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La brèche chiapanèque

vendredi 21 mai 2010, par Carlos Fazio

Dans le cadre de la stratégie appliquée par les États-Unis au Mexique visant l’occupation de l’ensemble du spectre (full spectrum), le Chiapas occupe, en raison de ses caractéristiques particulières, une place centrale sur la carte du Pentagone. La géographie chiapanèque fait partie de la « brèche » (the gap), c’est-à-dire des zones dangereuses où l’hégémonie du système capitaliste mondial doit développer une politique agressive de prévention, de dissuasion, de contrôle et d’imposition des normes de fonctionnement correspondant aux intérêts corporatifs de la nation impériale, et aussi de désarticulation et d’élimination des dissidents et/ou des insurgés considérés comme des ennemis.

Il convient de le répéter, on ne peut comprendre ni expliquer le système capitaliste sans le concept de guerre. La guerre est la forme essentielle de reproduction de l’actuel système de domination ; la guerre est consubstantielle à la phase actuelle de conquête et de reconquête néocoloniale des territoires et des lieux socialisés. Mais c’est aussi un négoce, une manière d’imposer la production de nouvelles marchandises, d’ouvrir des marchés, cela afin d’obtenir des profits. Dans ce contexte, la brèche chiapanèque se situe dans une aire riche en biodiversité, où existent d’importantes ressources stratégiques en eau, pétrole et minerai ce qui explique la volonté d’appropriation de ces terres en vue de leur exploitation.

Ajoutons que loin du tapage médiatique actuel, le Chiapas, et en particulier l’aire sous le contrôle des autonomies zapatistes, est une zone de création et de résistance civile et pacifique au projet néolibéral. Une aire où se développent de nouvelles formes d’émancipation et de construction de liberté collective à l’initiative de divers membres de la société et de mouvements antisystémiques, ce qui enrichit la pensée critique, éthique et anticapitaliste. Ces forces opèrent en marge des règles du jeu et des us et coutumes du système et portent le fer dans le champ culturel où prennent racine la mémoire historique, les cosmovisions et les utopies. Il s’agit d’un nouveau sujet historique, qui ne croit plus désormais aux bienfaits des emplâtres (sur une jambe de bois), des réformes à l’intérieur du système et, loin des vieilles et des nouvelles formes d’assimilation et de cooptation, expérimente une autre manière de « faire de la politique » et de construire un pouvoir alternatif à partir du bas. Un vrai pouvoir populaire, d’autogestion, pluriel, et de démocratie participative authentique, avec ses conseils de bon gouvernement, ses communes autonomes et ses autorités communautaires.

Pour toutes ces raisons, l’EZLN, ses bases d’appui et ses alliés représentent un danger réel, un défi stratégique pour Washington et les grandes corporations des secteurs militaires, miniers, énergétiques, biotechnologiques, agroalimentaires, pharmaceutiques, hôteliers et du pseudo-écotourisme qui livrent désormais une guerre sordide pour la terre et le territoire chiapanèques. Ceux qui vivent dans les endroits et les territoires où il y a de l’eau, des forêts, des connaissances ancestrales, des codes génétiques et autres « marchandises » sont, qu’ils le veuillent ou non, des ennemis du capital. C’est pourquoi nous assistons à une offensive qui a pris la forme d’une guerre intégrale, cachée, asymétrique, irrégulière, prolongée et d’usure, cherchant à discipliner, soumettre et/ou éliminer la résistance du paysan indien rebelle pour mettre sur pied une restructuration du territoire en accord avec les intérêts et les exigences monopolistiques de classe. Il s’agit d’une guerre de privatisation, de déplacement territorial, et de dépouillement social, qui s’appuie sur la militarisation, la paramilitarisation du conflit, la contention des mouvements sociaux et la criminalisation de la protestation, afin de faciliter la libre accumulation capitaliste des transnationales et de leurs alliés régionaux, cela en imposant le modèle d’agriculture et d’espace rural agressif dominant ; un modèle de mort au bénéfice du grand capital.

Lors de sa dernière apparition publique [1], en décembre 2007, le sous-commandant Marcos a alerté sur la réactivation des agressions militaires, policières et paramilitaires dans la zone d’influence zapatiste. Il a dit : « Nous, qui avons fait la guerre, savons reconnaître les chemins par lesquels elle s’avance et se rapproche. Les signes de guerre à l’horizon sont clairs. La guerre, comme la peur, a aussi une odeur. Et maintenant, on commence à respirer son odeur fétide sur nos terres. » Il a alors annoncé que l’EZLN allait entrer dans une nouvelle phase de silence et qu’il se préparait à résister seul - abandonné par l’intelligentsia progressiste et de gauche face à la supposée « baisse d’audience médiatique et théorique » du zapatisme - pour défendre la terre et le territoire récupéré depuis 1994 et sous contrôle des autonomes devant cette nouvelle offensive qu’est en train de préparer l’émule de Victoriano Huerta, Felipe Calderón, avec son capitalisme de caserne.

Depuis lors, partie intégrante de cette stratégie d’occupation de l’ensemble du spectre dessinée par le Pentagone, la géographie chiapanèque s’est remplie de barrage et de véhicules de l’artillerie militaire ; ont réapparu les opérations de dissuasion et d’intelligence, les patrouilles et les survols des positions considérées comme des zones rouges ; l’armée s’est repositionnée dans les communautés qui avaient des antécédents de résistance civile alors que les autorités locales et fédérales expropriaient avec violence les communautés indigènes de la Réserve de biosphère des Montes Azules et d’autres lieux ; avec cette stratégie de spoliation et de contrôle territorial, sous couvert de protection de la nature et de conservation des espèces, on cherche à déplacer la population pour faciliter l’appropriation et la marchandisation de la terre et des ressources naturelles par le grand capital. Cela explique aussi que, manipulés depuis le siège de la 31e Zone militaire à Rancho Nuevo, les groupes paramilitaires comme l’Opddic (Organisation pour la défense des droits indigènes et paysans) et la dénommée Armée de Dieu (sous un déguisement évangélique) sont en train d’agresser et de détruire des communautés zapatistes.

Carlos Fazio

Tribune paru dans La Jornada du 19 avril 2010
sous le titre « La brecha chiapaneca ».

Notes

[1En fait, les dernières apparition publiques du sous-commandant Marcos ont eu lieu en janvier 2009 à l’occasion du Festival de la Digne Rage au Chiapas (note de “la voie du jaguar”).

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