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La communalité comme théorie et comme pratique

dimanche 16 décembre 2012, par Georges Lapierre (Date de rédaction antérieure : 2010).

L’État mexicain comme la grande majorité des États nationaux, sinon tous les États nationaux (est-il possible de mettre de côté la Corée du Nord ou Cuba, de nuancer la position de la Chine ou celle du Venezuela ?), subit de plein fouet la loi d’un marché dit global, d’un commerce à l’échelle de la planète où les banques et les entreprises transnationales tiennent le haut du pavé. Au plus haut niveau de l’État tout est mis en œuvre pour faciliter l’investissement des capitaux étrangers.

Il ne faut pas voir l’investissement des capitaux uniquement sous son aspect immédiat, la mise en exploitation des mines et autres ressources dites naturelles, mais sous l’aspect plus général d’investissement de la vie sociale. Le capital comme idée qui se donne les moyens de son effectivité (armée, police) organise la dépendance de tous à son égard. À la différence d’Attila, le monde capitaliste met en place une stratégie d’occupation des territoires et surtout des esprits.

Jusqu’à présent, l’État mexicain avec son parti unique, le PRI [1], s’était donné les allures d’un État providence faisant tampon entre les exigences du capitalisme et les populations dont il craignait les réactions. La bourgeoisie mexicaine avait été échaudée et durement ébranlée par le soulèvement zapatiste au tout début du XXe siècle faisant suite au démantèlement des terres communales par Porfirio Díaz. L’ouverture récente [2] et entière du Mexique aux intérêts privés, mexicains et internationaux [3], représentés par les multinationales des pays capitalistes avancés comme les États-Unis, le Canada et ceux de l’Europe, rencontre encore des résistances très fortes au sein des populations mexicaines. Que proposent ces noyaux de résistance ? S’érigent-ils comme des contre-pouvoirs face au pouvoir de l’argent ? Comment conçoivent-ils leur propre développement ? Comment vivent-ils aussi cette brutale ingérence du monde des affaires dans leur quotidien ?

Au Mexique, la possibilité d’un dialogue interculturel existe encore entre les réfractaires à la société marchande et le monde indien attaché à une culture, une organisation sociale qui lui est propre et qui peut, par certains aspects, se présenter comme une alternative au monde capitaliste. Ce débat a pris corps autour de quelques concepts tels que celui d’autonomie, de territoire, de communauté, de communalité...

Je m’attacherai dans les lignes qui vont suivre à préciser le contenu d’un concept apparu il y a plus de vingt ans dans les hautes montagnes de l’Oaxaca, concept lié à la résistance des peuples indiens de cette région, mais qui, loin de rester fermé sur un passé et un État, s’ouvre sur l’actualité et le futur. Ce concept est celui de communalité. Nous l’avons retrouvé lors de l’insurrection de la ville d’Oaxaca en 2006 chez les populations des quartiers périphériques et sur les barricades ; encore maintenant les jeunes gens de VOCAL [4] voient en ce concept une idée à réaliser. Ce concept alimente les débats au sein du Congrès national indigène, proche du mouvement zapatiste actuel et prônant l’autonomie et la libre détermination des peuples indiens. La communalité est une idée qui fait son chemin. Elle apparaît comme le point de rencontre entre une réalité, la communauté indienne qu’elle cherche à définir, et un projet de société à réaliser. Ce concept se trouve au point de rencontre entre réalité et utopie.

La situation que connaît actuellement le Mexique n’est pas sans évoquer celle qu’a connue l’Europe centrale avant la deuxième guerre mondiale, du moins telle que la suggère Michael Löwy [5] : une brusque accélération de l’activité industrielle et marchande, dont profite la bourgeoisie d’affaires, s’accompagnant d’un processus d’acculturation et de désagrégation des anciennes communautés paysannes et, plus précisément, des communautés traditionnelles juives des villages.

Ces communautés représentaient au sein du monde paysan des noyaux de résistance importants du fait de leur simple existence. Elles reposaient sur un sentiment religieux d’appartenance à un peuple ; ce sentiment était ancré simultanément dans le quotidien et dans l’histoire, dans une mémoire collective. Cette situation historique a favorisé l’émergence en Europe centrale, au début du XXe siècle, d’un courant de pensée, inspiré par le romantisme allemand et le messianisme juif, porteur d’un projet social de type libertaire. Nous retrouvons une situation semblable au Mexique : une brutale accélération de l’activité capitaliste s’accompagnant d’une décomposition de la vie sociale mais aussi d’une revalorisation des liens sociaux traditionnels et d’un renforcement des foyers de résistance représentés par les communautés et les peuples indiens. Cette situation a donné naissance, elle aussi, à tout un courant de pensée s’exprimant sur le mode affinitaire, et qui traverse toute l’Amérique latine, avec, cependant, une différence notoire : s’il est libertaire, il n’est pas d’inspiration millénariste.

Cette aspiration utopique à un changement radical ne repose pas uniquement sur le sentiment tragique d’une dépossession, elle n’est pas seulement l’expression d’une pensée nostalgique attachée à des valeurs archaïques, elle se nourrit des forces vives de la résistance, c’est dans cette résistance qu’elle trouve les fondements de son projet historique. D’un côté, l’utopie, l’aspiration vague à un changement profond de la société, l’idéal d’une communauté égalitaire, de l’autre, la réalité des communautés reposant sur la coutume, les usages d’un savoir-vivre, sur la tradition. Une relation que nous pourrions qualifier de dialectique s’établit alors entre la réalité et l’utopie, chacune des deux parties se renforçant réciproquement : les communautés réelles trouvant dans l’utopie la force de sortir de l’isolement dans lequel elles sont maintenues, l’utopie trouvant dans l’existence des communautés l’assise dans la réalité lui permettant d’édifier le futur.

Avant d’apparaître comme un projet social, la communalité définit d’une manière dynamique le mode de vie des communautés indiennes : « L’idée de la communalité comme principe recteur de la vie indienne surgit et se développe au milieu de la discussion, de l’agitation et de la mobilisation, non comme une idéologie de combat mais comme une idéologie de l’identité, montrant que la spécificité indienne est son être communal avec des racines historiques et culturelles propres et anciennes, à partir desquelles on cherche à orienter la vie des peuples comme peuples », écrit Benjamin Maldonado [6]. Nous pourrions dire qu’il s’agit là d’un concept anthropologique, mais pour une anthropologie « de l’autre côté », « à l’envers », faite par le monde indien : une réflexion menée par les peuples indigènes sur leur propre réalité. Les peuples ne sont plus alors objets d’une recherche anthropologique ou ethnologique, mais sujets d’une réflexion théorique sur eux-mêmes, sur ce qui les constitue, sur leur « familier ». Cette recherche, qui a commencé dans la Sierra Norte dans les années 1980, se poursuit encore aujourd’hui à travers « les ateliers de dialogue culturel », dont la méthodologie a été mise en place par Juan José Rendón, et elle vise à la conscience de soi. Il ne s’agit pas d’une conscience de soi en tant qu’individu, comme nous pourrions le penser, mais de la conscience de soi en tant que peuple, en tant que société organisée selon un certain mode et dans un certain esprit. Il s’agit donc bien d’un travail théorique dans le sens donné par Hegel à ce terme. Comment définir et préciser ce mode d’organisation et cet esprit qui l’inspire ?

Des intellectuels tels que l’anthropologue Floriberto Díaz Gómez, Indien ayuujk de la communauté de Tlahuitoltepec (Sierra Norte, Oaxaca), ou Jaime Martínez Luna, Zapotèque de la communauté de Guelatao (Sierra Norte, Oaxaca), ont formalisé avec des partenaires indiens et métis, tels que le linguiste Juan José Rendón Monzón, cette réflexion théorique sur la réalité du monde indigène et sur les valeurs fondamentales dont il est porteur. La communalité est ce qui définit la forme de vie et la raison d’être des peuples indiens, elle est composée selon Floriberto Díaz de cinq éléments fondamentaux :

1. la terre comme mère et comme territoire ;
2. le consensus en assemblée pour la prise de décisions ;
3. le service gratuit comme exercice de l’autorité ;
4. le travail collectif comme activité de récréation ;
5. les rites et cérémonies comme expression du don communal.

« Dans la variante tlahuitoltepec de l’ayuujk (la langue mixe), nous dit Laura Carlsen [7], la communauté est décrite comme quelque chose de physique avec les mots najx (la terre) et kajp (le peuple). Najx, la terre, rend possible l’existence de kajp, le peuple, mais le peuple, kajp, donne un sens à la terre, najx. » La communauté est le lieu d’une relation entre un peuple et la terre, l’espace d’un échange entre un peuple et son environnement dit naturel. La terre est perçue comme une entité vivante pourvoyant généreusement l’homme de nourriture et de plantes médicinales et vis-à-vis de laquelle l’homme sera toujours en dette. L’homme reste redevable à la déesse Terre de la nourriture qu’il consomme : « La déesse Nacawé dit explicitement aux hommes que le maïs et les patates douces lui appartiennent et qu’elle ne fait que les prêter comme aliments. [8] » De ce point de vue, l’offrande à la Terre-Mère au cours des rites agricoles acquiert le sens d’un retour, d’un contre-don. Le territoire est conçu comme l’espace où s’enracine, s’insère et se déploie une vie sociale élargie à son environnement, s’y inscrit la continuité d’une pensée, d’un esprit qui remonte aux temps des origines : « Le territoire est notre espace de vie, les étoiles que nous voyons la nuit, la chaleur ou le froid, l’eau, le sable, les graviers, la forêt, notre mode d’être, de travailler, notre musique, notre façon de parler, ce qui est bien différent de la terre, c’est le lieu de vie d’un peuple. »

Nous retrouvons cette relation « ritualisée » à l’environnement, fondée sur un rapport respectueux à la terre, aux animaux et aux plantes qui la peuplent, à l’intérieur même de la communauté comme relation formalisée entre les gens. La communauté est gouvernée par la norme ou droit normatif, que l’on appelle aussi le droit coutumier. La communauté indienne repose essentiellement sur le droit, dans le sens générique du terme, sur une éthique où chaque membre est considéré comme sujet pour entrer dans un rapport de sujet à sujet avec les autres membres de la collectivité.

Les décisions concernant la gestion de la vie communale sont prises en assemblée après discussions, qui peuvent durer très longtemps et se trouver reportées à la semaine suivante quand le consensus n’est pas obtenu du premier coup. L’assemblée, à laquelle généralement tous les gens du village et des hameaux environnants assistent, offre l’occasion de se retrouver et les débats, très animés, se font la plupart du temps dans la bonne humeur, les gens ont du plaisir à se revoir et les plaisanteries fusent parfois dans l’hilarité générale. Les décisions sont prises par consensus, ce qui ne veut pas dire que tous sont d’accord, mais que tous, après des discussions acharnées ou non, se rangent finalement à l’avis du plus grand nombre. Cette institution se présente de moins en moins sous cet aspect bon enfant qu’elle avait à l’origine. Depuis l’ingérence sournoise de l’État dans les communautés avec l’école et les partis politiques, celles-ci se trouvent souvent divisées et les enjeux deviennent beaucoup plus âpres, l’esprit de sérieux gagne l’assemblée et les gens n’éprouvent plus le même enthousiasme. L’esprit communautaire se trouve sur la défensive, préoccupé par toutes ces forces étrangères (politiques ou religieuses) qui apportent avec elles la tempête et la division.

La vie politique est fondée sur un système de charges rotatives auxquelles tous les hommes peuvent accéder en fonction de leur âge. Une des attributions de l’assemblée consiste à désigner ces « autorités », qui, pour un an, se mettront bénévolement au service de la communauté, ce qui demande un certain sacrifice en temps et en argent, et un surcroît de travail. Ceux qui ont accompli la totalité des charges, des plus modestes (les topiles) aux plus prestigieuses (les principales) intègrent le conseil des anciens. Une des caractéristiques fondamentales de ce système est qu’il n’a rien à voir avec une démocratie représentative. Ceux qui ont été désignés par l’assemblée pour accomplir une charge ne sont ni les représentants ni les conducteurs de leurs compagnons mais, pour les charges les plus importantes, « les régulateurs de l’interaction sociale » [9]. Ils ne sont pas habilités à prendre des décisions pour les autres ou à parler à leur place, l’assemblée est souveraine et toutes les décisions importantes lui reviennent ; finalement la fonction, dans son esprit, est plus religieuse, dans le sens étymologique du terme, que politique. Il s’agit pour eux, dans l’exercice de leur charge, de maintenir les liens communautaires, de faire en sorte que la vie collective suive son cours habituel. Si les « autorités » ont un pouvoir spécial, c’est celui de la parole, il ne s’agit pas de l’art de convaincre ou de manipuler un auditoire, mais de l’art de dire avec éloquence ce qu’il convient de dire pour chaque occasion ; les « autorités » sont les dépositaires des cha’ cuiya’, des paroles justes, des principes qui règlent la vie collective et les conduites qui y sont attachées, c’est la parole de la tradition, du droit dans le sens large, nous l’avons vu, qu’il convient de donner à ce terme.

Le système des charges règle la vie communautaire dans beaucoup de communautés au Mexique et en Amérique centrale, et se présente aux yeux de l’administration comme un contre-pouvoir que l’État refuse obstinément de reconnaître, quand il n’y voit pas un obstacle à l’assimilation : « Le système des charges est la principale institution qui s’interpose entre les communautés et la modernisation », telle fut la conclusion d’un symposium sur les changements politiques des communautés indigènes du Guatemala en 1957, où il faut entendre par modernisation la dictature mise en place par les États-Unis et plus généralement par le monde marchand.

L’activité commune, que l’anthropologue ayuujk Floriberto Díaz présente avec beaucoup de finesse comme une récréation, reçoit, selon la région ou les peuples, les noms de tequio ou de faena. Elle est le plus souvent décidée en assemblée quand il s’agit d’un travail général au bénéfice de la communauté : mise en culture de la milpa (champ de maïs) communautaire au profit des veuves et des anciens, défrichement d’un terrain, construction ou remise en état d’une piste ou d’un chemin, nettoyage d’un ravin, de la rivière ou des canaux d’irrigation, construction d’un dispensaire ou d’une école, préparation de la fête, etc. Le travail peut être fait en une journée ; tous y participent sur un rythme effréné, avec enthousiasme et bonne humeur, les femmes se consacrant à la préparation du repas pris en commun, moment de détente et de bavardage, en fin de journée. Il arrive aussi que le tequio soit réparti sur toute l’année en raison d’une journée ou d’une demi-journée (en général le samedi) par semaine. À noter que les immigrés envoient de l’argent pour pallier leur défection. Le tequio se manifeste aussi comme solidarité de voisinage ou de compadres dans une relation étroite d’échanges de services et d’obligations réciproques : construction de la maison d’un jeune couple, transformation de la rue en une salle de bal lors d’un mariage, solidarité apportée à un majordome responsable de la fête d’un saint tutélaire…

La fête reste l’élément central vers lequel converge toute l’activité sociale d’un peuple, d’une communauté ou d’un quartier — à Oaxaca, elle reçoit le nom de guelaguetza, qui signifie l’ensemble des dons. Sous couvert de la religion, les fêtes suivent les rythmes du cycle agricole. D’une part, elles soudent les liens entre les membres d’une même communauté en insérant la réciprocité des dons dans la durée : le majordome, responsable pour un an, avec l’aide de sa parentèle, de l’organisation de la fête, tient un compte rigoureux des présents qui lui sont offerts à cette occasion ; il devra, dans les années qui vont suivre, offrir à son tour, avec un souci pointilleux de la réciprocité, des cadeaux (à noter que ces cadeaux n’ont rien de personnel) aux futurs majordomes et participer ainsi, avec tous les autres membres de la communauté, à la luxuriance de la fête, d’autre part, elles s’inscrivent dans une relation plus vaste avec le voisinage dans un esprit d’échange cérémoniel qui a plus à voir avec l’agôn antique qu’avec le commerce et le profit personnel. Les velas ou fêtes des quartiers dans l’Isthme de Tehuantepec rivalisent de somptuosité et de largesse tout au long de l’année. J’ai aussi en mémoire le « circuit des saints » des villages nahuas de la vallée du Haut Balsas : il est à l’origine d’une succession ininterrompue de fêtes traditionnelles où chaque village, lors de la célébration de son saint patron, invite les villages voisins à prendre part à la fête.

Les cinq éléments (la terre et le territoire, le pouvoir communal, le système des charges, le travail communal et la fête) constituent le cœur de ce que Juan José Rendón avait appelé « la fleur communale » ; autour de ce cœur s’ajoutent bien d’autres éléments tels que la langue, la santé, les croyances, le vêtement, les techniques agricoles, l’apprentissage… C’est autour de cette réflexion sur soi, sur « qui sommes-nous ? » que se sont organisées la résistance et la lutte pour l’autonomie des peuples chinantèque, mixe, zapotèque, mixtèque, triqui… dans ces années de revitalisation des cultures indigènes. Pour ces théoriciens de la réalité indienne, le concept de communalité est la clé de la résistance des peuples et pour autant la source de leur libération. Dès son apparition, cette idée fut liée à celle d’autodétermination, d’autonomie et de « reconstruction éthique » des peuples. Elle définit le mieux l’être social des peuples indiens, leur sociabilité, l’esprit qui commande à leur mode d’organisation sociale.

La communalité apparaît alors comme le dénominateur commun des peuples originaires du Mexique et d’une grande partie de l’Amérique latine ; c’est un point de convergence qui permet à ces sociétés de se reconnaître, de s’allier et d’unifier leur lutte pour sauvegarder leur vie sociale et l’esprit qui l’anime. Cette réflexion sur soi a surtout conduit les peuples à se poser comme sujets avec des revendications précises et des propositions concrètes face au monde dit occidental. Enfin elle incite, elle engage à un dialogue et aussi à une reconnaissance. Avons-nous encore des dispositions au dialogue ?

Nous nous rendons compte ici que le monde capitaliste n’a aucune disposition au dialogue et nous nous demandons si nous n’avons pas affaire à deux conceptions parfaitement opposées de la vie sociale : une conception de la vie collective reposant sur le droit c’est-à-dire sur un ensemble d’obligations réciproques où l’autre est toujours à l’horizon de notre activité, d’un côté ; de l’autre, un individualisme exacerbé commandé par le seul intérêt privé. D’un côté un mode de vie où chacun garde la pensée de son activité sociale, de l’autre une vie frustrée de la dimension universelle de sa pensée. La forme de rapport qu’implique le monde marchand repose sur une absence : la dimension sociale est définitivement absente d’une pensée limitée à la satisfaction de l’ego. Dans la plupart des sociétés, ce type de rapport, centré uniquement sur l’intérêt personnel, reste marginal ou regardé avec mépris. Dans la société marchande, il a envahi toute la scène sociale, dont la dynamique repose justement sur la frustration ressentie suite à cette dépossession.

L’activité capitaliste se présente alors comme une machine de guerre idéologique, dans le sens propre du terme : imposer à tous, par la terreur, la destruction et la décomposition, l’idée que se font les marchands de l’échange, de la prospérité et du développement. Que cherche-t-on en construisant un barrage ? La croissance dite économique ? Ou bien la ruine des gens, la fin d’une vie sociale qui se déployait dans cette vallée fertile ? Les deux, croissance et désagrégation sociale sont étroitement liées, si intimement liées que les peuples indiens voient dans tous ces projets de « développement » les instruments d’une conquête coloniale et d’un asservissement qui n’a pas de fin. Évidemment les peuples indiens se font une autre idée de la croissance et du développement, une tout autre idée de la richesse. Ils ne la voient pas dans une accumulation de biens, d’argent et de pouvoir, mais dans l’art d’être ensemble, dans l’esprit qui préside aux échanges et aux réciprocités.

Décréter la propriété privée de la terre au Mexique avec la modification de l’article 27 de la Constitution en 1992, c’est obéir à une seule détermination : déposséder les gens de leur pensée au profit d’une pensée séparée, une pensée étrangère. Ce n’est pas la terre qui est, ou était, inaliénable, mais la pensée des gens (qui gardaient, à travers la tradition, la pensée de leur vie sociale), ce n’est pas la terre qui est alors aliénée, ou qui peut alors être aliénée, mais bien la pensée des gens, qui perdent du coup leurs usages et leurs coutumes. Cette pensée dont les gens sont désormais dépossédés n’est pas perdue pour tout le monde, nous la retrouvons à la Bourse de New York, de Londres ou dans d’autres places financières. Nous faisons la même confusion au sujet de la nature ; sur cette question, Barbara Glowczewski dans son entretien avec Entropia [10] nous apporte un angle de vue neuf, propre à nous faire réfléchir : ce n’est pas la nature qui est détruite par l’activité capitaliste mais bien des sociétés, un espace socialisé, une vie sociale, une sociabilité. La nature n’a aucune réalité en soi sinon comme milieu où s’exerce une relation d’échange, comme espace socialisé. Nous entretenons avec notre environnement le même mode de relation que nous avons entre nous et si nous y regardons d’un peu plus près, nous nous apercevons que ce mode de relation est celui de l’asservissement.

À l’initiative d’étudiants de la faculté des sciences de Mexico, une rencontre a eu lieu le 27 avril 2010 entre des étudiants et des représentants des communautés de Jalisco, de San Luis Potosí, du Guerrero, du District fédéral qui se battent contre l’installation des mines à ciel ouvert, les projets de barrage, d’autoroute, d’élevage industriel, d’industries chimiques. Toutes ces entreprises, nord-américaines ou européennes, exercent une violence sans nom sur les gens : exode des populations chassées de leur terre, pollution des rivières et des nappes phréatiques, pollution de l’air… Une intervenante a eu ces mots : « C’est à travers de telles entreprises que la violence est transformée en une forme de vie. »

Georges Lapierre

Source : revue Entropia n° 9, automne 2010.
« Contre-pouvoirs & décroissance ».

Notes

[1Parti révolutionnaire institutionnel.

[2À la fin des années 1980, sous l’impulsion de Carlos Salinas de Gortari, président de la République de 1988 à 1994.

[3Signature en 1992 de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre le Mexique, les États-Unis et le Canada.

[4Voix d’Oaxaca construisant l’autonomie et la liberté.

[5Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Éditions du Sandre, Paris, 2009.

[6Benjamín Maldonado Alvarado, « La comunalidad como una perspectiva antropológica india », introduction au livre de Juan José Rendón Monzón La comunalidad, modo de vida en los pueblos indios, Conaculta, Mexico, 2003.

[7Laura Carlsen, « Autonomía indígena y usos y costumbres : la innovación de la tradición », revue Chiapas, n° 7, Mexico, 1999..

[8Robert M. Zingg, Los Huicholes, una tribu de artistas (INI, Mexico, 1982), cité par Alfredo López Austin in Les Paradis de brume. Mythes et pensée religieuse des anciens Mexicains, Maisonneuve et Larose, Paris, 1997.

[9Bartolomé, Miguel Alberto, Gente de costumbre y gente de razón, Siglo XXI, Mexico, 1997.

[10Barbara Glowczewski, « Le rêve perdu des Aborigènes », Entropia n° 8, printemps 2010.

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