaient des jours sans manger, et ajoute : « nous vivions sans chaussures. Nous ne savions pas ce qu’étaient les chaussures ». Les patrons ne leur versaient jamais d’argent. Ils les payaient en nature : trois jours de travail pour une tasse de sel, trois jours de travail pour un régime de bananes. Ils travaillaient de 5 heures du matin à 5 heures du soir, « c’était une grande souffrance ». Oui, il parle bien d’il y a à peine quinze ans, de ce qui aujourd’hui encore se vit dans bien des régions de notre pays, alors qu’ici, c’est du passé.

D’abord, ce furent les Espagnols avec la conquête, puis les propriétaires terriens avec les fincas, mais ceux qui parlent affirment que « la racine de nos ancêtres est toujours vivante », et que c’est de là qu’a surgi la nécessité de l’autonomie. Les commissions de la terre et des territoires ne permettent pas l’abattage sauvage des arbres. Elles protègent les sources, les ruisseaux, les rivières. Dans les cinq rapports, on affirme qu’il y a encore beaucoup à faire, mais on sait aussi qu’on n’a pas reçu un centime d’aucun gouvernement.

Quant au soutien matériel apporté par la société civile, il y a toujours un mot aimable pour en remercier, mais il est très clair que de toute façon le zapatisme continuera à lutter pour l’autonomie. C’est un compañero qui nous le dit : « Nous tous et toutes, avec votre aide ou sans votre aide, nous allons la gagner. » Il flotte dans l’air ambiant la conscience que l’autonomie, c’est une foutue affaire, parce que « si on ne la fait pas nous-mêmes, il n’y a personne qui va venir la faire pour nous ».

7. Bon gouvernement

Pour les Juntas de Buen Gobierno (JBG, conseils de bon gouvernement), la loi, ce sont les accords de San Andrés Sakamch’en qu’ont trahis tous les législateurs mexicains. Dans le rapport sur leurs responsabilités, les autorités des Caracoles expliquent leurs fonctions. Elles nous disent que si la JBG a une proposition à faire, elle la présente aux communes et aux villages pour voir s’ils l’approuvent, et vice-versa. Leur travail « est de veiller à ce que l’autonomie fonctionne ». Parfois, ils doivent marcher pendant des heures pour visiter les communautés où quelque problème requiert leur présence. C’est dans cette commission que nous entendons des rapports sur les exactions et les menaces d’expulsion de la part de groupes paramilitaires, comme celles qui pèsent sur la communauté 24-Décembre.

Il y a, en outre, un groupe de compañeros et compañeras qui surveillent le travail des conseils. C’est pour cela que, quand une autorité ne fait pas bien son travail, on lui apprend à faire mieux, ou on la remplace carrément. Toutes les responsabilités sont collectives. Il y a rotation des mandats. On ne s’occupe pas seulement des zapatistes. Ici, la justice « est la même pour quelqu’un qui tombe dans l’erreur, qu’il soit riche ou pauvre ». Tous les ans, les autorités doivent présenter un rapport de tout ce qu’elles ont fait. Les JBG se coordonnent avec les centaines de villages de leur zone, et tâchent qu’il y ait un équilibre entre tous les Caracoles. Sur les conditions requises pour être autorité, il faut seulement avoir « de la conscience, l’amour du peuple et de l’unité, de la camaraderie, être digne et rebelle », et ne pas aspirer à recevoir quelque salaire que ce soit. Il n’y a besoin d’aucun « titre ».

8. Bilan du processus de construction de l’autonomie

Le commandant Moisés, qui parle avec la permission de ceux qui sont tombés, explique comment ont été appliqués les Accords de San Andrés, et assure que, comme le gouvernement ne les a pas appliqués, les zapatistes n’ont pas eu besoin de sa permission pour le faire. Ensuite, il nous exhorte à ne pas être tristes pour ceux qui sont morts car « même la mort ne détruit pas l’idée » et que « c’est le fruit de leur travail que nous avons sous les yeux ».

Dans les cinq commissions où a été tiré le bilan de treize ans de lutte, on signale que le mauvais gouvernement n’a laissé à ces communautés d’autre chemin que celui de la guerre. Des souffrances vécues avant 94, on assure que « ces villages et ces terres ne vont pas oublier ». À partir du début des dialogues, tous les présentateurs s’accordent à dire que tout ce qu’ils ont obtenu des gouvernements local et fédéral, ça a été mensonges, assassinats, trahisons.

C’est ici qu’on approfondit le plus sur ce qui n’a pas été atteint, sur les problèmes et les obstacles qu’il faut encore vaincre. Même s’il reste très clair que tous les domaines de travail sont liés aux treize revendications que nous avons connues après le soulèvement. Nous qui venons des grandes villes, nous savons bien peu de chose de la camaraderie, de l’union, de la discipline, et de plans qu’on dresse sans l’obsession angoissante du manque d’argent et d’avenir. Nous savons bien peu de chose du bon gouvernement. Nous vivons avec le mauvais. Il y a treize ans, nous avons entendu parler de Rêves : un toit, la terre, du travail, la santé, la nourriture, l’éducation, l’indépendance, la démocratie, la liberté, la justice, la culture, l’information et la paix. Ici, les treize revendications (dix originales du zapatisme et trois nées de sa fusion avec la société civile) se consolident et commencent à avoir un parfum de réalité.

Cap sur ce qui vient

Ils auraient dû vivre. Ce sont ceux et celles qui sont tombés à partir de 1994. Grâce à leur sang, la terre a été récupérée. Les communautés zapatistes leur rendent un hommage permanent au moyen du travail et de la lutte, car elles et eux « ont beaucoup vécu leur souffrance », et grâce à elles, grâce à eux, « nous sommes là ». De plus, « eux ont voulu cette vie d’unité », mais ils n’ont pas pu la voir parce que le mauvais gouvernement les a assassinés. C’est pour cela que ceux qui sont encore là n’arrêtent pas leur travail.

Tout à coup, on a la sensation de se trouver hors du temps, loin de l’espace. On peut passer d’un thème à l’autre, d’un Caracol à l’autre, d’un état d’esprit à un autre sans crier gare, avec l’aide d’un climat qui a été comme un amour d’homme : parfois doux, parfois cruel, toujours intempestif. Au Caracol de Morelia, on écoute les témoignages de lutte de compañeras et compañeros d’Indonésie, du Brésil, de Corée, de Thaïlande, du Canada, d’Inde et des États-Unis durant plus de quatre heures. Eux aussi ont leurs morts, leurs mortes. Réunis dans l’assemblée, des centaines de zapatistes écoutent, en outre, un poème du compañero Patipan en thaï : « Quand se lèvera le nouveau soleil, nous, les peuples, nous aurons la maîtrise sur nos terres. » Et aussi la jolie voix de Kalissa qui, née au Canada, vit toute seule avec son père dans une petite ferme et chante ses « collines du salut », d’où personne ne pourra l’arracher. Peu après, dans la même assemblée, résonnent les noms des « assassins de nos grands-parents » : Hector Albores, Antonio Nájera, Absalón Castellanos, Catalina Paradas.

Quand arrive le tour du Caracol Roberto Barrios, il devient évident que les pressions militaires et paramilitaires ne cessent pas. Une compañera présente la liste des plaintes sur ce qu’ils ont supporté au long de cette année : l’incendie de logements de la part de Paz y Justicia, des expulsions et des tortures en août 2006, des problèmes avec un terrain à Choles de Tumbalá, des compañeros emprisonnés, la mort, le 13 novembre 2006, de cinq personnes à Viejo Velasco (quatre compañeros et un attaquant). Sept personnes disparues. Six personnes sur qui pèse un mandat d’arrêt : deux bases d’appui, deux membres de Xi’Nich et deux de Viejo Velasco. Des menaces d’expulsion à Akabalná et à La Paz. La liste est longue. L’assemblée écoute en silence. La compañera termine son intervention : « que chacun fasse ce qu’il a à faire ».

À un autre moment, Ageo nous raconte « son temps d’histoire », et signale très fier qu’il y a déjà vingt et un ans qu’on a cessé d’ouvrir des routes comme l’ordonnaient les patrons, et cela « grâce aux insurgés qui, en 1983 », sont venus pour continuer la préparation des villages, en ces temps où « les gens étaient très humbles. Ils étaient obéissants. C’était une autre génération ». Pour sa part, le commandant Brus Li parle très sérieusement lorsqu’il nous invite à « prendre la destination de l’histoire ». La façon dont l’organisation zapatiste est en train de saper les bases mêmes des pratiques capitalistes d’exploitation et de spoliation n’a rien d’une blague.

Et, peut-être parce que nos morts et nos mortes nous accompagnent, nous nous sentons bien vivants. Lors de cet étrange événement, il se passe des choses étranges : à La Realidad, nous dansons une cumbia intitulée Les Trois Assassins, dédiée à Vicente Fox, Enrique Peña Nieto et Ulises Ruiz, manquait plus que ça. Lors de la clôture des travaux à Morelia, nous avons fait des aérobics massifs sous la direction du commandant Zebedeo. Ici, il est évident que « s’éclater » et « se cultiver » sont des synonymes. Sur une scène très haute, si haute qu’on n’arrive pas à la photographier sans téléobjectif, il y a chaque soir des œuvres théâtrales sur l’éducation véritable, la problématique de genre, et des avancées dans le maniement collectif du taekwondo. Dans tous les coins, on projette des films sur Oaxaca et Atenco en un montage qui pourrait rappeler le Cinéma Paradiso si ce n’était qu’il recueille tant de rage, de cris, de répression.

Un soir, le sous-commandant Marcos s’est présenté avec plusieurs enfants qui gonflaient des ballons et portaient des seaux d’eau, tandis que lui narrait le conte de la pierre qui voulut être nuage, écrit collectivement. Bien sûr, on n’y comprend pas grand-chose. Ensuite, comme chaque soir, vient le bal. On considère déjà comme « l’hymne » de ces rencontres l’impérissable tonada Cama, cama, camaleón. Yo soy el Camaleón, transformée en hard punk par el Andy, el Gato et el Jorge pour être chantée comme suit : Rebe, rebe, rebelión. Viva la rebelión. En d’autres termes, ça a l’air d’une rencontre comme les autres entre zapatistes et sociétés civiles. Mais ça ne l’est pas. Le degré d’engagement contracté en souscrivant à la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone fait que tout acquiert une nuance différente. Nos morts, comme Alexis, marchent aussi dans ces montagnes. Nos compañeras violées sont toujours en prison alors que leurs violeurs sont libres. Nos prisonnières et nos prisonniers dorment loin d’ici.

À La Realidad, la clôture arrive avec la pleine lune, décrite par le Sub comme la lumière récupérée sur celle qui est tombée du soleil. Apparaissent à nouveau les mortes, les morts, les Veilleurs [1]. Le lieutenant-colonel insurgé Moisés nous rappelle nos responsabilités et ajoute que le sous-commandant Pedro et la commandante Ramona sont présents, veillent sur nous, nous protègent. Nous pensons qu’il ne nous reste plus qu’à nous réunir à nouveau dans le Sonora en octobre. Mais alors Everilda dit au revoir et nous surprend. Nous l’avions déjà entendue à la commission sur les femmes quand elle disait : « Nous exigeons de tous les hommes du monde » qu’ils nous respectent « parce qu’un Mexique sans femmes ne serait pas le Mexique, et qu’un monde sans femmes ne serait pas non plus le monde ». À présent, elle nous invite à nous réunir de nouveau lors de la Troisième Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde, au mois de décembre prochain. Seulement cette fois-là, on n’entendra que des voix de femmes. Les hommes peuvent y assister, bien sûr, mais en silence, pour aider à la logistique. La candidate à la commandance nous informe du lieu et du moment de la rencontre : vraisemblablement au Caracol de La Garrucha. Arrivée : 28 décembre 2007. Trois jours de travail (29, 30 et 31 décembre) et ensuite commémoration du soulèvement zapatiste (1er janvier). Retour : 2 janvier 2008. La rencontre portera le nom de celle qui en sera très fière : Commandante Ramona.

Dans le désert de l’injustice, de la misère et des abus qu’est la campagne de notre pays, ces communautés rebelles semblent plutôt des oasis que des « escargots » (caracoles). Nous, hommes et femmes, nous partons en sachant qu’ici les rêves s’accomplissent avec du travail, et c’est pour ça qu’ils sont tout debout, marchant d’un pas ferme.

Eugenia Gutiérrez

Traduit par el Viejo.

P.-S.

Note du traducteur : Caracoles zapatistes : treize ans de lutte, treize rêves tout debout... Bon, c’est vrai, en principe, quand on traduit, on traduit en français hexagonal ; ça donnerait « treize rêves éveillés » ; n’empêche que pour ce titre, le patois cauchois garde bien mieux que le français toutes les nuances de l’espagnol.

Notes

[1Les Veilleurs : dans la tradition maya, ceux qui sont tombés au combat et les ancêtres en général sont toujours là, quelque part, et veillent sur les vivants.

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