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La stratégie de l’escargot

septembre 2003, par Joani Hocquenghem

Puerto Cate. La laborieuse montée depuis la plaine tropicale de Villahermosa a abouti à une plate-forme battue par les bourrasques, sur la crête de la cordillère, au milieu du ciel sombre de la saison des pluies. Un col, un port comme on dit ici, une porte vers un autre horizon. Le car traverse doucement l’esplanade flanquée des blindés du camp militaire et sous l’œil scrutateur d’un sergent qui prend note des passages, entame la redescente à flanc de montagne.

Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Vous entrez en territoire zapatiste, ici le peuple commande et le gouvernement obéit. » L’autre versant ; une autre lumière ; un autre temps aussi. L’horaire zapatiste peut-être, en retard d’une heure sur l’horaire d’été officiel. Le soleil illumine plusieurs villages tapis au pied de la muraille rocheuse, à l’abri du vent. Devant une maisonnette de bois, une jeune fille interrompt sa lessive pour regarder le vieux bus passer. Au bord du chemin, des enfants agitent les bras, les parents les imitent. Un cycliste lève la main gauche à la tempe, le salut des rebelles.

Retour à Oventic. Cinq ou six cars, qui viennent comme nous de la capitale ou d’autres régions du pays, sont garés devant le portail de l’Aguascalientes numéro deux, le forum construit par les rebelles. Les colectivos, les bétaillères qui font office de transport public, ont convoyé le reste. Sur la pente, une masse mouvante de figures noires dévale dans un constant murmure en langues indiennes. Sans perdre une minute, les arrivants se répartissent l’espace, taillent et plantent des piquets, mettent à profit les dernières lueurs du jour pour monter les tentes improvisées dont les cordages s’étirent parmi les touffes d’herbe.

En bas, sur le podium illuminé, la fanfare joue sans trêve et le bal remplit l’amphithéâtre en plein air. Plus tard, quand la lune a fait son apparition entre les nuages, la musique s’interrompt. À minuit, heure du Sud-Est, comme le fait noter un orateur, les représentants des bases d’appui en costume traditionnel montent sur scène et proclament solennellement au micro, dans les quatre principales langues mayas du Chiapas, tzeltal, chol, tojolabal, tzotzil, et en espagnol, la mort des Aguascalientes et la naissance des Caracoles, les Escargots.

Dans l’action sans violence, les zapatistes ont expérimenté les tactiques les plus diverses. Depuis leur soulèvement, la liste de leurs offensives pacifiques s’allonge : le mouvement tournant de la fin 1994 qui leur a permis de traverser dans coup férir les lignes de l’armée et d’agrandir considérablement leur territoire, la création des Aguascalientes, le tourbillon des rencontres, les expéditions successives, à travers tout le pays, des mille cent onze zapatistes en 1998, puis des cinq mille en 1999, le voyage en spirale de la caravane du printemps 2001 pour exiger l’application des accords de San Andrés sur les droits et la culture des peuples indiens.

Une nouvelle fois, ils prennent l’initiative. Dépassant le stade des Aguascalientes, les Caracoles seront de véritables lieux de décision, des lieux d’échange, de coordination des projets venus de l’extérieur et des interventions des zapatistes hors de leurs communautés. Les trente-huit communes autonomes y auront leurs gouvernements régionaux, les cinq Conseils de bonne gouvernance, chargés de la santé, de l’éducation, de la justice et de la résolution des conflits.

Un simple mot ? Le songe d’une nuit d’été ? Le contraire d’un rêve, plutôt. Plus réalistes que l’État qui refuse de l’envisager, les zapatistes partent d’une situation de fait : l’autonomie existe. Il ne s’agit pas d’un projet mais d’un processus bien antérieur à toute confirmation juridique et qui s’affirme. Les Indiens rebelles du Chiapas refusent de continuer à simuler, à la pratiquer en cachette, en clandestins, à attendre une autorisation légale qui ne vient pas. Puisque le gouvernement refuse d’appliquer les accords qu’il a signés en 1996, il s’agit de les mettre en pratique, et de le faire ouvertement, au grand jour.

Deux ans et demi après la Marche de la couleur de la terre, Oventic bourdonne à nouveau. Sur les sentiers, la circulation est constante, dans tous les sens. On est toujours sur le passage de quelqu’un, campeurs qui cherchent un ouvre-boîte, éléments de la sécurité reconnaissables à leur badge, adolescentes à croix rouge trimballant des bidons d’eau, pelotons de porteurs de pieux, le visage masqué.

Femmes-foulards et hommes-cagoules. Costumes rouge sombre, gris rayé de bleu, indigo, violet. Variation du rose au pourpre, châles blancs brodés de nuages carmin. Chukh, manteaux de laine noirs fermés d’une ceinture cramoisie. Ferrari, Craven, Jordache, mille légendes des T-shirts. Tatanes en plastiques, sandales de pneu, bottes de guérilleros. Jambes noueuses dépassant des tuniques blanches, mollets potelés découverts par les blue-jeans déchirés. Chapeaux à rubans qui balancent au rythme de la marche. Variété des passe-montagnes, agrémentés de broderie ou sac à deux trous style elephant man. Tatouages et cheveux rouges, tribu de punks au nez percé. Casquettes des Yankees et des Dodgers. Troupes de filles du même village, portant sur leurs châles parallèles des couleurs identiques, marchant du même pas à travers la foule disparate.

Ça discute partout, sous les tentes, les bâches et les auvents, à la lueur des lampes de poche, des tisons, des braises des cigarettes, autour des ampoules des buvettes. Le caracol, l’escargot, rampe dans les conversations. Autonome, il se nourrit par les pieds et sécrète sa maison. Hermaphrodite, nocturne, patient, il illumine le chemin, disent les anciens, laissant sa marque de bave brillante ou se reflète la lune. Il est associé à son rythme de disparition et renaissance, à sa croissance et décroissance, à son calendrier de 28 jours et au chiffre 7, la durée de son quartier.

C’est aussi le coquillage où s’entend la mer, la conque qui lance l’appel aux cérémonies communautaires. Et l’escalier en colimaçon, et tout ce qui s’enroule ou prend une forme incurvée de vis, d’hélice, de serpentin, de boucle ouverte. La volute de la parole s’envolant des lèvres des orateurs des codex, le développement de l’argument, l’écheveau discursif, la pelote des pensées qui se dévide.

Ce n’est pas une révolution, c’est une spirale. La spirale est une référence de longue date des zapatistes pour décrire leur action : expansive, elle balaye large, elle tourne sans cesse, et pourtant pas en rond. Elle échappe au cercle répétitif de la tradition, brise l’encerclement et la routine. Évolutive, jamais fermée, elle n’a ni intérieur ni extérieur, elle va et vient du dedans au dehors, inspire et expire, rayonne et absorbe, rassemble et dissémine.

« Le caracol représente le fait d’entrer dans le cœur et de sortir du cœur vers le monde. (...) Les Caracoles seront comme des portes pour entrer dans les communautés et pour que les communautés sortent ; comme des fenêtres pour nous voir dedans et pour que nous voyions dehors ; comme des amplificateurs pour emporter au loin notre parole et pour écouter celle de celui qui est loin », ainsi les présente un communiqué de l’EZLN.

Ironisant sur le fameux Plan Puebla-Panama, le sous-commandant Marcos vaticine gaiement leur prompte extension à partir des bases zapatistes au reste du pays, de la frontière guatémaltèque à celle avec les États-Unis (le plan La Realidad-Tijuana), à la planète entière (les plans Morelia-pôle Nord, La Garrucha-Terre de Feu, Oventic-Moscou, Roberto Barrios-New Delhi), et à l’univers sidéral (le plan la Terre-Alpha du Centaure).

Alentour, la terre bouge, la colline respire, frémit, s’agite. Des milliers à ronfler, à tousser, à chuchoter, à rêver sous le ciel orageux. Des centaines de rires, de voix qui se croisent, se répondent et s’interpellent dans l’obscurité. Dix mille, vingt mille à dormir du même sommeil inégal sur la prairie en pente, ruisselante de rosée. Juste avant l’aube, la musique reprend dans les haut-parleurs. Ça tombe bien, il fait trop froid pour rester couché.

« ¿ Ah, que friyito, verdad ? » grelotte un voisin émergeant avec femme et gamins de son plastique tendu au ras du sol. Eux aussi gèlent, ils viennent d’une autre région du Chiapas, la selva tropicale. Les familles s’ébrouent, secouent les couvertures, raniment les feux de camp entre les bâches de plastique vert, jaune, noir, rose tandis que le jour se lève.

Sur le podium tapissé d’aiguilles de pin, les Tzotziles dansent, comme ils dansent toujours : une rangée d’Indiennes secouent des grelots au rythme ascendant puis descendant d’une ritournelle lancinante de harpe et de guitare qui semble le préambule indispensable au bon début de la journée. Sur le devant de la scène, un speaker en passe-montagne commente le match de basket entre l’équipe italienne des Salchichas calientes et les Tostadas frias de l’Université nationale. Un cameraman asiatique filme sans trêve.

Le magasin, l’église de bois, l’immense dortoir fait de rondins et, en bas, l’école, le grand bâtiment tout couvert de peintures murales, émergent de la brume. Le forum construit il y a sept ans s’est agrandi. L’hôpital a gagné une aile en brique et, à mi-pente, on met la dernière touche à une nouvelle construction, une ample maison de bois carrée où est écrit en espagnol et en tzotzil Junta del Buen Gobierno. Sur le mur en aval, un groupe de peintres termine une fresque des rébellions des villes où les trabajadoras del sexo arborent un drapeau orné d’un préservatif.

La descente pierreuse dans la prairie, maintenant cimentée sur son tronçon le plus escarpé, a un petit air de grand-rue, bordée d’échoppes neuves en planches de pin : coiffeur, bureau des femmes, montagnes de chaussures de la coopérative de cordonnerie, éventaires de goyaves, poires et pêches, mais grillées, cantines ou fument marmites de soupes et tamales, crèmes de maïs et tisanes d’herbes.

Au stand café Mut Vitz, on étrenne une cafetière électrique, une vraie, de 25 litres, juste déballée de son carton. Faut attendre que le bouton s’allume, c’est marqué sur le mode d’emploi, explique un des jeunes masqués qui font le service. Alors on cause, on discute de l’Irak et du Pays basque, et du juge Garzon, qui est en vacances dans la région. La vapeur dense du café nous fait palpiter les narines, mais l’heure tourne, le soleil monte sur la prairie, la queue s’allonge et le voyant lumineux ne s’allume toujours pas. « Ce serait pas que la loupiote ne marche pas ? » interrompt un des clients son gobelet à la main parmi les rires.

Un attroupement se forme autour d’une camionnette qui apporte une pile d’exemplaires de La Jornada. Des groupes se réunissent autour des transistors, l’oreille collée aux informations, guettant l’apparition sur les ondes courtes de la radio zapatiste. Sur la prairie aux sentiers qui bifurquent, le fourmillement s’accélère. Le crépitement des haut-parleurs provoque une ruée subite vers l’auditorium. Les caméras impatientes se bousculent pour pénétrer les premiers rangs et les reporters braquent leurs micros.

« Vinik’an setik, chiltaktik... » (hommes et femmes, compagnons).

Dans cette langue tzotzile toute en « tik » comme un ruissellement de coquillages, un présentateur fait une annonce : le gouvernement brouille la fréquence de Radio Insurgente, on va écouter l’émission sur une cassette.

« Un monde meilleur est possible, susurre la voix de Marcos, qui assume le rôle de DJ de la nouvelle station. Ce n’est ni Karl, ni Groucho Marx, ni Lénine, ni Che Guevara, ni les zapatistes qui l’ont dit, c’est... B.B. King. » Le soleil implacable chauffe les têtes ; un enfant pleure ; sa mère le console et le berce. Les sages alignés sur la scène supportent stoïquement le miaulement de la guitare électrique. La foule masquée debout ondule un moment. Les télés ne savent où regarder. Les micros s’affaissent.

L’orage menace quand, du côté où on ne l’attendait pas, le Comité clandestin révolutionnaire indien déboule au grand complet. Seul Marcos est absent, à la grande déception des reporters. Tacho l’excuse d’un désinvolte : « Il n’a pas pu venir, il a attrapé mal au ventre à force de rire. » C’est Rosalinda, une jeune commandante dont on n’avait jamais entendu parler, qui prend la parole la première :

« Les communes et communautés zapatistes l’ont démontré dix ans durant, ils sont bons, ils sont fortiches, ils savent lutter et résister », clame-t-elle et son argot d’écolière déclenche les rires et les applaudissements de l’assistance.

« Je veux dire à tous les compañeros et compañeras de toutes les zones, villages et villes de tout le Mexique et du monde qu’ils ne se découragent pas, qu’ils ne s’effraient pas des menaces et des persécutions des mauvais gouvernements, car notre lutte, notre résistance a beaucoup augmenté. Nous avons des compañeros et compañeras de par le monde entier. (...) Le mauvais gouvernement ne nous prête pas attention, tant pis pour lui s’il fait des conneries !... Nous sommes en train de construire notre autonomie. Nous faisons un pas de plus. C’est le moment d’y mettre du sien. Et que les femmes ne restent en arrière, c’est seulement comme ça qu’on gagnera. »

David, regard noir entre les rubans du chapeau tzotzil, est chargé d’annoncer la levée de tous les barrages de l’EZLN sur les routes :

« Aujourd’hui, le zapatisme est plus grand et plus fort. Jamais auparavant dans notre histoire nous n’avions eu la force que nous avons aujourd’hui. Il y a longtemps que nous avons dépassé les limites de l’État du Chiapas, et aussi nous avons le contrôle même dans les communautés où se trouvent les garnisons de l’armée fédérale et les forces de sécurité de l’État. Notre parole a pénétré aussi les casernes. »

Esther prend le relais :

« Tous les partis politiques, le PRI [Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir de 1929 à 2000] autant que le PAN [le parti de Fox, de droite] et le PRD [de gauche, en principe] sont tombés d’accord pour nier nos droits quand ils ont voté leur loi sur les droits et la culture des Indiens. Ils ont voulu nous traiter comme des gosses et nous faire taire... Maintenant, il nous faut exercer nos droits nous-mêmes. Nous n’avons besoin de la permission de personne. »

« Frères et sœurs indiens, nous vous appelons à mettre en pratique les accords de San Andrés. Même si le mauvais gouvernement ne les a pas reconnus, pour nous c’est notre loi et nous nous défendons en son nom. »

Omar lui succède au micro :

« Salut à tous les jeunes. Il y a quelques heures est né ce Caracol “Résistance et Rébellion pour l’Humanité”. On espère que tout le monde va bien, même si vous êtes fatigués à cause du bal de cette grande fête. Je vous envie car je n’ai pas dansé... »

« Jeune étudiant, jeune sans emploi de cette planète Terre et de ce pays le Mexique, ta manière de vivre ta jeunesse, ils ne la respectent pas. Ils nous persécutent pour notre différence, ils voudraient que nous soyons des petits vieux, des petites vieilles. Ils se trompent, nous ne serons pas des vieux, car les uns meurent et les autres repoussent. »

« Ce que veulent les pouvoirs de l’argent, c’est nous acculer au vol, à la drogue, à l’alcoolisme, la prostitution, pour pouvoir annoncer ensuite : on a tué un voleur ou on l’a mis en prison. Ils veulent que tu te taises si tu t’habilles à ta façon, si tu défends tes droits ou ta culture. (...) Ne croyez pas les gouvernements du monde qui disent qu’avec la globalisation l’économie va s’améliorer. Ce n’est pas vrai. (...) Il faut se lever et regarder en face, comme disent les héros révolutionnaires : il faut mourir debout, pas à genoux. Vous allez voir qu’on peut lutter dans ce monde et pas rester paralysé par la peur. Il faut être courageux, pas seulement pour draguer. Bon, j’ai rien dit, je blague... »

Le tonnerre roule sous le ciel bas quand Fidelia adresse un appel « au peuple mexicain des hommes » :

« Nous autres, nous allons obliger obligatoirement à ce qu’on nous respecte en tant que femmes. Et ça même si vous faites triste mine ! »

La multitude des paysans indiens, debout en passe-montagnes, encaisse avec un murmure d’étonnement qui mue en cris enthousiastes.

« Je ne vous gronde pas, ajoute-t-elle de son ton maternel, en agitant le doigt : Écoutez-le bien, ça s’appelle une obligation, le respect qui nous est dû en tant que femmes ! »

Tandis que tombent les premières gouttes, le commandant tzeltal Brus Li (prononcer Bruce Lee) précise que le plan La Realidad-Tijuana prévoit « le respect à l’autonomie et à l’indépendance des organisations sociales d’ouvriers, paysans, Indiens, femmes, anciens, homosexuels, lesbiennes, transsexuels, travailleuses et travailleurs sexuels, employés, jeunes, colons, artistes, intellectuels, religieux. (...) La promotion des formes d’autogouvernement et autogestion sur tout le territoire national. (...) La formation d’un réseau de commerce de base entre communautés qui s’appuie entre autre sur le commerce informel, et d’un réseau d’information et de culture entre régions et peuples indiens. »

La voix claire et douce de Zebedeo traverse l’averse :

« La guerre des mauvais gouvernements globalisateurs a porté la mort et la destruction bien loin d’ici, en un lieu qui fut riche en culture et en histoire de l’humanité. Là-bas, le peuple irakien démontre qu’il ne s’agit pas de troquer un tyran local pour des tyrans étrangers. »

Le jeune Maya adresse « un salut à la lutte politique et culturelle du peuple basque. Je le répète clairement : à la lutte politique et culturelle du peuple basque, parce qu’il y a toujours des journalistes menteurs pour dire qu’on soutient l’ETA... » Il termine sur un salut aussi aux frères et sœurs de France rassemblés au Larzac et ceux et celles d’Argentine, aux fratelli d’Italie, au peuple de Cuba et à celui des États-Unis, « qui s’est levé des décombres des tours jumelles de New York pour s’opposer à la guerre ».

La brume engloutit la foule. Au signal, en un mouvement roulant, le cordon d’hommes et femmes masqués se replie vers le haut de la pente pour accompagner les quatorze délégués qui vont prendre leurs fonction. À leur suite, l’assistance se précipite et s’amasse devant la maison de bois.

« Certains avaient prédit que cette inauguration n’aurait pas lieu. Eh bien, voici la clef qui va nous servir, qui va servir à tous, déclare leur porte-parole en ouvrant fièrement le local. Ce n’est pas une porte de bronze, ni d’argent, ni d’or, c’est la très belle maison que nous avons construite pour le Conseil de bon gouvernement. »

En haut, sur la côte, éclatent les détonations d’un feu d’artifice tiré en partie à l’horizontale mais qui ne brûle personne, tandis qu’il conclut : « C’est l’heure du bal, il est temps de trouver son partenaire. » Le nouveau gouvernant n’a pas de peine à se faire obéir. Sur la chaussée, le mouvement ascendant s’inverse. Le moutonnement des châles et des têtes encapuchées reflue vers l’auditorium ou l’orgue électrique lâche une trille entraînante.

Mis devant le fait accompli, à Mexico, les politiciens pestent à mi-voix contre les zapatistes sans trouver les mots. Le leader du PAN au Sénat déclare que les Caracoles violent la Constitution, sont un défi à l’État de droit, maugrée qu’il faut appliquer la loi. Mais ses collègues le savent, il est bien trop tard pour les étouffer ; faute de pouvoir réprimer ce mouvement inexpugnable, mieux vaut l’ignorer.

Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Qu’est-ce qu’ils peuvent dire, les représentants des partis à la chambre, à l’autre bout de cette nuit d’août, les figures du journal télévisé, les élus aux législatives de juillet dernier avec 60 pour cent d’abstentions, cette planète médiatique où s’annonce le retour du Parti révolutionnaire institutionnel pour la présidentielle de 2006 comme un retour fataliste à la persistance du système après l’illusion du changement, un repli vers la politique du faire semblant ? Déclarer les escargots anticonstitutionnels ? Examiner et définir leur nature ? Entrer dans la discussion de la philosophie maya ? S’aventurer dans le labyrinthe, suivre l’écheveau, la spirale, le sept, etc. ?

La tornade des cuivres éclate sur le terrain de basket. Le souffle des hélicons vrombit dans les haut-parleurs. Le xylophone tourbillonne comme un ouragan. Les paysans masqués entraînent le public dans une cumbia chavirée. En groupes serrés, les muchachas de la ville se lancent à l’assaut des miliciens qui ne résistent pas. La plupart des zapatistes ont relevé leur passe-montagne en bonnet de marin et se jettent de bon gré dans la bataille musicale. Un régiment de filles aux châles violets dévale la pente, sourires étincelants découverts par les foulards baissés, et s’empare du maigre contingent européen.

Les groupes Maguey, La Fami et Los Jóvenes Olvidados (de la communauté Agua del Tigre) se succèdent puis fusionnent sur un rythme endiablé pour entonner d’une voix rauque le corrido de Camelia la Texane. Aux cumbias tropicales se mêlent les norteñas, les chansons du Nord, ces ballades de chicanos et de trafiquants dont les ouvriers saisonniers ont rapporté le goût de leurs migrations fluctuantes vers les USA, savoureusement interprétées aux limites de la distorsion, traversées de brusques galops de rock, d’élans jazzy, d’échos sauvages de blues. De folles farandoles s’enroulent et sillonnent le terrain. Ils dansent et dansent encore, jusqu’à ce que le jour se lève.

Joani Hocquenghem

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