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Douze thèses sur l’anti-pouvoir

dimanche 9 décembre 2012, par John Holloway (Date de rédaction antérieure : février 2003).

1. Le point de départ est l’acte de négation.

Au début il y a le cri, pas la parole. Face à la mutilation des vies humaines par le capitalisme, un cri de tristesse, un cri d’horreur, un cri de rage, un cri de négation : NON !

La pensée, pour dire la vérité du cri, doit être négative. Nous ne voulons pas comprendre le monde mais le nier. L’objet de la théorie est de conceptualiser le monde négativement, non pas comme quelque chose de séparé de la pratique, mais comme un moment de la pratique, comme une partie de la lutte pour changer le monde, pour en faire un lieu digne de l’humanité.

Mais, après tout ce qui s’est passé, comment pouvons-nous ne serait-ce que commencer à songer changer le monde ?

2. Un monde digne ne peut pas être créé par l’action de l’État.

Durant la plus grande partie du siècle dernier, les efforts pour créer un monde digne de l’humanité ont été centrés sur l’État et l’idée de conquérir le pouvoir étatique. Les principales polémiques (entre réformistes et révolutionnaires) portaient sur les moyens de conquérir le pouvoir étatique, par la voie parlementaire ou par la voie extraparlementaire. L’histoire du XXe siècle porte à penser que la question des moyens de conquête du pouvoir étatique n’était pas si cruciale. Quelle qu’en soit la forme, la conquête du pouvoir étatique n’a pas permis de réaliser les changements que les protagonistes espéraient. Ni les gouvernements réformistes ni les gouvernements révolutionnaires n’ont réussi à changer le monde de façon radicale.

Il est facile d’accuser les dirigeants de tous ces mouvements de les avoir trahis. Le fait qu’il y ait eu tant de trahisons suggère pourtant que l’échec des gouvernements radicaux, socialistes ou communistes a des racines plus profondes. La raison qui interdit de se servir de l’État pour mener à bien un changement radical dans la société tient à ce que l’État est lui-même une forme de rapport social qui s’inscrit dans la totalité des rapports sociaux capitalistes. L’existence même de l’État en tant qu’instance séparée de la société signifie que, au-delà du contenu de sa politique, il participe activement au processus qui sépare les gens du contrôle de leur propre vie. Le capitalisme n’est rien d’autre que cela : la séparation des gens de leur propre action. Une politique dont l’axe est l’État reproduit inévitablement en son sein le même processus de séparation, en séparant les dirigeants des dirigés, en séparant l’activité politique sérieuse de l’activité personnelle frivole. Une politique dont l’axe est l’État, loin d’aboutir à un changement radical de la société, conduit à la subordination progressive de l’opposition à la logique du capitalisme.

Nous voyons alors pourquoi l’idée que l’on peut se servir de l’État pour changer le monde était une illusion. Nous avons la chance de vivre la fin de cette illusion.

3. La seule façon de concevoir un changement radical aujourd’hui ne relève pas de la conquête du pouvoir mais de la dissolution du pouvoir.

La révolution est plus urgente que jamais. Les horreurs engendrées par l’organisation capitaliste de la société sont de plus en plus atroces. Si la révolution à travers la conquête du pouvoir étatique s’est révélée une illusion, cela ne veut pas dire que nous devons abandonner l’idée de la révolution. Mais il faut la concevoir en d’autres termes : non comme la conquête du pouvoir, mais comme la dissolution du pouvoir.

4. La lutte pour la dissolution du pouvoir est la lutte pour émanciper le « pouvoir-de » (potentia) du « pouvoir-sur » (potestas).

Pour commencer à penser à changer le monde sans prendre le pouvoir, il faut opérer une distinction entre le pouvoir-action (potentia) et le pouvoir-domination (potestas).

Dans toute tentative de changer la société intervient le faire, l’activité. Le faire, à son tour, implique que nous avons la capacité de faire, le pouvoir-action. Nous utilisons fréquemment le mot « pouvoir » dans ce sens, comme quelque chose de positif, quand une action en commun avec d’autres (une manifestation ou même un bon séminaire) nous donne une sensation de pouvoir. Le pouvoir, pris dans cette acception, trouve son fondement dans le faire : c’est le pouvoir-action.

Le pouvoir-action est toujours social, il émane toujours du flux social du faire. Notre aptitude à faire est le produit du faire d’autres et crée les conditions pour le faire ultérieur d’autres encore. On ne peut pas imaginer de faire qui ne soit pas intégré sous une forme ou sous une autre au faire d’autres, dans le passé, le présent, le futur.

5. Le pouvoir-action est transformé, se transforme en pouvoir-domination quand se brise le faire.

La transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination implique la rupture du flux social du faire. Ceux qui exercent le pouvoir-domination séparent le produit du faire des autres et se l’approprient. L’appropriation de ce produit est aussi l’appropriation des moyens de faire, et c’est ce qui permet aux puissants de contrôler le faire des acteurs. Les acteurs (les êtres humains, compris comme sujets actifs) sont ainsi séparés de leur produit, des moyens de production et du faire lui-même. Comme acteurs, ils sont séparés d’eux-mêmes. Cette séparation, qui est à la base de toute société où certains exercent le pouvoir sur d’autres, atteint son point culminant sous le capitalisme.

Le flux social du faire est rompu. Le pouvoir-action se transforme en pouvoir-domination. Ceux qui contrôlent le faire des autres apparaissent alors comme les acteurs dans cette société et ceux dont le faire est approprié par d’autres deviennent invisibles, sans voix, sans visage. Le pouvoir-action n’est plus inscrit dans un flux social, il existe sous la forme d’un pouvoir individuel. Pour la majorité de la société, le pouvoir-action est transformé en son contraire, l’impuissance, ou le seul pouvoir de faire ce qui est décidé par d’autres. Pour les puissants, le pouvoir-action se transforme en pouvoir-domination, le pouvoir de dire à autrui ce qu’il doit faire, dans une relation de dépendance vis-à-vis du faire d’autrui.

Dans la société actuelle, le pouvoir-action existe sous la forme de sa propre négation, le pouvoir-domination. Le pouvoir-action existe sous la forme où il est nié. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus. Il existe, mais il existe comme négation, dans une tension antagonique avec sa propre forme d’existence comme pouvoir-domination.

6. La rupture du faire est la rupture de chacune des modalités de la société, chacune des modalités de nous-mêmes.

C’est la séparation du faire et des acteurs du produit de l’action qui conduit les personnes à ne pas se considérer mutuellement comme des acteurs, mais comme des propriétaires (ou des non-propriétaires) du produit (conçu dès lors comme un objet séparé du faire). Les rapports entre personnes existent comme rapports entre choses et les personnes existent, non pas comme acteurs, mais comme porteurs passifs des choses.

Cette séparation des acteurs du faire — et de ce fait, d’eux-mêmes — est traitée dans les ouvrages en des termes étroitement associés : l’aliénation (le jeune Marx), le fétichisme (le vieux Marx), la réification (Lukács), la discipline (Foucault) ou l’identification (Adorno). Chacun de ces termes traduit clairement que le pouvoir-action ne peut pas être compris comme quelque chose qui nous serait extérieur, et qu’il imprègne tout au contraire chaque modalité de notre existence. Tous ces termes se réfèrent à une ossification de la vie. Un endiguement du flux social du faire, un rétrécissement des possibles.

Le faire est transformé en être : telle est l’essence du pouvoir-domination. Alors que le faire signifie que nous sommes et que nous ne sommes pas, la rupture du faire annihile le « nous ne sommes pas ». Il ne nous reste que le « nous sommes ». Le « nous ne sommes pas » est oublié ou renvoyé au rang de pure utopie. Il n’existe plus comme possible. Le temps s’homogénéise. L’avenir est maintenant le prolongement du présent ; le passé, l’antécédent du présent. Tout faire, tout mouvement est inscrit dans le prolongement de ce qui est. Ce peut être merveilleux de rêver à un monde digne de l’humanité mais ce n’est rien d’autre qu’un rêve. L’état du pouvoir-domination c’est l’état du « les choses sont comme ça », l’état d’identité.

7. Nous participons à la rupture de notre propre faire, à la construction de notre propre subordination.

Comme acteurs séparés de notre propre faire, nous reproduisons notre propre subordination. Comme travailleurs, nous produisons le capital qui nous domine. Comme enseignants universitaires, nous jouons un rôle actif dans la perception de la société comme identité, dans la transformation du faire en être. Quand nous définissons, classifions, quantifions, quand nous affirmons que l’objet des sciences sociales est de saisir la société telle qu’elle est ou quand, encore, nous prétendons étudier la société objectivement — comme s’il s’agissait d’un objet qui nous serait extérieur — nous participons activement à la négation du faire, à la séparation du sujet de l’objet, au divorce entre acteur et produit.

8. Il n’y a aucune symétrie entre le pouvoir-action et le pouvoir-domination.

Le pouvoir-domination est la rupture et la négation du faire. C’est la négation active et répétée du flux social du faire, du nous qui nous constituons à travers le faire social. Penser que la conquête du pouvoir-domination peut conduire à l’émancipation de ce qu’il nie est absurde.

Le pouvoir-action est social. C’est la constitution du nous, la pratique de la reconnaissance mutuelle de la dignité.

Le mouvement du pouvoir-action contre le pouvoir-domination ne doit pas se concevoir comme contre-pouvoir (terme qui suggère une symétrie entre pouvoir et contre-pouvoir) mais comme un anti-pouvoir (terme qui, pour moi, suggère une asymétrie totale entre le pouvoir et notre lutte).

9. Le pouvoir-domination semble nous pénétrer si profondément que la seule solution possible passerait par l’intervention d’une force extérieure. Mais ce n’est en rien une solution.

Il est facile de tirer des conclusions très pessimistes sur la société actuelle. Les injustices et la violence et l’exploitation hurlent à nos oreilles, mais il semble pourtant qu’il n’y ait pas d’issue possible. Le pouvoir-domination semble pénétrer chaque aspect de nos existences si profondément qu’il est difficile d’imaginer l’existence de « masses révolutionnaires ». Dans le passé, la profonde pénétration de la domination capitaliste a conduit beaucoup à voir la solution en termes de direction d’un parti d’avant-garde, mais il s’est avéré que ce n’était en rien une solution et que cela revenait au simple remplacement d’une forme de pouvoir-domination par une autre.

Le plus facile est d’opter pour une désillusion pessimiste. Le cri initial de rage face aux horreurs du capitalisme ne nous quitte pas mais nous apprenons à vivre avec lui. Nous ne devenons pas des zélateurs du capitalisme mais nous reconnaissons que nous ne pouvons rien faire. La désillusion conduit à tomber dans l’identification, à accepter que ce qui est est. À participer donc à la séparation du faire et du produit.

10. La seule façon de rompre le cercle apparemment vicieux du pouvoir est de voir que la transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination est un processus qui implique nécessairement l’existence de son contraire : la fétichisation implique l’anti-fétichisation.

Le plus souvent, l’aliénation (fétichisme, réification, discipline, identification, etc.) est considérée comme s’il s’agissait d’un état consommé. Il est question des formes capitalistes des rapports sociaux comme si elles avaient été déterminées dès l’aube du capitalisme pour perdurer jusqu’à ce que le capitalisme soit remplacé par un autre mode de production. En d’autres termes, on distingue constitution et existence : on situe la constitution du capitalisme dans un passé historique et on assume que son existence présente est stable. Un tel point de vue nourrit forcément le pessimisme.

Si nous voyons au contraire dans la séparation du faire et du produit quelque chose qui n’est pas achevé mais bien un processus, le monde commence à s’ouvrir. Le fait même que nous parlions d’aliénation signifie que l’aliénation ne peut pas être absolue. Si séparation, aliénation, etc. se comprennent comme un processus, alors cela suppose que leur évolution n’est pas prédéterminée, que la transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination est une question ouverte, jamais tranchée. Qui dit processus dit mouvement en devenir, et ce qui est en processus (l’aliénation) à la fois est et n’est pas. L’aliénation est donc un mouvement qui s’oppose à sa propre négation, l’anti-aliénation. L’existence du pouvoir-domination implique l’existence de l’anti-pouvoir-domination ou, autrement dit, le mouvement d’émancipation du pouvoir-action.

Ce qui existe sous la forme de sa négation, ce qui existe sous la modalité d’être nié existe réellement, au-delà de sa négation, comme négation du processus de négation. Le capitalisme est fondé sur la négation du pouvoir-action, de l’humanité, de la créativité, de la dignité : pourtant, tout cela est bien réel. Les zapatistes en sont la preuve, la dignité existe au-delà de sa négation Elle n’existe pas séparément mais sous la seule forme qu’elle peut prendre dans notre société, celle de la lutte contre sa propre négation. Tout comme existe le pouvoir-action, non pas comme un îlot perdu dans un océan de pouvoir-domination, mais sous la seule forme où il peut exister, celle de la lutte contre sa propre négation. La liberté, également, existe non pas telle que la représentent les libéraux, quelque chose qui serait au-delà des antagonismes sociaux, mais sous la seule forme qu’elle puisse prendre dans une société caractérisée par des rapports de domination, celle de la lutte contre cette domination.

C’est de l’existence réelle et matérielle de ce qui existe sous la forme de sa propre négation que naît l’espérance.

11. La possibilité de changer radicalement la société dépend de la force matérielle de ce qui existe sous la forme de sa négation.

La force matérielle de la négation se manifeste sous différentes formes.

On la voit d’abord dans les luttes innombrables qui ne se proposent pas de conquérir le pouvoir sur autrui, mais simplement d’affirmer notre pouvoir-action, notre résistance contre la domination d’autrui. Ces luttes prennent des formes très différentes, de la rébellion ouverte aux luttes pour conquérir ou défendre le contrôle sur le processus de travail ou l’accès à l’éducation ou aux services de santé, ou encore celles pour l’affirmation de la dignité, plus parcellaires, souvent réduites au silence du foyer. La lutte pour la dignité — pour ce que nie la société actuelle — prend aussi souvent des formes qui ne sont pas ouvertement politiques : dans la littérature, dans la musique, dans les contes de fées. La lutte contre l’inhumanité est omniprésente, dans la mesure où elle est inhérente à notre existence en tant qu’êtres humains.

On voit aussi la force de la négation dans la dépendance du pouvoir-domination vis-à-vis de ce qu’il nie. Ceux dont le pouvoir-action existe comme capacité à dire à autrui ce qu’il doit faire, dépendent toujours, pour leur existence, du faire des autres. Toute l’histoire de la domination peut être vue comme la lutte menée par les puissants pour s’affranchir de cette dépendance relativement aux dominés. C’est ainsi qu’on peut lire la transition du féodalisme au capitalisme, pas seulement comme la lutte des serfs pour s’affranchir des seigneurs, mais aussi comme la lutte des seigneurs pour s’affranchir des serfs en transformant leur pouvoir en argent et donc en capital. On peut voir encore cette même quête d’affranchissement vis-à-vis des travailleurs dans l’introduction du machinisme, dans la conversion massive du capital productif en capital argent qui joue un rôle si éminent dans le capitalisme contemporain. Quoi qu’il en soit, la fuite des puissants face aux acteurs est vaine. Le pouvoir-domination ne peut pas être autre chose que la métamorphose du pouvoir-action. Les puissants ne peuvent en aucun cas s’émanciper de leur dépendance vis-à-vis des dominés.

Enfin, cette dépendance se traduit dans l’instabilité des puissants, dans la crise tendancielle du capital. La fuite du capital face au travail — le remplacement des travailleurs par des machines ou sa conversion en capital argent — place le capital face à sa dépendance ultime vis-à-vis du travail (autrement dit, sa capacité à transformer le faire de l’homme en travail abstrait, producteur de valeur) sous la forme de la chute du taux de profit. Ce qui se manifeste dans la crise, c’est la force de ce que nie le capital, à savoir le pouvoir-action non subordonné.

12. La révolution est urgente mais incertaine ; elle est une question sans réponse.

Les théories marxistes orthodoxes ont voulu fonder la certitude dans la révolution, en faisant valoir que le développement historique conduit inévitablement à une société communiste. Cette tentative était profondément erronée : aucune certitude ne peut s’inscrire dans la création d’une société qui s’autodétermine. La certitude ne peut se trouver que dans le camp de la domination. La certitude se trouve dans l’homogénéisation du temps, dans la congélation du faire en être. L’autodétermination est par essence incertaine. La mort des vieilles certitudes est une libération.

De même, la révolution ne peut pas se comprendre comme une réponse, mais seulement comme une question, comme une recherche de l’accomplissement de la dignité. Preguntando caminamos : de question en question nous nous frayons un chemin.

John Holloway

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Robert March.
Source : revue ContreTemps,
numéro six, février 2003,
« Changer le monde sans prendre le pouvoir ?
Nouveaux libertaires, nouveaux communistes »,
dossier : « Lectures du néo-zapatisme ».

Texte anglais :
Twelve Theses on Changing the World without taking Power

Références
T. W. Adorno : La Dialectique négative.
Ernst Bloch : Le Principe Espérance.
Michel Foucault : Surveiller et punir.
John Holloway : « Teoría volcánica », Bajo el Volcán, p. 119-134.
Georg Lukács : Histoire et conscience de classe.
Karl Marx : Manuscrits économico-philosophiques de 1844.
Karl Marx : Le Capital.

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