la voie du jaguar

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Vierge indienne et Christ noir (I)

La vie secrète des dieux

samedi 15 octobre 2016, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir, une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton, deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».

Il ne faut jamais se couper de l’humanité, car on risque dans l’éloignement de lui trouver des circonstances atténuantes. (Albert Cossery)

En 1995, à mon arrivée au Mexique, j’ai été surpris de la sensibilité religieuse (devons-nous dire spirituelle ?) à fleur de peau des Mexicains et de l’importance que revêt la Vierge de Guadalupe, qui, dit-on, tient lieu de sentiment national. Le Mexique semble être la terre de prédilection de la Vierge, du Christ et de tous ses saints. Les sanctuaires sont innombrables et, pour s’y rendre, les pèlerins sillonnent inlassablement le pays à pied, à vélo, en camion, ou en autocar.

Les dieux anciens ne semblent pas vouloir abandonner la terre du Mexique pour le ciel de la transcendance malgré les efforts des premiers missionnaires franciscains hier et des évangélistes aujourd’hui. Pour donner le change, ces dieux ont dû changer un peu d’apparence, modifier leur garde-robe, se déguiser, prendre l’aspect d’un saint chrétien, la figure de la Vierge ou du Christ : changer d’apparence, c’est assez facile pour un dieu, cela entre dans ses possibilités sinon dans ses attributions. Ainsi déguisés, ils sont passés inaperçus dans l’ombre de leur ancien sanctuaire et ils ont évité d’être balayés grossièrement par le souffle de la tempête venue avec les conquistadores.

Évidemment le temps ne va pas simplifier cette résistance sibylline des dieux, ils ont dû parfois se contorsionner pour être à la page et suivre l’histoire du Mexique, colonial, indépendant, créole, métis et indien. Je me suis intéressé à cette vie cachée des dieux et à leur métamorphose. Ce travail poursuivait la réflexion entamée avec Le Mythe de la raison [1] concernant notre mode d’appréhension de la réalité et le côté tout relatif de nos « vérités ».

Avant d’aborder aux rivages mexicains, il me faut préciser ma démarche et les termes ou expressions utilisés. Au début du XVIe siècle, la rencontre entre le monde chrétien et le monde mésoaméricain est souvent qualifiée de choc des cultures. Il ne faut pas oublier cependant qu’il s’agit de conquête et que tout un monde va chercher à prendre le dessus sur un autre avec, pour seul objectif, de le dominer, de le briser et de le mettre au travail. Pour leur part, les dominés vont développer toute une stratégie de la résistance jusqu’à peser sur la pensée dominante et la distordre. Cette confrontation entre deux points de vue sur le monde n’est pas terminée. Elle est même devenue un enjeu de notre temps entre développement généralisé de l’activité capitaliste et résistance à cette conquête marchande de la planète.

Prétendre faire l’archéologie de la pensée mexicaine pose une question d’importance : qu’entendons-nous par « pensée », par « cosmovision », par « système de pensée » ? Nous voilà plongés dans le domaine de la métaphysique qui traite de la vie secrète de la pensée, des esprits et des dieux.

La première confusion provient des deux axes opposés, du moins pour les Occidentaux, sur lesquels se manifeste la pensée : l’axe de la conscience et l’axe de la réalité. Dans le sens courant du terme, la pensée est l’opération mentale de l’individu consistant à associer dans une combinaison qui se voudrait logique un ensemble de représentations mentales (concepts, images, symboles), qui sont à sa disposition, pour appréhender un aspect de la réalité, c’est-à-dire pour éclairer cet autre axe de la pensée, l’axe de la pensée comme réalité.

Toute société humaine se présente comme la réalisation de la pensée de la médiation, c’est la pensée de la médiation devenue réalité, la pensée réalisée. Les chamans ou porteurs d’esprits, les prêtres ou porteurs de dieux, les porteurs d’actions, petits ou grands, connaissent le pouvoir de la pensée, son effectivité. Nous ne pouvons pas séparer la pensée de sa réalisation : la vie sociale que nous connaissons, au point où nous sommes amenés à avancer que, pour nous, êtres humains, la pensée est toute la réalité et la seule réalité. Cette pensée connaît une double expression, une expression que je qualifierai d’objective dans la mesure où elle dépasse le sujet : la civilisation, la société, dans laquelle nous vivons ; et une expression subjective : la pensée qui anime le sujet et qui le conduit, par exemple, à se servir d’une carte bleue pour payer ses achats.

La civilisation occidentale, chrétienne et capitaliste se présente comme la réalisation de la pensée du grand marchand : une spéculation sur les échanges marchands à venir. Et cette pensée dans la tête du marchand est effective. Nous sommes confrontés au quotidien à cette pensée qui n’est pas de prime abord la nôtre et qui représente pourtant toute notre réalité : notre vérité ontologique aussi bien que métaphysique, que nous allons parfois chercher dans les étoiles ou dans les atomes. Cette réalité spirituelle qui nous dépasse et vis-à-vis de laquelle nous entretenons une relation émotionnelle très forte va revêtir différentes expressions et figures religieuses : mythe du péché originel et du salut, de l’enfer et de la rédemption, figure du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

La pensée du capitaliste semble écraser sous le poids de son hégémonie d’autres modes de réalisation de la pensée ou d’autres réalités, d’autres mondes, qui sont pour nous, citoyens de l’Empire marchand, comme des mondes parallèles et le plus souvent invisibles, qui perdurent entre les lignes, dans les vides et les creux de l’Unique.

Notre enquête traite du rapport qu’entretiennent les individus d’une civilisation donnée à cette totalité qu’est la pensée. Elle est principalement centrée sur le contenu des représentations religieuses. L’histoire des représentations religieuses reste l’histoire du concept même si de nos jours le concept prétend s’être émancipé du religieux, de la pensée comme réalité, pour se maintenir uniquement sur l’axe de la pensée comme conscience. Cette coupure est propre au monde occidental et nous la retrouvons dans les représentations que nous nous faisons de la réalité (opposition entre nature et culture) et de l’être (opposition entre le corps et l’esprit) [2]. Le sentiment de soi n’est donné que dans le flou, et dans l’inconsistance. L’affirmation « je suis un être humain » (sous-entendu du fait que j’appartiens à une société et que j’en respecte les usages, les règles et les mécanismes d’échange) qui définit l’appartenance à un peuple s’est dissoute dans un ensemble d’automatismes liés à l’usage de l’argent, qui n’atteignent plus, ou rarement, le seuil de la conscience. À partir de ce commencement, de cette conscience de soi comme réalité, autant dire comme pensée, Descartes avait pourtant découvert l’existence de Dieu, un Trobriandais, celle de l’esprit, et un Tutsi, celle du sacré.

La conquête du Mexique par Cortés et sa soldatesque se présente sans détour comme une conquête spirituelle : la domination de l’esprit d’un monde, en l’occurrence le monde chrétien, représenté par la figure du Christ, de la Croix et de la Vierge Marie, sur le monde mésoaméricain, dont l’esprit, représenté par les différentes figures des dieux ou des déesses tutélaires, est immédiatement calomnié et rejeté avec effroi.

En Europe, la religion chrétienne restait encore proche du paganisme, le monde n’était pas entièrement profane, il restait enchanté et le sentiment du sacré n’était pas encore très éloigné des gens et de leur quotidien ; il reposait sur une familiarité, une proximité tout humaine entre les hommes et le divin grâce à la médiation des saints, ces hommes-dieux de la chrétienté. Pourtant au-delà de l’océan, la religion chrétienne avec l’ordre des frères mineurs va se faire dans un premier temps la propagandiste furieuse de la transcendance de l’Esprit, pour revenir ensuite, avec l’Église séculière, à plus de retenue. Il s’agissait, dans un premier temps, de bien marquer sa différence face à la cosmogonie des peuples indiens. La soumission des indigènes, totalement dépossédés de la pensée de leur activité sociale (pensée qui appartient désormais aux conquérants), devait se traduire sur le plan religieux par la domination absolue d’un dieu unique et omnipotent.

Face à cette déferlante, le monde indien a résisté, acculé à ses derniers retranchements : une communauté de voisinage qui va adopter toute la panoplie des images de l’Église catholique pour reconstituer, avec les brides d’une cosmovision antique, une cosmogonie nouvelle et originale, dominée par la figure de la Mère et, plus précisément, de la Terre-Mère.

(À suivre)

Photographie : Adriana Luna.

Notes

[1Lapierre (Georges), Le Mythe de la raison, L’insomniaque, Paris, 2001.

[2La nature d’un côté et le corps de l’autre se trouvent tous les deux sur l’axe de la pensée comme réalité, perçue alors comme pure extériorité.

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