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Dix ans au service du peuple

La police communautaire au Guerrero

mardi 7 février 2006, par SIPAZ

Samedi 15 octobre 2005

Pueblo Hidalgo, Montaña, Guerrero

Deux cents policiers défilent au rythme des fanfares, sous l’œil sévère et les épaisses moustaches d’Emiliano Zapata (une immense fresque sur une toile accrochée au plafond), face à un public de 500 personnes : des représentants de villages, d’organisations indigènes, sociales et non gouvernementales. Après la salutation au drapeau, tous entonnent l’hymne national du Mexique, d’abord en tlapanèque (une des quatre langues indigènes qui existent dans l’État du Guerrero), puis en espagnol.

Il pourrait s’agir de n’importe quelle célébration officielle... Mais celle-ci a une autre connotation. Ces policiers ne sont pas « officiels ». Ces 200 hommes en uniforme sont des « policiers communautaires » : en plus de leur propre métier, ils garantissent la sécurité de leur village, gratuitement, comme un service et un devoir.

Quand les délinquants faisaient la loi

C’est en 1992 que tout a commencé. Dans la région Costa-Montaña (Côte-Montagne) du Guerrero se multipliaient les attaques, les vols, les enlèvements, les viols, les vols de bétail et le trafic de drogue. Tous les ingrédients étaient réunis pour favoriser les associations délictueuses : une pauvreté extrême, la chute des prix des produits agricoles, la culture et le trafic de stupéfiants en pleine expansion, le mauvais état - voire l’absence - de voies de communication, entre autres. La population vivait dans une peur constante, et considérait que la police officielle, quand elle n’était pas complice des malfaiteurs, ne parvenait pas à les arrêter.

Face à cette situation, la paroisse de Santa Cruz del Rincón, municipalité de Malinaltepec, a convoqué les autorités communautaires et religieuses pour analyser ensemble la situation et les besoins des populations de la région. Se sont joints à cet espace, des coopératives de café et de maïs, ainsi que le Conseil du Guerrero Cinq Cents Ans de résistance indigène, noire et populaire (créé, à l’origine, pour coordonner les manifestations contre la célébration des cinq cents ans de la conquête espagnole).

De discussion en discussion, trente-six villages se sont rassemblés et se sont organisés pour former la « Police communautaire » le 15 octobre 1995. Les policiers communautaires, tous volontaires, ont commencé par surveiller les chemins et accompagner les camionnettes de passagers pour éviter des attaques. Quand ils arrêtaient un délinquant, ils le remettaient aux instances officielles de justice. Mais ils remarquèrent que les détenus qui avaient de l’argent pouvaient acheter leur liberté, et que ceux qui se trouvaient incarcérés avaient de fortes chances de récidiver à leur sortie.

De la sécurité à la rééducation

En 1997, devant ce constat, les villages ont décidé qu’il fallait élargir le projet de la Police communautaire à la justice : ils ont alors créé le Système de sécurité, de justice et de rééducation communautaire" (SSJRC). Indépendamment des ethnies, des partis politiques, des religions ou des intérêts économiques, le SSJRC a trois principes de base :

  • Enquêter avant de poursuivre en justice ;
  • Concilier plutôt que juger ;
  • Rééduquer au lieu de punir.
  • Ce système de justice présente beaucoup de ressemblances avec celui des Caracoles zapatistes au Chiapas : « Nous, nous pensons et croyons qu’il existe une autre forme de rendre la justice. On ne cherche pas dans le livre quel article a été violé, (...) ce que fait la justice officielle. L’argent n’entre pas en compte. (...) La première chose, c’est l’enquête, nous allons voir les faits, nous travaillons beaucoup la conciliation, la médiation et le fait d’être neutres. Rendre justice sans l’argent du pouvoir (...). Nos lois, ce sont les us et coutumes. Si quelqu’un a volé, il faut chercher pourquoi il a volé, parce que tous sont dans le besoin. » (Conseil de bon gouvernement de Morelia - interview SIPAZ, mars 2005).

    Pour le SSJRC, le délinquant n’est pas envisagé comme la personne « à éliminer » afin que le village puisse « vivre en paix ». Quand un délit est commis, tous sont victimes, non seulement la personne offensée, mais aussi le délinquant (parce qu’il a perdu le plus important dans la cosmovision indigène, son honneur, sa parole, ce qui le fait homme), tout comme la communauté (parce qu’elle « ne s’est pas rendue compte que cette personne prenait un mauvais chemin », « qu’elle n’est pas parvenue à le remettre à nouveau dans la bonne direction »). À travers cette conception, la justice et la sécurité sont de la responsabilité de tous, aussi il s’agit de chercher comment parvenir à restaurer la relation endommagée, rétablir le tissu social.

    Quand les policiers détiennent un délinquant, ils l’amènent aux instances communautaires correspondantes qui décident de la sanction appropriée. Le délinquant n’a pas droit à un avocat, sauf si ce dernier travaille gratuitement, afin d’assurer que tous soient égaux devant la justice, avec ou sans argent. Le délinquant peut être défendu par sa famille, ou assurer lui-même sa défense. On va toujours tenter de privilégier la conciliation entre la victime et l’agresseur, tout comme la réparation des dommages. Il n’y a pas de prison, parce que l’on considère que les prisons ne permettent pas de rééduquer le délinquant et n’amènent aucun bénéfice aux villages. Selon la gravité du délit, le délinquant doit effectuer des travaux communautaires, gratuitement, en échange de son alimentation fournie par la population. Il construit des routes, des ponts, des bâtiments publics... « Si nous avons décidé que les personnes en cours de rééducation feraient des travaux pour le village, ce n’est pas pour en faire des esclaves, sinon pour leur permettre de récupérer le principe du travail, leur donner une formation qu’ils n’ont pas eu, d’une certaine manière », explique le commandant régional Bruno Plácido Valerio (La Jornada - 28/9/2005). De plus, les délinquants sont invités à des entretiens avec les anciens (gardiens de l’histoire et de l’expérience communautaire) pour réfléchir à leurs actes. Si un délinquant récidive, on double son temps de travail communautaire.

    Une justice qui se construit d’en bas

    Aujourd’hui, le SSJRC est appliqué dans soixante-trois villages (mixtèques, tlapanèques, nahuas et métis) appartenant à six municipalités de la Costa-Montaña, représentant 100 000 personnes. Chaque village a son commandant et ses policiers communautaires, nommés en assemblée tous les trois ans. On compte 612 policiers communautaires chargés d’assurer la sécurité et d’arrêter les délinquants. Sur les soixante-trois commandants communautaires, six sont élus commandants régionaux et forment le « comité exécutif » de la Police communautaire durant un an. C’est la reproduction des instances communautaires locales à échelle régionale.

    Quand les policiers communautaires détiennent un délinquant, c’est la victime qui décide si elle veut que son affaire soit traitée par le Ministère public (instance de l’État) ou par le système de justice communautaire. La plupart choisissent le second, entre autres parce qu’il traite plus rapidement les affaires.

    La justice est administrée par différentes instances selon les délits. S’il s’agit de fautes légères (disputes entre personnes ivres, vols mineurs, problèmes intrafamiliaux...), c’est le commissaire du village où a eu lieu le délit qui prend en charge l’affaire. Pour les délits graves (attaque avec violence, trafic de stupéfiants, viol, homicide...), a été créée la Coordination régionale des autorités communautaires (CRAC), organe composé de six commissaires régionaux qui font office de juges. Les commissaires changent chaque année, afin d’éviter la concentration du pouvoir dans les mains d’un petit nombre de personnes. Les délits d’extrême gravité sont du ressort de l’Assemblée régionale des autorités communautaires, formée par l’ensemble des autorités de sécurité et de justice des soixante-trois villages. Cette instance traite aussi d’autres points, comme la relation du SSJRC avec les gouvernements des municipalités, de l’État et de la fédération, la nomination des intégrants de la CRAC et du comité exécutif, ainsi comme les approbations ou modifications au règlement interne.

    La répression subie pendant ces dix années

    Sur dix ans, le bilan du SSJRC est particulièrement positif : il est parvenu à réduire de 90 % à 95 % la délinquance dans la région. Selon les chiffres annoncés au cours de l’anniversaire, sur les 1 484 demandes instruites entre 1997 et 2005 :

  • 1 203 ont été résolues par conciliation ou processus de rééducation ;
  • 247 sont en attente ;
  • 34 délinquants sont en fuite.
  • Ces résultats ont commencé à susciter beaucoup de curiosité et d’intérêt ces derniers temps, d’autant plus si on les compare avec le système de justice mexicain qui souffre de sérieuses limitations : « L’existence d’un problème de fond dans le système pénal de justice du Mexique est illustré par les données vérifiées dans les rapports 2002 de la majorité des commissions des droits humains des États et la Commission nationale des droits humains, qui enregistrent que les autorités le plus fréquemment signalées responsables de violations aux droits humains sont les instances de procuration de justice des États et de la fédération. » (Diagnostic sur la situation des droits humains au Mexique, Bureau du haut-commissaire des Nations unies pour les Droits humains au Mexique - 2003).

    Les communautés revendiquent la légalité du SSJRC en s’appuyant sur la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), signée par le Mexique en 1990, qui reconnaît le droit à la libre détermination des peuples indigènes, ainsi que les articles 2, 4, 115 et 139 de la Constitution mexicaine, et la loi organique municipale du Guerrero. Elles ajoutent que ce système a été légitimé par les peuples eux-mêmes. Mais ces arguments ne semblent pas convaincre le gouvernement du Guerrero, qui a oscillé entre tolérance et répression au cours de ces 10 années. Au début, quand il s’agissait seulement de policiers qui remettaient les délinquants au système de justice officiel, l’initiative était plutôt bien vue. Le gouvernement du Guerrero a même été jusqu’à offrir des armes au SSJRC en 1997, et l’armée mexicaine a formé les policiers de 1995 à 1997.

    Mais quand l’organisation a décidé de rendre la justice, c’est-à-dire, de construire un système parallèle sans recourir à l’État, la répression s’est accrue : appréhension de commissaires prétendument coupables du délit de privation illégale de la liberté, désarmement régulier des policiers communautaires par l’armée depuis 1996, fabrication de délits au curé de Santa Cruz del Rincón, conseiller du SSJRC, et à Bruno Plácido Valerio, et détention de ces deux hommes en 2000, et menaces contre d’autres membres. Jusqu’à ce jour, les propositions de régularisation de la Police communautaire venant du gouvernement de l’État ont été systématiquement refusées.

    Les limites du Système de sécurité, de justice et de rééducation communautaire

    « Au cours de ces dix ans, nous avons beaucoup avancé, et beaucoup trébuché aussi », soulignait le commissaire Cirino Placido Valerio durant le onzième anniversaire du Centre des droits humains de la Montaña Tlachinollan (le 3/6/2005). Aujourd’hui, ce modèle alternatif de sécurité et de justice est confronté à certaines difficultés. Les populations ont pour priorité de trouver des alternatives de subsistance. Beaucoup émigrent au nord du pays ou aux États-Unis, surtout les jeunes. Quelques-uns commencent à mettre en question l’absence de salaire aux policiers. Face à cette situation, il a été accordé que chaque village devait aider davantage ses policiers.

    Dans certains villages, il devient difficile de trouver des volontaires pour servir comme policiers, parce que les hommes ne peuvent pas, ou se découragent devant les risques que ce travail implique (cinq hommes, policiers et commandants, ont déjà perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions). Il y a des villages qui s’impliquent moins, où les anciens ont arrêté d’avoir des entretiens avec les délinquants. « Il n’y a plus la participation du cœur et de la fougue », souligne Gelasio Barrera, commandant régional. (La Jornada - 28/9/2005)

    Le SSJRC est aussi confronté à des difficultés financières. Pour pouvoir fonctionner correctement et couvrir les frais opérationnels (essence, maintenance des véhicules, radios, etc.), il est amené à rechercher des fonds, tout en gardant une indépendance vis-à-vis des partis politiques et des appareils du gouvernement. Une association civile a été créée afin de pouvoir recevoir des aides financières d’instances privées comme publiques.

    Le SSJRC doit relever un autre défi d’envergure : la place donnée aux femmes au sein de son organisation. En 1998, cinq femmes avaient été invitées à travailler avec la CRAC pour mieux traiter les cas impliquant des femmes, en tant que victimes ou agresseurs. Mais la discrimination interne des hommes avait ensuite découragé plusieurs d’entre elles de continuer. Dans le cadre du dixième anniversaire, la CRAC a invité à nouveau les femmes à participer, non seulement au sein de cette instance régionale, mais aussi dans chaque village. Les femmes ont répondu présentes : « L’objectif de notre participation, c’est une Police communautaire qui contemple nos regards et écoute nos voix. À la fin, la lutte est collective, et dans cette collectivité, nous, nous sommes l’autre moitié qui cherche, ensemble avec nos compagnons, une meilleure qualité de vie où l’on respecte nos droits comme peuples indigènes. »

    Le SSJRC a été également critiqué à propos des différences entre l’interprétation positive des droits humains et la cosmovision des peuples indigènes. Par exemple, pour le SSJRC, il existe le délit de « sorcellerie », qui n’est pas reconnu dans le droit positif. À ce titre, il convient de souligner que les systèmes normatifs ne sont pas figés. Si la CRAC s’inspire des us et coutumes, c’est pour les discuter et les adapter à la réalité dans laquelle vivent aujourd’hui les communautés : « Les peuples indigènes (...) ont retourné leur regard, leurs sentiments et leur intelligence, vers leur propre source culturelle et juridique, et ont su réadapter et dynamiser leurs systèmes normatifs pour pouvoir vivre comme peuples indigènes et comme citoyens mexicains du troisième millénaire. (...) On recrée la coutume pour l’adapter à un modèle occidental avec fondement constitutionnel et selon la législation internationale. » (Xe Rapport de Tlachinollan)

    Bilan et nouveaux défis

    L’anniversaire de la Police communautaire a servi de prétexte pour analyser le chemin parcouru, reconnaître les erreurs et se proposer de nouveaux défis : « Quelque chose qui a des racines et naît d’en bas, et qui prend vie et légitimité, cette chose-là a un futur, ce n’est pas une chose artificielle. Nous avons trébuché, mais nous avons aussi eu de bons résultats, chaque jour nous nous améliorons. La police n’est pas pressée de croître, il y a beaucoup de demandes pour en faire partie, mais c’est au village de décider, en assemblée, ce n’est pas une décision des autorités », commentait Cirino Plácido Valerio.

    Les participants à l’anniversaire ont accordé la nécessité de penser à la sécurité et à la justice d’une façon globale, comprenant la défense du territoire, la recherche de la souveraineté alimentaire, la mise en place du commerce équitable et la participation active des femmes dans tous ces domaines : envisager la construction populaire d’un nouveau projet de nation. Il a été fait référence aux zapatistes à maintes reprises, on a revendiqué la nécessité d’appliquer les Accords de San Andrés par la voie des faits, de faire partager davantage toutes les expériences de libre détermination des peuples, et de soutenir l’Autre Campagne proposée par l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale). Les participants ont appelé à continuer de récupérer leurs propres formes d’organisation, en marge des partis, à chercher au sein des peuples eux-mêmes la solution aux problèmes politiques, agraires et éducatifs, à récupérer une capacité organisatrice à échelle régionale entre les communautés. On a souligné l’importance de l’éducation et de la récupération de la mémoire historique pour former les jeunes générations.

    Le défi est ambitieux, et le chemin est long. Dans divers endroits de la République, le système communautaire des peuples indigènes est de plus en plus difficile à maintenir. Mais en même temps que l’on remarque des ruptures au sein du tissu communautaire, on observe aussi l’apparition de nouveaux modèles et propositions venant des peuples eux-mêmes : « Si les politiques publiques d’assistance individuelle, le libre-échange, la migration, le narcotrafic et la culture de la consommation font des ravages au sein de l’identité, de la subsistance et de l’organisation traditionnelle des peuples indigènes, il est aussi vrai que des processus inverses comme le Système de sécurité, de justice et de rééducation communautaire font office de contrepoids. Devant cette situation, nous pouvons imaginer que l’identité, la culture et l’organisation de nombreux peuples et communautés indigènes vont se rompre, se dégrader, voire disparaître. Mais on peut aussi envisager que de nombreux peuples et communautés, vont non seulement survivre, mais en plus en sortir grandis, renforcés, avec des structures autogérées s’organisant et s’articulant dans divers domaines et à diverses échelles, se convertissant en tisseurs de leur propre destinée. » (XIe Rapport de Tlachinollan)

    Au Guerrero comme au Chiapas, les systèmes normatifs de vie qui se construisent d’en bas cherchent de plus en plus une forme d’intégrité pour pouvoir se maintenir et se développer, comprenant autant la subsistance que la justice, l’éducation ou la santé. Par ailleurs, ils voient la nécessité de fonctionner en réseaux à échelle non seulement locale, mais aussi régionale, de l’état, nationale et internationale. Chaque modèle d’autonomie a son histoire et ses particularités et n’est pas reproductible dans une autre réalité. Il s’agit plutôt de faire connaître ces alternatives, comme autant de réponses particulières et créatives des peuples, pour apprendre les uns des autres afin de se renforcer et ainsi mieux résister.

    Source : SIPAZ, Vol. XI n° 1, janvier 2006.

    P.-S.

    Voir le film réalisé par Promedios et la CRAC en 2002 intitulé Quand la justice se fait peuple.

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