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Todos somos Coca-Cola

Le Mexique ou la démocratie galopante

septembre 2004, par Georges Lapierre

Pendant longtemps, le Mexique fut l’enjeu d’un débat social d’envergure entre deux conceptions de la démocratie : la démocratie selon les pauvres et la démocratie selon les riches. Il l’est toujours, seulement c’est la démocratie selon les riches qui galope actuellement sous le gouvernement du président Vicente Fox, el hombre Coca-Cola.

La démocratie selon les riches c’est todos somos Coca-Cola, c’est la soumission de tous à l’activité des prédateurs sociaux ou grands marchands capitalistes. Ceux-ci traînent avec eux dans les sociétés marchandes avancées comme la nôtre toute une cour qui fait l’éloge de leur activité et qui chante leurs bienfaits, les bienfaits de la démocratie selon les riches.

La démocratie selon les pauvres prend sa source dans le sentiment de former une collectivité, dans la persistance du sentiment de l’autre, qui prend racine dans la culture de la réciprocité et de l’égalité de tous qui en découle. C’est la part indigène du monde métis, c’est le Mexique profond, c’est l’âme indienne du Mexique. C’est l’esprit qui a animé et qui anime toujours les révoltes et les mouvements d’émancipation qui écrivent son histoire. C’est le Mexique révolutionnaire d’Emiliano Zapata ou de Ricardo Flores Magon.

Sous la bannière de la Vierge noire de Guadalupe Tepeyac, ce sont les armées paysannes qui luttent pour l’indépendance sous le commandement des curés Hidalgo et Morelos. Cette lutte fut trahie par les possédants qui voyaient avec terreur un peuple en armes se soulever pour conquérir sa liberté. Ils se sont alliés aux Espagnols pour écraser l’armée des pauvres.

Cent ans plus tard, c’est le même sentiment qui anime la révolution zapatiste pour la reconquête des terres communales confisquées au profit des investisseurs, le plus souvent étrangers, par Porfirio Diaz.

Nous pourrions aussi parler du soulèvement armé des paysans cristeros, trahi à son tour par la hiérarchie catholique.

Durant tout le XIXe et tout le XXe siècle, l’État moderne mexicain a dû à la fois s’affronter et composer avec cette culture de la collectivité fortement ancrée dans le monde paysan métis et indien, fortement enracinée dans les mœurs.

Le XXe siècle se termine avec la répression sanglante des luttes armées paysannes de Génaro Vázquez et de Lucio Cabañas et s’ouvre sur le XXIe siècle avec le mouvement zapatiste pour l’autonomie indienne.

Les exigences de justice, de liberté et de démocratie des Indiens insurgés du Chiapas ont trouvé un écho favorable et souvent enthousiaste dans cette part de la société mexicaine qui reste encore attachée à la vie collective et aux valeurs qui l’accompagnent. Que ce soit dans un quartier populaire ou dans un village, c’est le goût pour la vie sociale, qui trouve à s’exprimer dans les nombreuses fêtes qui rythment le temps communautaire.

À la fin des années 1980, peu après le vaste élan de solidarité populaire suite au tremblement de terre de 1985, les hommes politiques ont ouvert le pays au déchaînement des égoïsmes et à la barbarie occidentale : nouvelle et terrible conquête du Mexique par les entreprises marchandes de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Désormais, la corruption, qui était jusqu’alors contenue et limitée à la sphère du pouvoir, contamine et envahit insidieusement la société mexicaine comme le maïs transgénique venu des États-Unis envahit la campagne, vaste entreprise de spoliation sociale qui repose sur la ruine programmée des communautés paysannes faisant encore obstacle à l’avancée d’un monde totalitaire.

Depuis quelque temps déjà, le maïs transgénique nord-américain contamine subrepticement la campagne mexicaine avec la complicité du gouvernement. Une enquête avait été diligentée dernièrement, mais les États-Unis se sont opposés à la publication des résultats, sous prétexte qu’ils veulent vérifier la validité scientifique de ses conclusions.

Cette histoire du maïs rappelle étrangement ce qui s’est passé en Colombie quand l’arrivée massive du blé en provenance des États-Unis a complètement ruiné les petits paysans. Nous savons ce qu’il est advenu de la Colombie déchirée entre la guérilla, les cartels de la drogue, les paramilitaires, l’armée et le gouvernement à la solde des États-Unis.

Quand le maïs transgénique nord-américain subventionné envahit non seulement la campagne mais aussi le marché mexicain et concurrence le maïs criollo, en fait le maïs indigène, qu’espèrent l’État mexicain, l’État nord-américain, les grands fermiers gringos et les multinationales de l’alimentation ? La ruine des communautés paysannes et la décomposition sociale qui la suivra fatalement ? Ils attendent la fin d’une civilisation. La fin de la civilisation des hommes et des femmes de maïs.

« Pour nous le maïs est plus qu’une céréale, il résume notre passé, il définit notre présent et il est le fondement de notre futur. Nous le mangeons, mais ce n’est pas seulement une nourriture. Il est le prétexte de la fête, de l’échange, de la vie sociale, de l’aide mutuelle. Il est notre vie. Le maïs se trouve au centre de notre culture, en ce sens, il a un caractère sacré (...). Nous rejetons l’activité commerciale obsédée par le profit. Elle détruit la terre, elle débilite le tissus social et culturel de nos peuples et transforme les relations entre les personnes.
Nous luttons pour conserver les maïs qui, durant des milliers d’année, ont été créés pour vivre dans les climats, les montagnes et les sols de nos terres et qui partagent l’esprit de nos communautés. »
(Manifeste « Défendre notre maïs, prendre soin de la vie, contre la contamination du maïs indigène par le maïs transgénique à Oaxaca ».)

En finir avec la culture indienne, cette idée obsède à tel point les hommes en place que le ministère de l’Éducation a décidé dernièrement de supprimer des cours les études préhispaniques :

« Derrière cette réforme, il y a le rejet, peut-être jusqu’à la panique, de nous reconnaître nous-mêmes... L’élimination des cultures préhispaniques des programmes signifie dire dans le même temps que la partie indienne est de trop dans l’histoire comme les indigènes sont de trop dans le pays. »

L’offensive tous azimuts du gouvernement de Fox pour faire du Mexique une démocratie selon le vœu des multinationales nord-américaines avance à coups de machettes. Pourtant, il y a comme un léger changement sur le front du conflit, comme si le gouvernement se dégageait progressivement des tâches dégradantes de la guerre sale, de la guerre contre la société, pour en laisser l’initiative à des forces privées, plus occultes.

Déjà les prédécesseurs du président actuel avaient cherché à ne pas impliquer directement l’État dans les basses œuvres du crime - à la différence de ce qui se passait dans les années 1970, où l’État, par le biais de l’armée, s’était trouvé directement impliqué dans les disparitions forcées, les tortures, les assassinats à la chaîne et les massacres. Le gouvernement précédant, par exemple, a eu recours de façon systématique aux groupes paramilitaires pour semer la terreur dans les villages rebelles du Chiapas. Le massacre de quarante-cinq réfugiés, membres de l’association las Abejas, proche des zapatistes, à Acteal reste gravé au fer rouge dans la mémoire collective. Le lien entre les paramilitaires, l’armée qui les formait et le pouvoir politique restait encore trop visible.

Le gouvernement de Fox inaugure l’ère de l’assassinat sélectif, à titre d’exemple, mais dont les commanditaires n’appartiennent plus à la partie émergée du pouvoir, aux institutions de l’État, mais à sa partie occulte, diffuse dans la société. Le terrorisme d’État devient une affaire laissée entre les mains de collusions d’intérêts de type mafieux, bien plus insaisissables, représentées par des forces d’extrême droite et conservatrices, où se trouvent engagés, à titre privé, des chefs militaires et policiers, des hommes d’affaires, des hommes politiques et, parfois, les chefs des cartels de la drogue.

L’investiture de Vicente Fox commence par l’assassinat, le 19 octobre 2001, de l’avocate Digna Ochoa, qui, dans sa défense des opprimés (au Mexique, ce mot prend tout son sens), était amenée à s’occuper d’affaires très sensibles impliquant l’armée, des caciques liés au gouverneur du Guerrero et les services secrets.

Le 5 août 2003, Griselda Teresa Tirado est assassinée à la sortie de son domicile, elle avait fondé l’Organisation indépendante Totonaca et défendait les droits des Indiens de la Sierra Norte de Puebla, victimes des grands propriétaires.

Le 17 août 2003 est assassiné l’avocat Carlos Sanchez à Juchitan, dans l’État d’Oaxaca, il était l’un des fondateurs de la COCEI (Coalition ouvrière paysanne et estudiantine de l’Isthme) et il était en outre conseil auprès du CCU (Conseil citoyen d’Union Hidalgo), qui a rejeté un maire corrompu et assassin impliqué dans un projet d’élevage industriel de crevettes.

Le 23 avril 2004, on découvre le corps de Noel Pavel Gonzalez Gonzalez pendu à une croix au sommet du mont Ajusco, au sud de la capitale. Noel Pavel était étudiant à la faculté de philosophie et de lettres de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM) et à l’École nationale d’anthropologie et d’histoire. Il avait participé à la grande grève étudiante de 1999 à 2000 et il soutenait la cause zapatiste, dont il se sentait très proche.

C’est au moment de l’anniversaire de la grève étudiante que Noel Pavel a été séquestré et torturé pendant trois jours avant d’être pendu au sommet de l’Ajusco. Un promeneur, qui veut rester anonyme, avait remarqué, avant de découvrir le corps le lendemain, les traces de trois personnes dont l’une semblait traînée par les deux autres. Il faut savoir aussi que les croix qui se trouvent au sommet des monts qui entourent la ville de Mexico ont été érigées à l’initiative de la droite lors de la première visite du pape Jean Paul II.

Ces derniers temps ont été marqués par une violente campagne contre la communauté étudiante de la part des autorités universitaires appuyées par des groupes d’extrême droite comme le groupe Apocalipsis, la branche porrile (les porros sont des hommes de main recrutés par le recteur et formant une milice à l’intérieur de l’université) de la confrérie conservatrice du Yunque (confrérie secrète qui a ses hommes aux postes clés de l’administration et du gouvernement).

Le 21 juin 2004, le journaliste Francisco Javier Ortiz Franco, coéditeur de l’hebdomadaire Zeta est descendu. Il enquêtait sur les relations très particulières qui unissent le richissisme Jorge Hank Rhon, qui allait être le futur maire de Tijuana, et les frères Arellano Felix, qui sont à la tête du cartel de la drogue en Basse-Californie.

La liste n’est pas exhaustive. Inutile de préciser que les coupables ne sont pas trouvés quand les enquêtes ne concluent pas à un suicide, comme pour le cas de Digna Ochoa ou de l’étudiant Noel Pavel. De toute manière, le gouvernement de Vicente Fox s’en lave les mains.

La société mexicaine a réservé un accueil chaleureux aux zapatistes durant la Marche de la couleur de la terre, en février et mars 2001, pour la reconnaissance des droits et de la culture des peuples. Las, cette mobilisation ne fut pas assez forte ni suffisamment déterminée pour faire reculer le pouvoir.

Cette mollesse de la société civile, nous l’avions déjà perçue au cours de la grande grève étudiante qui avait secoué le milieu universitaire, politique et social de 1999 à 2000. Ce mouvement pour la gratuité et pour une réelle vie démocratique au sein de l’université prenait racine dans ce sens de la collectivité et cette culture de la solidarité qui faisait, et qui fait encore, la richesse humaine du Mexique. Les étudiants en grève n’ont jamais été isolés dans la société, où ils ont toujours rencontré de la sympathie et des appuis, ils ont été trahis par les partis de gauche, les intellectuels les plus en vue et, plus généralement, par ce qu’on appelle les forces progressistes, c’est-à-dire par cette partie de la société qui aspire à une démocratie selon les riches et qui souhaite la fin du conflit entre État et société par la soumission définitive de cette dernière.

Face à cette offensive de l’État contre la société mexicaine et à la décomposition du corps social qui en résulte, nous pouvons noter un repli des forces, un retour sur soi et en soi de la société, un retour à ses fondements : la lente reconstruction d’une autonomie sociale à partir de l’élargissement à la commune et à la région de la démocratie pratiquée dans les villages indiens, ce sont les caracoles zapatistes, c’est aussi tout le mouvement indigène visant à la « reconstruction éthique des peuples ». Toute cette mise en place, toute cette récupération des forces n’a rien de spectaculaire, n’a rien pour satisfaire notre soif d’événements. L’autonomie indienne va pourtant se retrouver au centre de la question sociale dans les années à venir. Comment va réagir la société métisse face à ce surgissement à la lumière du jour de ses propres profondeurs ?

Août 2004,
Georges Lapierre

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