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La terre, le territoire, notre mère

mercredi 31 janvier 2007, par Rodrigo Ibarra

Reportage sur l’atelier « Terre et territoire »
lors de la Rencontre entre les peuples zapatistes et les peuples du monde

19 janvier 2007.

Oventik est un hameau enclavé entre deux collines au milieu d’une mer de cimes escarpées. Caché, enveloppé d’un brouillard épais qui vient tout recouvrir ou s’en va découvrant des clartés brillantes.

La Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde s’est tenue ici, dans ce petit village qui tient tout entier en une rue en pente en bas de laquelle, sur du plat, un terrain de basket la termine. À la moitié de la pente, sur la gauche, se trouve l’auditorium : bien large avec des murs en bois et une toiture en pin soutenue par de longs troncs.

Près de deux mille personnes sont entrées dans cet auditorium le 1er janvier face aux autorités des Caracoles et des conseils de bon gouvernement zapatistes. Le thème traité était : Territoire. On y a parlé de sa signification, de l’histoire de l’esclavage - et de la rébellion qui lui est liée - et de la façon dont l’autonomie a permis aux indigènes zapatistes de se mettre en relation avec le territoire en accord avec leur propre culture.

Terre et territoire

Le thème du territoire est d’une importance exceptionnelle. Il a de fortes implications économiques car, comme le comprend bien le monde occidental, la terre a tout à voir avec la production : l’agriculture, l’élevage, le bois, les ressources naturelles. Mais pas seulement cela. Et de là remonte la terrible controverse entre la pensée occidentale et la manière de voir et de comprendre le monde de l’Indien. Le territoire, c’est la racine, c’est de là d’où tout émane, c’est la mère et c’est notre lieu d’appartenance. « La terre, notre mère, c’est celle qui nous abrite, qui nous donne à manger, qui nous donne la nourriture. La terre, ce n’est pas un commerce », a dit à son tour Saul au nom du conseil de bon gouvernement I dont le nom est « Vers l’espérance », dans le Caracol « Mère des Caracoles de la mer de nos rêves », situé à La Realidad. Lorenzo, une autre autorité, mais du Conseil IV, « Cœur arc-en-ciel de l’espoir », de la communauté de Morelia, l’a expliqué aussi plus tard : « La terre est à qui la travaille », a-t-il dit en espagnol et ensuite dans sa langue, le tojolabal. Il a continué en expliquant : « La terre ne se vend pas. Nous en prenons soin et nous l’aimons. En elle, nous naissons. D’elle, nous mangeons. Qui la vend, vend sa mère. »

« C’est avec ça, juste ça, que l’on comprendra le monde », a dit comme dans un soupir quelqu’un depuis la multitude attentive qui se succédait sur le bois des sièges pliants écrasés les uns contre les autres.

Les cinq heures se sont écoulées fluides, ordonnées, comme le rythme suave de l’espagnol des zapatistes, chanté dans le lit de leur accent indigène. Les autorités des cinq conseils de bon gouvernement se sont succédé en petits groupes d’hommes et de femmes. Saul, Élisa et Maria pour le conseil de bon gouvernement I. Marcelo, Abraham et Zenaida pour le conseil de bon gouvernement II, « Cœur central des zapatistes face au monde », à Oventik, suivis par le conseil de bon gouvernement III, « Chemin vers le futur », à La Garrucha, Samuel, Esther, Alex et Lidia. Pour le IV, Lorenzo et Minerva. Et pour le conseil de bon gouvernement V, « Notre graine qui va produire », à Roberto Barrios, les compañeros Pascual et Anabel. Le visage couverts du passe-montagne, ils ont lu ou expliqué par des discours clairs et simples chacun un des différents aspects du même thème afférant.

L’histoire

Nous avons écouté plusieurs voix qui racontaient l’histoire de l’exploitation, du mépris, de l’humiliation et de la dépossession, des abus et de l’injustice. Une histoire qui se respire et qui se boit telle quelle, aujourd’hui et depuis des siècles dans chaque coin et recoin de notre Mexique. Pour les zapatistes, c’est déjà un destin interrompu et banni, au risque de leur vie et en prononçant avec détermination le ¡Ya basta ! (Ça suffit !).

Esther, de La Garrucha, nous a parlé. « À l’époque de Porfirio Diaz, nous avons souffert de mauvais traitements de la part des propriétaires terriens. Nous travaillions mais nous n’étions pas payés. Nous avons supporté les raclées et les coups de bâton. Le gouvernement favorisait les propriétaires. Il ne laissait pas les indigènes s’organiser. Il les envoyait en prison ou il les faisait tuer. Ils disent que l’indigène n’a pas le droit à la terre. Ils nous traitent comme des animaux et nous ne connaissions pas nos droits. Nous ne savions ni lire ni écrire. »

Samuel, également du conseil de bon gouvernement III, a continué : « Les femmes aussi travaillaient à la finca [exploitation agricole] du patron sous la surveillance du contremaître. Si elles ne faisaient pas bien le travail, elles étaient maltraitées. Les travaux consistaient à moudre le maïs du patron, porter le bois pour le patron, moudre le sel, faire le nixtamal [pâte à tortillas] pour le patron. Tous les jours, les hommes et les femmes faisaient le même travail. Ils n’étaient pas payés. On donnait un litre d’alcool au pauvre petit indigène pour qu’il soit content. »

Avant cela, Saul, autorité du conseil « Vers l’espérance », avait aussi fait un bref décompte : « Avant 1994, nous pensions que la terre était pour ceux qui avaient de l’argent. Ensuite, nous avons compris qu’elle est à qui la travaille. Nous avons décidé de nous soulever en armes. Nous, les pauvres, nous n’avions pas d’endroit à travailler. »

Soulèvement et redistribution

Alex, du conseil III, commente : « En 1994, pour cette raison, nous nous sommes soulevés en armes, tout le peuple. Là, nous avons dit ¡Ya basta ! au mauvais traitement. Pour montrer la voie au monde entier parce que nous sommes déjà bien organisés pour prendre la terre. »

Les riches, les propriétaires terriens, les cultivateurs de café et les éleveurs principalement, ont abandonné la terre. Elle a été considérée terre récupérée et donc répartie entre les zapatistes. Saul, du conseil de bon gouvernement I, raconte comment le soulèvement « a fait peur aux exploitants agricoles et ils ont laissé la terre. C’étaient des terres récupérées par la lutte. Nous avons vu qu’avec l’organisation et la force de tous, nous pouvions prendre la terre que désormais nous travaillons. » Alex de « Chemin vers le futur » a été plus précis : « En 1997, les autorités de la commission agraire (de l’EZLN) ont remis la terre aux bases d’appui. Ils ont aussi remis des parcelles de 50 mètres carrés pour construire des maisons où vivre. »

Minerva, du conseil IV, portant un corsage blanc brodé de fleurs, a parlé avec prestance : « Nous avons réussi à récupérer la terre grâce aux compañeros qui ont donné leur sang. Nous la travaillons et nous n’avons pas honte de l’avoir récupérée puisqu’elle était à nous. Les exploitants agricoles ne savaient travailler [la terre] comme elle le mérite. Maintenant, nous le faisons collectivement et avec des engrais biologiques comme nos grands-parents. »

Rébellion agricole

Minerva se réfère à l’intersubjectivité, un concept expliqué par le linguiste Carlos Lenkersdorf dans son étude du tojolabal publié sous le titre Les Hommes véritables. Paroles et témoignages des Tojolabales, Indiens du Chiapas [1] : le rapport de sujet à sujet gardé par les indigènes chiapanèques envers chaque personne et aussi envers chaque objet de son entourage. La terre mérite, dit Minerva. Le traitement donné par l’exploitant était un traitement typique de l’occidental pour qui la terre est un objet, une ressource exploitable. Quand Saul et Lorenzo parlaient de la terre comme de leur mère, ils ne faisaient pas une métaphore. Pour eux, comme pour le monde indigène, la terre est un sujet vivant, avec une conscience propre, et par conséquent, le rapport qu’entretient l’homme avec elle est celui d’une profonde vénération, de respect et de reconnaissance. Elle mérite un traitement, nous dirions en espagnol, humain, dans le meilleur sens du terme. La conscience écologique parmi les indigènes est ancestrale et profonde car l’attention à la nature est intimement liée à sa propre dignité et à son intégrité en tant que personne et que communauté.

Par conséquent, les zapatistes, dans l’exercice de l’autonomie, ont aussi fait une révolte dans l’agriculture. Sur leur territoire, ils ont renversé ce qu’on appelle la « Révolution verte » de Norman Borlaug et la fondation Rockefeller, importée des États-Unis, imposée dans notre pays dans les années quarante du siècle dernier et qui domine encore au Mexique et dans le monde. Un mode de production intensive basé sur la prétendue amélioration génétique (et maintenant l’ingénierie génétique), la technologie, la mécanisation et l’abus de fertilisants chimiques et de pesticides ; première cause du désastre écologique et sanitaire dont nous souffrons au niveau mondial. Les zapatistes nous ont expliqué comment ils ont prohibé l’utilisation des fertilisants chimiques et de pesticides. « Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils sont en train de faire », a expliqué Alex à propos de l’utilisation de produits chimiques, « avec des fertilisants, on récolte toujours quelque chose, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de tuer la mère terre. Nous travaillons avec des machettes et même si c’est beaucoup d’efforts, nous avons un produit sain. »

L’écologie

De la même façon que les zapatistes ont des promoteurs de santé et d’éducation - des membres de leurs communautés - ils ont aussi formé des promoteurs d’agroécologie. « Nous avons fait des ateliers. Les promoteurs d’agroécologie apprennent l’étude et la conservation de la terre. Les pépinières, la reforestation, l’entretien des petits d’animaux domestiques. Ils apprennent et diffusent les méthodes pour récupérer et soigner nos ressources, pour récupérer la force de notre terre. Ils soignent les graines et évitent l’introduction des produits transgéniques », a expliqué Maria, du conseil I.

Mais pas seulement. Les zapatistes, en outre, travaillent la terre collectivement et dans l’équité de genres. Elisa nous explique : « Nous n’abandonnons pas notre mère la terre. Nous, les femmes, nous avons les mêmes droits que les hommes. Nous travaillons collectivement. » Lorenzo complète : « La récolte est répartie en parts égales pour notre famille et pour notre commission (les compañeros dont c’est le tour d’avoir une charge) car nous savons qu’ils n’ont pas de salaire et qu’ils font leur travail avec le cœur. Les femmes aussi travaillent la terre. Les légumes sont répartis en parts égales. Nous semons des graines biologiques. Nous ne voulons pas des graines transgéniques. Nous faisons attention aux graines car c’est le patrimoine de nos enfants. »

Justice agraire

Pourtant, sur leur territoire, les zapatistes cohabitent avec une population non zapatiste. Principalement des indigènes et des métis qui n’ont pas participé au mouvement mais qui sont eux-mêmes propriétaires de terres, de propriétés communales, d’ejido contiguës à celles des zapatistes. « Nous partageons un territoire avec différentes cultures, zapatistes et non-zapatistes. Nous sommes les mêmes avec des pensées différentes. Nous respectons leur façon d’être. Quelquefois, il y a des procès pour la terre. Nous cherchons une solution, pas à rendre le problème plus grand, mais à le résoudre par le dialogue. Nous voulons être un exemple pour les autres en construisant un monde différent depuis là où nous nous trouvons », affirme à son tour Saul. Les zapatistes ont aussi créé une commission agraire chargée de s’occuper des affaires de la terre. « La commission agraire s’occupe d’autres groupes et d’autres religions », commente Alex. Il continue : « Quand il y a des problèmes, nous envoyons deux citations à comparaître. S’il n’y a pas de réponse [de la part de la personne citée, partie prenante du conflit], nous recherchons le dirigeant [de l’organisation à laquelle appartient cette personne] pour qu’il attire son attention de la bonne manière. » Des conflits ont aussi eu lieu entre deux ou plus organisations non zapatistes qui « se battent entre elles. Alors, ils viennent au conseil de bon gouvernement. Là, nous enquêtons et nous voyons qui a raison. Nous donnons la parcelle de terre à ceux qui ont raison », explique Jesus, compañero de Saul au conseil de bon gouvernement I.

Abraham est tzotzil. Ça se voit car il est habillé d’un épais vêtement noir, le chuj, et un chapeau rond d’où pendent des rubans de couleur. Il appartient au Caracol II. « Le gouvernement a provoqué des conflits pour affronter les communautés et justifier les incursions violentes. Nous, conseil de bon gouvernement, avons essayé de chercher des solutions par le dialogue, l’enquête. Qu’importe l’appartenance, la croyance, la religion, la justice s’applique. » « Les petites propriétés [terrain privé qui n’excède pas une certaine superficie en accord avec la Constitution politique des États-Unis du Mexique] de ceux qui ne sont pas partis en 1994 et qui ont moins de 50 hectares sont respectées », précise Alex.

Le mauvais gouvernement

Les conflits avec le mauvais gouvernement persistent. La racine de ceux-ci se trouve dans les changements faits à l’article 27 de la Constitution qui a cédé la place au Programme de certification des droits fonciers et des titres de terrains urbains (Procede). D’après plusieurs spécialistes et organisations paysannes, ce programme, initié en 1992, est un piège tendu par le gouvernement aux ejidatarios [les utilisateurs des terres communales] et aux communautés pour démanteler la propriété des terres communales et des ejidos. Le programme attribue des titres de propriété individuels et c’est un pas vers la désintégration formelle des ejidos. De plus, grâce à cette réforme, la terre qui autrefois était inaliénable de par la loi peut désormais être taxée et vendue ou louée.

Les zapatistes, comme beaucoup de groupes, communautés et organisations paysannes au Mexique, sont conscients de cela. « Nous ne voulons pas du Procede, a affirmé Saul à la rencontre, nous allons défendre notre mère la terre. Nous avons donné notre vie pour la défendre. Zapata a dit que la terre, les mers et le sous-sol sont au peuple. [Carlos] Salinas [président en exercice lors des réformes de l’article 27] a dit que non. Il y a des compañeros paysans des États qui savent que les meilleures terres appartiennent aux propriétaires terriens mais le jour viendra où ces terres seront celles des paysans. » Minerva aussi intervient sur ce point : « Le mauvais gouvernement tient la terre sous contrôle et intervient dans les communautés pour convaincre. Le Procede est fait pour diviser, perdre la culture et le collectivisme. » Et elle affirme fermement : « Nous avons pris l’engagement de lutter contre cette mauvaise idée. »

Pascual, du Caracol V, insiste également sur ce thème : « Salinas a à nouveau menti. Il a mesuré toute la terre. Beaucoup sont tombés dans le mensonge et ont accepté de diviser la terre et ils y vivent en payant l’impôt. Nous ne l’acceptons pas. C’est pour cela que nous nous sommes soulevés en armes. C’est pour cela que notre ennemi est le Procede. Le gouvernement nous veut de son côté mais c’est déjà difficile car nous avons construit notre autonomie. »

La parole de Minerva nous sert d’exemple lorsqu’elle parle des conflits provoqués par le gouvernement contre les communautés zapatistes : « Ils continuent à vouloir entrer avec des projets. Ils veulent nous détruire et nous rendre à nouveau esclave. Nous ne le permettrons pas. Ni que nos enfants souffrent d’exploitation et de mépris. Nous nous sommes engagés à défendre la terre des zapatistes et des non-zapatistes. Jamais plus, nous ne nous laisserons dire comment travailler. » Dans le même sens, Anabel a dénoncé la situation sur le territoire de Roberto Barrios : « Dans nos communes autonomes, le mauvais gouvernement a un plan d’expulsion des communautés par les paramilitaires pour 2007. Il y a là-bas des intérêts autour de l’eau, du pétrole, du bois, de la terre, des grottes, de la biodiversité. Nous nous défendons avec l’information à travers le monde. Nous nous unissons avec d’autres organisations comme l’Autre Campagne pour défendre la terre. »

Rodrigo Ibarra,
Spécial pour Narco News Bulletin.

Traduit par Caro.

Source : narconews.com/

Notes

[1Traduit par Joani Hocquenghem aux éditions Ludd, Paris, 1998.

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