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Désespoir et espoir

mercredi 23 mai 2012, par John Holloway

Lettre adressée aux participants au Blockupy Frankfurt [1],
tenu du 16 au 19 mai 2012.

À ceux qui ne s’adaptent pas à ce monde, à toutes celles et tous ceux qui, avec nous, n’acceptent pas le crépuscule de l’humanité,

Maintenant, plus que jamais, le monde regarde simultanément dans deux directions.

La première révèle un monde sombre et déprimant. Un monde de portes qui se ferment, fermeture de vies, de possibilités, d’espoirs. Ce sont les temps de l’austérité. Tu dois apprendre à vivre avec la réalité. Tu dois obéir pour survivre et abandonner tes rêves. Et ne crois pas que tu vas pouvoir vivre en faisant ce qu’il te plaît. Tu auras de la chance si tu trouves un travail. Tu pourras peut-être étudier, mais seulement si tes parents ont de l’argent. Et même dans ce cas, ne t’imagine pas que tu pourras étudier dans une perspective critique. La critique a fui les universités et c’est tant mieux. À quoi bon critiquer puisque nous savons tous que le monde suit une trajectoire fixe. Il n’existe pas d’alternative, la domination de l’argent est la seule réalité. Il vaut mieux que tu oublies tes rêves. Obéis, travaille dur quel que soit le boulot que tu auras la chance de trouver, sinon, la vie qui t’attend consistera à fouiller les tas d’ordures, puisqu’il n’y aura plus d’État-providence pour te protéger. Vois, vois ce qu’il se passe en Grèce et apprends ! C’est là l’appauvrissement qui t’attend, c’est ce qu’il t’arrivera si tu ne te soumets pas, c’est la punition que réserve l’école de la vie aux enfants qui ne se conduisent pas bien, qui ont des projets ambitieux, qui demandent trop.

Cette leçon de désespoir, Dimitris Christoulas l’apprit très bien, trop bien, qui fit feu contre lui-même sur la place Syntagma, au centre d’Athènes, il y a quelques semaines. Le pharmacien retraité de soixante-dix-sept ans, dont la pension avait fondu à la suite des mesures d’austérité imposées par les gouvernements d’Europe, déclara : « Je n’ai pas d’autre solution, avant de commencer à chercher ma nourriture dans les tas d’ordures, que d’en finir avec ma vie. »

C’est là le sens de l’austérité. C’est ce que les gouvernements d’Europe et du monde sont en train d’essayer d’imposer aux gens — tous les gouvernements, tous serviteurs de l’argent, qu’ils occupent une position dominante comme le gouvernement allemand, ou qu’ils ne soient que de simples fonctionnaires du système bancaire international, comme Papademos ou Monti. Les mesures d’austérité n’imposent pas seulement la pauvreté, elles brisent les ailes de l’espoir.

Voilà la direction que le monde est en train d’emprunter, mais n’y a-t-il pas autre chose ? N’y a-t-il pas moyen d’en changer ? N’y a-t-il pas un autre visage du monde, qui indiquerait une autre direction ?

La mort de Dimitris Christoulas signale deux directions : elle est à la fois désespoir et refus du désespoir. Dans la note qu’il laisse avant de se suicider, il écrit : « Je crois que les jeunes sans avenir prendront un jour les armes et pendront par les pieds les traîtres de ce pays, comme les Italiens pendirent Mussolini en 1945. » Dans le profond désespoir brille l’espoir.

Le fondement de cet espoir est un simple Non. Non, nous n’accepterons pas ce que vous essayez d’imposer. Non, nous n’accepterons pas votre austérité. Non, nous n’accepterons pas la logique de l’argent, nous n’accepterons pas l’assassinat de l’espoir. Non, nous n’accepterons pas les obscènes inégalités du monde dans lequel nous vivons, nous n’accepterons pas une société qui nous accule à notre propre destruction. Et, non, nous ne proposerons pas d’alternatives politiques. Nous ne voulons pas résoudre leurs problèmes, car l’unique solution aux problèmes du capital est notre défaite, le futur du capitalisme est la mort de l’humanité. Même s’il résout cette crise, la prochaine n’est pas très loin, et sera encore plus brutale. Politiciens-banquiers, nous n’allons pas vous obéir car vous êtes le passé mort et nous sommes le futur possible. Le seul futur possible.

C’est là notre espoir, nous sommes le seul futur possible. Mais ce futur possible n’est rien de plus qu’une possibilité. Sa réalisation dépend de notre capacité à retourner ce monde.

Comment faire pour que ce monde change de cap ? Dimitris Christoulas parle des jeunes qui vont prendre les armes et pendre les politiciens aux réverbères. Cette idée est de plus en plus séduisante, et les politiciens du monde entier savent que ce n’est pas simplement un rêve ; c’est pourquoi, en Grèce, ils ont peur de sortir, c’est pourquoi, dans le monde entier, ils donnent de plus en plus d’armes et de pouvoir à la police. Cependant, si séduisante que soit cette idée, ce n’est pas par les armes que nous retournerons le monde et créerons quelque chose de neuf. Notre rage est d’une autre nature.

Rage et amour. Refuser et créer. C’est là la seule façon de retourner le monde. L’amour et la rage vont main dans la main, la création naît de la négation. Nous sommes la furie d’un monde nouveau qui pousse vers l’avant et anéantit l’obscène puanteur du vieux. Notre furie n’est pas la furie des armes — la violence est leur arme, pas la nôtre. Notre furie est la furie de la négation, de la création frustrée, de l’indignation. Qui sont ces gens, politiciens, banquiers, qui croient pouvoir nous traiter comme des objets, qui croient pouvoir détruire la planète tout en souriant ? Ils ne sont rien d’autre que des valets de l’argent, de vils défenseurs et des assassins dans un système à l’agonie. Comment osent-ils essayer de nous ôter la vie, comment osent-ils nous traiter ainsi ? Nous refusons, nous n’acceptons pas.

Nous crions un NON massif qui résonne dans tous les coins du monde, mais notre négation est peu de chose si elle ne s’appuie pas sur une création alternative. Notre NON au vieux monde est sans avenir si nous ne créons pas, ici et maintenant, un monde nouveau. La rage de notre négation déborde en une création du nouveau. La démocratie représentative est un échec et nous construisons une démocratie réelle sur nos places, avec nos assemblées, avec nos revendications. Le capital est incapable de satisfaire les besoins élémentaires de la vie ; nous créons alors des réseaux d’entraide. L’argent détruit et nous disons : « Non, nous allons créer une autre logique, un autre mode d’union » ; c’est pourquoi nous affirmons « aucune maison sans lumière » et nous organisons le rétablissement de l’électricité chaque fois qu’elle est coupée. Les huissiers viennent saisir nos maisons, nous organisons des protestations massives pour les arrêter. Les gens ont faim, nous créons des jardins communaux. La recherche du gain massacre les humains et les non-humains, nous créons de nouvelles relations, de nouvelles façons de faire les choses. Le capital nous expulse des rues et des places, nous les occupons.

Tout cela n’est pas suffisant, tout cela est expérimental mais ce sont là les chemins à suivre, voilà l’autre visage du monde actuel, voilà le monde nouveau de reconnaissance réciproque qui se bat pour naître. Peut-être ne pourrons-nous pas changer le monde entier pour le faire tel que nous le voulons, mais nous pouvons créer ce monde nouveau et nous sommes en train de le créer ici et ici, et ici et maintenant, nous créons des fissures dans le système et ces fissures vont croître et se multiplier et se rejoindre. Nous n’allons pas accepter le déclin de l’humanité. Nous pouvons l’arrêter, nous allons l’arrêter, nous allons changer le devenir du monde.

John Holloway

Traduit de l’espagnol par Silfax.

Notes

[1Blockupy Frankfurt appelait à des journées de contestation du 16 au 19 mai 2012 contre le régime de crise de l’Union européenne (UE), en opposition à la dévastation de la Grèce et d’autres pays, à la paupérisation et la privation de leur droits de millions de citoyens. Il s’agit notamment de dénoncer l’abolition de facto des procédures démocratiques suite aux décisions de la troïka, composée de la Banque centrale européenne (BCE), de l’UE et du FMI. Malgré les tentatives d’interdiction de manifestations, Blockupy maintient l’appel à la contestation.
La ville de Francfort a été choisie en raison de son rôle important comme siège de la BCE et d’autres banques et consortiums puissants allemands et multinationaux.

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