la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Insurgées !

mars 2000, par SCI Marcos

(La mer en mars)

Lettre 6.e

À celles qui sont tombées,
À celles qui continuent,
À celles qui viendront...
Voici ma lettre chaleureuse,
colombe forgée au feu,
avec ses deux ailes pliées
et l’adresse au milieu.
Oiseau qui seul poursuit
Par le nid et l’air et le ciel,
Chair, mains, tes yeux,
Et l’espace de ton souffle.

Miguel Hernández

« Les lettres tardent et sont bien peu pour dire ce que l’on veut. »
Jaime Gil de Biedma

Jonglant avec son chapeau nocturne, le lièvre de mars est indécis. Il ne sait pas encore s’il va faire pleuvoir ou se contenter de laisser le ciel taché d’encre noire. Février est resté en arrière, et avec lui sa confusion de vents, de soleils et de pluies. C’est maintenant le mars féminin, celui du 8 et du 21, celui des femmes zapatistes, celui des insurgées.

Je vous ai déjà précédemment parlé des femmes insurgées, les Insurgées, de nous à leurs côtés, de leurs petits et grands héroïsmes. Tous les 8 mars, les insurgés se mettent face aux insurgées et nous leur faisons le salut militaire. Habituellement, nous donnons une petite fête avec les maigres ressources de nos campements de montagne. Depuis le début de l’EZLN, des femmes sont venues dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Avec le temps, bien davantage se sont incorporées à ce petit groupe délirant, que le monde connaîtra comme « Armée zapatiste de libération nationale ».

Il y a des choses petites, quotidiennes, qui font partie de la vie guerrière, et qui sont comme de petites contributions, que la montagne impose à ceux qui s’aventurent à faire partie d’elle. Je connais toutes et chacune de ces difficultés, et je sais que pour les femmes elles sont doubles. Non pas parce que nous les leur imposons ainsi, mais pour des choses qui viennent d’ailleurs et d’autres temps. Si quelqu’un est admiratif devant le fait qu’une personne abandonne son histoire et, comme nous le disons, s’enmonte à choisir la profession de soldat insurgé, il devrait s’arrêter pour regarder celles qui font ce choix tout en étant des femmes. Son admiration serait double. Outre le fait d’affronter un milieu physique particulièrement agressif, les insurgées doivent aussi affronter un code culturel qui, au-delà de la division métis-indigènes, détermine des « espaces » (je veux dire des attitudes, des lieux, des charges, des travaux, des responsabilités, et les et cætera multiples qu’ajoute une société construite sur l’exclusion) qui ne sont pas pour les femmes. Si une insurgée pense qu’il suffit qu’elle travaille à charger, avancer, s’entraîner, combattre, étudier et travailler à l’égal des hommes, elle se trompe. Cela peut toujours être pire. Et le « pire » est, dans notre cas, de se trouver au commandement.

Majoritairement, l’EZLN porte en elle l’espérance de quelque chose de meilleur pour tous, mais elle traîne aussi les désagréments et l’aveuglement d’un monde que nous voulons laisser de côté. Si dans les communautés et les villes les femmes doivent affronter un monde où le fait d’être un homme est un privilège qui exclut les différences (femmes et homosexuels), dans la montagne et comme commandant de troupe, elles doivent affronter la résistance majoritaire des insurgés à recevoir des ordres d’une femme. Si cette résistance se vit fortement réduite dans les combats de 1994, cela ne veut pas dire qu’elle a totalement disparu. Invariablement, l’homme sentira qu’il peut faire mieux que son chef si celui-ci est une celle-là, une femme. Quelque chose de semblable se passe dans tous les peuples, mais maintenant je vais me borner à parler des troupes régulières, des insurgés... et des insurgées.

Ces jours passés et par ses propres mérites, il n’y eut qu’une seule promotion dans l’EZLN, c’est-à-dire un avancement de grade militaire. Une insurgée, Maribel, passa de premier capitaine à major d’infanterie. La désormais major Maribel continue d’être boulotte et brune, continue d’être femme, la seule chose qui ait changé c’est que, maintenant, elle commande un régiment entier. Aux problèmes qu’elle affronte dans sa nouvelle condition de commandement d’une zone, s’ajoutent ceux qui correspondent à être femme. Comme elles, d’autres compagnes, avec ou sans commandement, en armes et en service, accomplissent rigoureusement le paiement de leur contribution de dévouement et de sacrifices, de même que tous les combattants. Mais si maintenant la partie la moins exposée aux lumières des projecteurs extérieurs est celle de la troupe insurgée, les insurgées ajoutent une ombre de plus à celle du passe-montagne qu’elles portent : elles sont des femmes. Et, j’insiste pour le dire, elles ajoutent aussi un grade supérieur d’héroïsme à celui des hommes. Nous ne pouvons pas le comprendre (malgré des règlements et des statuts, malgré la loi révolutionnaire des femmes, des conversations et des déclarations), mais nous ne cessons pas de le reconnaître.

Et avec Maribel se trouvent d’autres officiers que nous nommons « service de Santé ». Ce sont les capitaines insurgées Oli-Ale (la femme qui a le plus d’années d’activités à l’intérieur de l’EZLN), et Monica, et la lieutenant insurgée Aurora. Il y en a davantage, officiers ou de troupe, et j’ai déjà mentionné quelques-unes d’entre elles il y a des années dans une occasion comme celle là. Certaines n’ont pas été nommées parce qu’il n’y a pas eu d’occasion pour le faire. Avant celles-ci il y eut Alicia, du groupe initial qui en 1983 fonda l’EZLN, et première femme avec un commandement de troupe (ainsi que la première dans la montagne à affronter de commander à des hommes en étant femme). Peu après arriva Lucia, qui est l’insurgée auteur des paroles de l’hymne zapatiste (et de beaucoup de chansons que l’on écoute aujourd’hui dans les nuits du Sud-Est mexicain). Encore avant il y eut Murcia (la première femme dans la guérilla zapatiste tombée au combat en 1974), Deni Prieto S. (tombée au combat en 1974), Soledad (tombée au combat en 1974), Julieta Glockner (tombée au combat en 1975), et Ruth (tombée au combat en 1983, celle qui m’apprit à tirer).

Au milieu de toutes et avec toutes, se trouve Lucha, que nous appelons « l’insurgée d’acier inoxydable ». Plus de trente ans dans la clandestinité font que le passe-montagne de Lucha brille d’une manière spéciale parmi nous. Aujourd’hui, malgré le cancer qui l’incommode à peine, Lucha continue d’être la première parmi nos femmes guerrières, la mémoire la plus grande.

Ce 8 mars, en saluant nos insurgées actuelles, nous avons salué celles qui nous ont précédés et qui, dans plus d’un sens, nous transcendent.

Sur l’appellation d’« insurgées », je vais vous raconter quelque chose. L’anecdote peut se situer dans n’importe quel temps et lieu de cet ignoré quotidien de la vie de montagne. Je me trouvais en train de diriger un entraînement militaire. Entre exercice et exercice tactique, la colonne guerrière trottait au rythme de consignes plus ou moins évidentes : je criais par exemple, « Qui vit ? », et la troupe répondait à l’unisson « La Patrie ! ». Cela se passait et se passe ainsi. Une des consignes de marche au combat est que lorsque le commandant demande « Qui sommes-nous ? », tous répondent « Insurgés ! ». Ce jour que je vous raconte maintenant, la moitié de la colonne était composée de femmes. Lorsque je criais « Qui sommes-nous ? », une clameur désordonnée me parvint en réponse. Je pensais qu’ils étaient fatigués et je donnais l’ordre de halte. Déployée en ce que l’on appelle « ligne de tirs », la troupe restait au garde à vous et en silence. Je me suis placé face à eux et j’ai recommencé à crier « Qui sommes-nous ? » Et alors nettement, je pus entendre que, tandis que les hommes répondaient « Insurgés ! (Insurgentes) », les femmes couvraient la voix des hommes et imposaient leur cri de « Insurgées ! (Insurgentas). Je restais silencieux. Je donnais l’ordre de »rompre les rangs« aux hommes. Là, avec seulement les femmes en face je répétais »Qui sommes-nous ?« . Elles répondirent, sans interférence aucune, d’une voix forte et ferme, »Insurgées !« . Je restais déconcerté à les regarder et je notais qu’un sourire venait sur leurs visages. Je repris le »Qui sommes-nous ?« et elles répétèrent »Insurgées !« . J’allumais ma pipe et fumais doucement, ne regardant nulle part. J’appelais toute la formation et leur dit : »Aujourd’hui, nous avons appris que nous allons gagner. Des questions ?« Silence. Avec une voix forte j’ordonnais »Attention !«  »Insurgés !« ... je me retournais vers les compagnes et j’ajoutais »et Insurgées ! Rompez les rangs". Le son des bottes fut, cette fois, homogène. Moins mal, murmurais-je à l’intérieur de moi. Ils retournèrent à l’intendance, tous... et toutes. Je restais en fumant, regardant la soirée, féminine comme elle est, se vêtir de mer et de lilas, d’insurgée.

Les insurgées zapatistes... maintenant et pour cette fois, je veux vous parler de l’une d’elles. Sur cette femme, je peux vous dire que c’est une de plus parmi nous, mais que pour moi ce n’est pas une de plus, c’est la seule. La Mer n’est pas un personnage littéraire, c’est une femme, c’est une zapatiste. Elle fut l’architecte de la consultation nationale et internationale d’il y a un an (et une part importante de toutes et chacune des initiatives de paix de ces six années) et, comme cela arrive fréquemment avec les zapatistes, son anonymat est double par le fait d’être femme. À présent, puisque nous sommes le 8 mars, je voudrais dire clairement que, bien que la représentation publique me revienne le plus souvent, beaucoup d’initiatives sont dues, dans leur conception et précision, à d’autres compagnons et compagnes. Dans le cas de la Consultation, ce fut une femme zapatiste : la Mar. Le 21 mars à peine passé, elle prit son sac à dos et réincorpora son unité.

Il faut aussi rappeler que, dans cette consultation, la mobilisation des femmes (au Mexique et dans le monde) fut la colonne vertébrale de l’office de contact (national et international) et que, dans les brigades, dans les coordinations, aux tables de votes, parmi les délégués, dans les actes, les femmes (de toutes tailles, origines, conditions, couleurs, ages) furent majoritaires. C’est pourquoi dans le fait de saluer les femmes qui luttent et, surtout, celles qui luttent et que l’on ne voie pas, les insurgées, sortent de ces lignes. Pour les célébrer, j’ai demandé la participation d’un ancien sage indigène : le vieil Antonio, et celle du plus intrépide et galant chevalier qu’ont vu ces mondes : Durito (alias Nabucodonosor, alias Don Durito de la Lacandona, alias Black Shield, alias Cherloc Jolms, alias Durito Heavy Metal, alias ce qui lui arrivera). Bien, donc heureuse journée aux femmes rebelles, aux sans visage, aux insurgées...

Ici, en bas, mars réitère encore une fois ses trois premières lettres dans les yeux qui, blé dans la lumière, lisent. Fito Paéz m’accompagne pour offrir une robe et un amour, et le magnétophone me précède avec ce « tout ce que je dis est de trop ». Je profite d’une rafale de vent et arrive vers Don Durito qui, laborieux, cloue et scie sa boîte de sardines. Je sais qu’auparavant j’ai dit qu’il s’agissait d’un bateau pirate. De fait, Durito s’est retourné en me regardant avec des yeux de dague effilée lorsque j’ai écrit « boîte de sardines », mais je l’ai fait uniquement pour que le lecteur puisse se souvenir que Durito est maintenant Black Shield (Escudo Negro), le fameux pirate qui hérita du défunt Barbe Rousse une mission très difficile. L’embarcation avec laquelle Durito, pardon, je veux dire Escudo Negro est arrivé jusqu’ici s’appelle « mets tes barbillons à tremper » pour des raisons que j’ignore encore. Durito m’a proposé de l’accompagner dans la recherche d’un trésor. Tout cela je l’ai déjà raconté dans une lettre antérieure, je ne vais donc pas m’étendre ici. Le fait est qu’en ce mars de la mer, je suis arrivé jusqu’où Durito travaille pour voir ce qu’il fait et pour lui demander orientation et conseil.

Durito donne les derniers coups à ce que je suppose être un mât avec des voiles lorsque je me racle la gorge pour signifier ma présence. Durito dit :

— Bien, ça y est. Maintenant, je continue à la proue, il n’y aura pas un adversaire qui s’opposera à nous.

Je souris avec mélancolie et regarde la barque avec indifférence. Durito me fait des reproches :

— Ce n’est pas une « barque » quelconque. C’est une galère, embarcation classique destinée à la guerre vers le XVIe siècle. La galère peut être propulsée par des voiles ou grâce aux rames maniées par les dénommés « condamnés aux galères ».

Il fait une pause et continue :

— Et, en parlant de voile, peut-on savoir pourquoi la tristesse te voile le regard ?

Je fais un geste comme pour dire « cela n’a pas d’importance ».

Durito interprète et dit :

— Ah ! Mal d’amour... Calmement, il laisse de côté marteau et scie, débarque et, sortant sa petite pipe, s’assied à mes côtés.

— Je suppose, mon futur éperon de proue, que ce qui te rend triste et t’accable n’est autre que chose féminine, une femelle, une femme donc.

Je soupire. Durito continue :

— Regarde, mon cher marin de baignoire, si quelqu’un vous empêche de dormir c’est une femme, mais une femme unique, alors le mal est grave mais le remède possible.

— Je me confessais — Il s’avère que oui, c’est une femme, une femme unique, une qui est Mar (mer) pour beaucoup plus de raison que le « Mariana » qui la nomme. Dans une mauvaise période je me suis éloigné d’elle et maintenant je ne trouve plus la façon pour qu’elle m’accueille de nouveau dans son intimité, qu’elle oublie les mauvaises tempêtes, enfin qu’elle me pardonne.

Durito aspira une grande bouffée et me condamna :

— Graves et grandes sont tes fautes et tes écarts, mais je pourrais te conseiller quelque chose si tu me promets de suivre mes indications au pied de la lettre.

Je dis « oui » avec un tel enthousiasme que Durito sursaute de peur. Comme il peut, il rajuste le bandeau de son œil et dit :

— Il s’agit précisément de recourir à un envoûtement. En amour, le monde est, comme toujours, un casse-tête, mais il s’avère que si quelqu’un d’unique rencontre quelqu’une d’unique, les pièces prennent sens et forme, et le casse-tête se dilate et se brise en têtes, bras et jambes.

— Et poitrine, dis-je en frottant l’angoisse que je sentais dans la mienne.

— Bon, ce que je vois, c’est que le sortilège n’aura un effet que si elle, la Mar dans ton cas, est disposée à s’y soumettre parce que sinon, tout sera inutile. Je veux dire que le sortilège ne fonctionne pas si la personne ensorcelée n’est pas consciente qu’elle est en train d’être ensorcelée.

— Étrange sortilège, dis-je.

Durito continua sans faire aucun cas de moi :

— Porte-lui un bon souvenir, un de ceux qui servent pour voir au devant et loin, un qui lui fasse lever le regard et l’emmène loin et profond. Dis-lui qu’elle regarde au devant, loin devant. Ne lui demande pas ce qu’elle voit. Regarde-la seulement regarder au loin. Si tu vois que son regard sourit avec tendresse, alors tu seras pardonné et il y aura blé et plage et mer et vent et alors tu pourras naviguer de nouveau, car cela n’est pas autre chose que l’amour.

Durito retourna prendre ses affaires et continua d’arranger la galère. Le destin du voyage est encore inconnu pour moi, mais Durito garde le silence, me laissant à entendre que je dois aller accomplir ce qu’il m’a dit.

Je déambule encore un peu dans l’aube. Je cherche à rencontrer la Mar dans son lit (lecho). Je sais que vous pensez qu’il s’agit d’un lit (cama), mais ici lit est n’importe quel lit ou table ou sol ou chaise ou air, car notre ombre se duplique toujours dans l’autre, jamais un, toujours deux, mais si proches. Si ce n’est pas ainsi, alors il ne s’agit pas d’un lit, pour parler de lit il faut être deux. Je pense que si la Mar dort, ce sera un problème de la réveiller avec cette absurde histoire de sortilège. Il m’apparaît qu’alors je devrais aborder le problème indirectement, m’approcher en sifflant quelque refrain, commenter le temps qu’il fait... ou essayer un poème d’amour.

Mais le problème est que, j’ai l’impression, le poème d’amour garde un cadenas, un ultime secret, que seulement quelques-uns, très peu, presque personne, n’arrive à ouvrir, à découvrir, à libérer. L’un reste avec l’impression que ce qu’il ressent pour quelqu’un, il a déjà rencontré dans les paroles d’autrui sa formulation parfaite, ronde, complète. Et l’autre plie le papier (ou en ces temps cybernétiques, décrète qu’il delete l’archive en question) avec les lieux communs dans lesquels les sentiments se font lettres. Je ne sais pas beaucoup de poésie amoureuse, mais j’en sais suffisamment pour que, lorsque quelque chose arrive ainsi à mes doigts, je sente qu’il s’agit plus d’une fraise maltée que d’un sonnet d’amour. En somme, la poésie, et plus concrètement la poésie amoureuse, est pour n’importe qui, mais n’importe qui ne possède pas la clé qui l’ouvre à son plus haut vol. C’est pourquoi, lorsque je le peux, je convoque les poètes amis et ennemis et, dans l’oreille de la mer, je renouvelle les plagiats qui, à peine balbutiés, semblent être miens. Je suppose qu’elle le sait, en tout cas elle ne me le fait pas savoir et ferme les yeux et laisse mes doigts lui peigner les cheveux et les rêves.

Je m’approche et pense et sens et me demande ce qu’il y a à gagner à revenir au début, à recommencer, à vouloir retracer la première lettre, le « A » du grand alphabet de la compagnie, revenir au premier dessin qui nous fait deux et commencer à croire de nouveau et, de nouveau, aiguiser la pointe de l’espérance. Elle est là. Elle dort. Je m’approche et...

(...)

Et tout cela arrive à propos, o a cuenta, parce que dans cette mer de mars tout semble sentir la désolation, l’impasse, la chute irrémédiable, la frustration. Parce que je suis sûr, et à vous tous cela vous semblera étrange que j’ose prophétiser le retour des drapeaux de toutes les couleurs peuplant, depuis le bas, les champs, les rues et les fenêtres. Et j’ose le faire parce que je regarde cette femme zapatiste, sa tendre obstination, son amour fort, son rêve. Je la regarde et pour elle, et surtout avec elle, je promets et me promets de nouveaux espaces pour ces drapeaux frères, pour ces bannières qui se balancent, inquiètent et empêchent de dormir les riches et les pauvres, bien que les raisons soient différentes pour les uns et les autres. Je promets et me promets, juste au milieu de la nuit la plus ennuyeuse, un autre lendemain, non pas le meilleur, mais le « plus bon » possible. Pour cette femme qui, dans les matins et face à moi, tend l’oreille et emmaillote son pistolet tandis qu’elle me dit « il vient un hélicoptère » comme si elle disait « ils frappent à la porte ». Pour cette zapatiste, pour cette femme, et pour beaucoup comme elle qui, deux, trois fois par derrière en mettent un coup, pour que le peu de bien qui reste ne chute pas, et pour, avec ce matériau, commencer à construire ce qui paraît si loin aujourd’hui : le lendemain.

Bien. Salutation à toutes et pour elle, en plus, une fleur.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, mars 2000.

P-S QUI RESPECTE LA DUPLICITÉ. Ici je vous mets en annexe le souvenir que j’ai offert à la Mar. Il est ainsi, comme cette lettre 6.e, il atteint de son aile double à prendre son envol pour cette lettre. Voici donc :

Conte pour une nuit d’angoisse

J’ai dit à la Mar que, pour des raisons qu’elle ne peut comprendre, le vieil Antonio peut avoir lu quelque part le philosophe allemand Emmanuel Kant. Au lieu de se passionner pour la xénophobie, le vieil Antonio prenait du monde tout ce qu’il donnait de bon, sans se soucier de la terre qui le mettait bas. En se référant à des personnes bonnes d’autres nations, le vieil Antonio utilisait le terme « internationales », et le mot « étrangers » il ne l’utilisait que pour les étrangers de cœur, peu importait qu’ils soient de sa couleur, de sa langue ou de sa race. « Parfois, d’un même sang naissent des étrangers », disait le vieil Antonio pour m’expliquer l’absurde nécessité des passeports.

Mais je le dis à la Mar, l’histoire des nationalités est une autre histoire. Celle dont je me souviens maintenant se rapporte à la nuit et à ses chemins.

C’était un matin de ceux où mars affirme sa vocation délirante. À un jour avec un soleil comme un fouet à sept pointes, succéda un soir de gros nuages gris. À la nuit, un vent froid amoncelait déjà des nuages noirs au-dessus d’une lune délavée et timide.

Le vieil Antonio avait laissé passer le matin et le soir avec la même lenteur avec laquelle maintenant il allumait sa cigarette. Une chauve-souris voltigeait autour de nous pour un instant, attirée très sûrement par la lumière avec laquelle le vieil Antonio donnait vie à sa cigarette. Et, comme le Tzotz, apparut rapidement au milieu de la nuit :

L’histoire de l’air de la nuit

Lorsque les plus grands dieux, ceux qui créèrent le monde, les tout premiers, se mirent à penser à comment et pourquoi ils allaient faire ce qu’ils allaient faire, ils se réunirent en une grande assemblée où chacun sortit sa parole pour la savoir et pour que les autres la connaissent. Ainsi, chacun des premiers dieux allait lancer une parole et la jeter au centre de l’assemblée, où elle rebondissait et arrivait à un autre dieu qui s’en saisissait et la lançait de nouveau, et ainsi, comme une balle, la parole allait d’un côté à l’autre jusqu’à ce que tous la comprennent et alors, les dieux les plus grands qui furent ceux qui créèrent toutes les choses que nous appelons monde, arrivèrent à des accords. Un des accords auxquels ils arrivèrent lorsqu’ils eurent jeté leurs paroles, fut que chaque chemin devait avoir son marcheur, et chaque marcheur son chemin. Ainsi ils allaient créer des choses complètes, autrement dit chaque qui avec son chaque quoi.

Ce fut ainsi que naquirent l’air et les oiseaux. C’est-à-dire qu’il n’y eut pas d’abord l’air et ensuite les oiseaux pour qu’ils y avancent, ni non plus les oiseaux en premier et l’air ensuite pour qu’ils y volent. Ils furent à égalité comme l’eau et les poissons qui y nagent, la terre et les animaux qui la parcourent, le chemin et les pieds qui y marchent. Mais parlant des oiseaux, il y en eut un qui protesta beaucoup contre l’air. Cet oiseau disait qu’il volerait mieux et plus vite si l’air ne s’y opposait pas. Cet oiseau ronchonnait beaucoup parce que, bien que son vol fut agile et véloce, il voulait toujours qu’il soit plus rapide et meilleur, et s’il ne pouvait y arriver c’était parce que, disait-il, l’air se convertissait en un obstacle. Les dieux se fatiguèrent de cet oiseau qui parlait beaucoup du mal, qui dans l’air volait et de l’air se plaignait.

C’est ainsi qu’en châtiment, les premiers dieux lui retirèrent ses plumes et la lumière de ses yeux. Dénudé, ils l’envoyèrent au froid de la nuit où il devait voler aveugle. Alors son vol, de gracieux et léger devint désordonné et maladroit.

Mais il se sentait déjà dans son élément et après beaucoup de coups et de difficultés, l’oiseau trouva l’habileté de voir avec les oreilles. En parlant aux choses, cet oiseau, autrement dit le Tzotz, orienta son chemin et connut le monde qui lui répondit dans une langue que lui seul peut entendre. Sans plumes pour le vêtir, aveugle et avec un vol nerveux et précipité, la chauve-souris règne sur la nuit de la montagne, et aucun animal ne se déplace mieux qu’elle dans les airs obscurs.

De cet oiseau, le Tzotz, la chauve-souris, les hommes et les femmes vrais apprirent à donner grande valeur et puissance à la parole parlée, au son de la pensée. Ils apprirent aussi que la nuit renferme beaucoup de mondes et qu’il faut savoir les écouter pour les parcourir en les jetant et en les florissant. Avec des paroles naissent les mondes de la nuit. Les lumières se font en rêvant et elles sont si nombreuses qu’elles ne tiennent pas toutes sur la terre et que beaucoup finissent par s’accommoder du ciel. C’est pourquoi ils disent que les étoiles naissent au sol.

Les plus grands dieux créèrent aussi les hommes et les femmes, non pour que l’un aille sur le chemin de l’autre, mais pour qu’ils soient en même temps chemin et marcheur l’un de l’autre. Ils les firent différents pour être ensemble. Pour qu’ils s’aiment, les plus grands dieux firent les hommes et les femmes. C’est pourquoi l’air de la nuit est le meilleur pour voler, pour penser, pour se parler et pour s’aimer.

Le vieil Antonio termina son histoire dans ce mars là. Dans le mars d’ici, la Mar navigue sur un rêve où la parole et les corps se dénudent, parcourent les mondes sans se heurter, et où l’amour peut voler sans angoisse. Là-bas en haut, une étoile découvre un lieu vide sur le sol et, rapidement, se décroche, laissant une égratignure momentanée à la fenêtre de ce matin. Sur le radiocassette, Mario Benedetti, un Uruguayen du monde entier, dit : « Vous pouvez vous en aller, moi je reste. »

AUTRE P-S. La Mar a t-elle acceptée l’envoûtement ? C’est, comme dirait je ne sais qui, une inconnue.

Vale de nuez. Salutation et Mars, comme toujours, arrive avec sa folie.

Le Sup espérant, comme de coutume, c’est-à-dire, en fumant.

Traduction C.G.

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