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Les dernières péripéties de la vie mexicaine

jeudi 15 juillet 2010, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Les dernières péripéties de la vie mexicaine, caravane de soutien à Copala, décisions prises par la Haute Cour de justice concernant Atenco et l’entreprise Luz y Fuerza del Centro, démantelée par le président de la République, les élections du gouverneur d’Oaxaca, nous incitent à réfléchir sur l’état de la vie politique au Mexique. Comme il arrive souvent, ce qui était jugé archaïque se présente soudain comme l’avant-garde de la modernité. Le Mexique, en passant brutalement du parti unique à la démocratie parlementaire néolibérale, n’a pas à s’embarrasser des formes dépassées, mais qui continuent à peser dans l’imaginaire collectif, d’une vie politique et parlementaire fondée sur l’opposition gauche/droite et sur un pacte social s’appuyant sur la reconnaissance par l’État des institutions de la société civile.

Le Mexique se présente d’emblée comme un État néolibéral fort, il tient cette force de soixante-dix années d’un régime autoritaire reposant sur le système du parti d’État. Au début des années 1980, Salinas de Cortari, élu grâce à la fraude président de la République, s’est appuyé sur le pouvoir totalitaire du parti unique pour entreprendre à marche forcée une politique libérale de privatisation des entreprises nationales et d’ouverture du pays aux multinationales ; c’est sous sa présidence qu’est signé le traité de libre commerce entre le Mexique, le Canada et les États-Unis en 1992.

La marchandise dans sa phase de pénétration active et totalitaire de la vie sociale s’accommode mal de la concurrence de l’État comme régime unique et autonome, il lui faut des États qui lui soient subordonnés ou, plus précisément, qui soient subordonnés aux diktats d’un marché de dimension planétaire ou transnationale. L’idéal recherché est celui d’un État fort, capable d’imposer à la société une politique libérale à la convenance des grands marchands capitalistes tout en laissant à chaque individu le sentiment d’une liberté de choix, rendant ainsi plus tangible la soumission de celui-ci aux impératifs de la société marchande.

Désormais les partis politiques ne donnent plus l’illusion de proposer des choix de société, les jeux sont faits depuis longtemps, ils ne sont plus que des marques de fabrique qui proposent le même sous des couleurs différentes. Il y a une concurrence entre eux comme il peut y avoir une concurrence entre les fabricants de machine à laver : « Je suis celui qui lavera plus blanc votre linge. » À la suite des promotions électorales, le citoyen choisit tel ou tel candidat avec l’espoir naïf qu’il lui donnera satisfaction. Les hommes politiques sont interchangeables, nous commençons à nous en apercevoir en France malgré les séquelles idéologiques qui donnaient autrefois aux partis un rôle plus déterminant. Sur ce plan, le Mexique a une longueur d’avance : les partis sont visiblement des enveloppes vides, qui ne masquent même plus des relations de copinage intéressé, au point d’ailleurs où ces jeux de copinage transcendent les partis proprement dits. Actuellement toute la vie politique au Mexique est marquée par deux courants, qui se dessinent de plus en plus nettement en vue de l’élection présidentielle de 2012, il y a ceux qui s’agglutinent autour d’Enrique Peña Nieto, l’homme fort du moment, soutenu par Salinas de Gortari, gouverneur de l’État de Mexico (Edomex), nous y trouvons des gens du PRI, du PAN et sans doute du PRD [1], en face il y a ceux qui sont contre Peña Nieto, nous y retrouvons des gens du PRI, du PAN et du PRD, ce courant informel est animé par le chef de l’État, Felipe Calderón. Il est encore à la recherche de son candidat, et les tractations doivent aller bon train, le candidat devra représenter l’alliance contre nature (du moins pour nous, les naïfs) entre le PAN et le PRD et cela ne m’étonnerait pas outre mesure qu’il soit présenté au public comme un candidat d’izquierda, de « gauche », issu du PRD et soutenu par l’extrême droite. Cela aurait l’avantage de le mettre dans les pattes d’AMLO [2] pour le faire trébucher une nouvelle fois (voir plus loin).

Lors des dernières élections à Oaxaca, le représentant d’Ulises Ruiz Ortiz, Eviel Pérez Magaña, a eu contre lui le mécontentement de la population lasse des méfaits et turpitudes sinistres et diverses d’Ulises Ruiz, mais aussi toute une coalition politique où l’on retrouve d’anciens gouverneurs issus du PRI comme José Murat et Diódoro Carrasco, et les gens du PRD et du PAN ; il a dû aussi s’affronter aux manœuvres de l’État fédéral : faire barrage aux ambitions affichées d’Ulises Ruiz, c’était faire barrage aux ambitions, tout aussi affichées, de Peña Nieto. Ce n’est pas cette coalition à caractère politique qui a mis le candidat d’Ulises Ruiz en difficulté, mais je pense qu’elle était suffisamment déterminée pour contraindre Ulises Ruiz à reconnaître le résultat des urnes et l’empêcher d’avoir recours à la fraude, comme il semblait s’y préparer. Il se plaint d’une conjuration de l’État contre lui, il va même jusqu’à se présenter comme la victime d’une sale guerre, de la guerra sucia, dit-il, comme si on l’avait emmené dans les prisons de Nayarit en hélicoptère en le menaçant de le jeter à la mer [3] ; en fait, il veut dire qu’au plus haut niveau de l’État on s’était donné les moyens d’exercer une forte pression sur lui, avec écoutes téléphoniques afin de déjouer ses combinaciones. Maintenant, quant à penser que l’heureux élu, Gabino Cué, va gouverner mandar obedeciendo, forcé en cela par la volonté du peuple, comme j’ai pu le voir écrit et suggéré avant et après les élections, c’est faire preuve d’une surprenante et rare crédulité.

Dans ce devenir bonnet blanc, blanc bonnet de la vie politique mexicaine, à l’image de la vie politique des sociétés marchandes avancées, ce n’est pas sans un regard amusé que nous suivons les tentatives désespérées d’AMLO pour former, ou coaguler autour de sa personne, un parti progressiste. Qu’est-ce qu’un parti progressiste ? C’est un parti national-capitaliste, il se comprend principalement dans le contexte du continent américain : c’est un parti qui cherche à émanciper le pays, en fait la bourgeoisie nationale, de la tutelle des États-Unis et de sa main de fer, à l’exemple du Brésil de Lula, de l’Équateur, du Venezuela, de la Bolivie, etc. Il s’agit de contribuer à la formation d’une bourgeoisie nationale forte et d’une société marchande à part entière et entrer ainsi mieux armé dans le concert des puissances capitalistes. Les États-Unis seront-ils d’accord pour donner un peu de mou à la laisse en 2012 ? Je ne le pense pas. Surtout López Obrador a contre lui toute une oligarchie néocoloniale qui tire parti de cette situation de subordination du Mexique aux intérêts de sa métropole, les États-Unis. « Cette mafia au pouvoir », comme il l’écrit, saura bien lui mettre quelques bâtons dans les roues sur la route chaotique qui mène à Los Piños [4] (voir plus haut).

Andrés Manuel López Obrador s’appuie sur ce qu’on appelle la société civile. La société civile naît d’un pacte entre la classe dominante, la classe active, celle qui a la pensée de son activité sociale, en l’occurrence la classe bourgeoise, et une partie plus large de la société, qui semble trouver son compte, ou qui peut espérer trouver son compte, dans cette dynamique sociale reposant entièrement sur l’activité marchande. C’est à partir d’un tel pacte constitutionnel que se sont développées les sociétés capitalistes avancées. Maintenant il devient caduc dans ces mêmes sociétés où la Constitution est de plus en plus ressentie comme un frein à l’activité capitaliste et les gouvernements se succèdent pour en modifier les articles. Une société civile trop forte est alors perçue comme une entrave qu’il s’agit de circonvenir ou comme un obstacle qu’il s’agit de contourner. Qu’en est-il au Mexique ?

Au Mexique, la société civile ne représente qu’une part somme toute assez réduite de la société ; comme partout, nous y retrouvons les intellectuels, les cultureux, les gens issus des professions libérales, les bureaucrates syndicaux convertis à la démocratie, ce que nous pourrions appeler la garde avancée de l’État, et, évidemment, toute la petite et moyenne bourgeoisie, ajoutons-y les organisations non gouvernementales (ONG), sous le contrôle des différents courants théologiques. Le reste de la population mexicaine campe sur des positions qui lui sont propres, le plus souvent en marge de la société civile et de ses compromissions avec l’État, cet esprit d’autonomie, ce réflexe d’autonomie, dirons-nous, d’une partie de la société dans les quartiers pauvres des villes ou colonias, et surtout dans les villages ou bourgades est bien réel, tout au moins comme attitude partagée face aux carences de l’État et surtout face aux initiatives prises par le pouvoir, qui sont en général toujours perçues pour ce qu’elles sont, des initiatives en vue de l’enrichissement de quelques-uns contre l’intérêt général, du moins contre l’intérêt des habitants : les habitants des colonias et des villages sont le plus souvent amenés à régler leurs problèmes eux-mêmes, à palier continuellement les déficiences des équipes au pouvoir, et ils doivent en outre se méfier des décisions prises en haut lieu et rester vigilants. Cet état d’esprit les maintient constamment sur la brèche. L’engagement vis-à-vis du pouvoir est individuellement intéressé et collectivement circonspect.

Dans les sociétés bourgeoises dites encore sociétés démocratiques, les conflits sociaux se réglaient généralement par la médiation des forces civiques, syndicats, partis politiques, institution judiciaire, c’est-à-dire par les forces représentant la société civile. Ce n’est pas le cas au Mexique, la société se trouve directement face à l’État et à l’ensemble de ses forces répressives, policières, militaires, parapolicières, paramilitaires. À ces forces, il ne faut pas oublier d’ajouter les instances judiciaires, celles-ci font clairement partie de l’arsenal répressif, favorisant l’impunité des uns et condamnant à tour de bras les autres, ceux qui s’opposent à l’État. Là encore le Mexique prend l’avantage sur les pays capitalistes avancés, où l’exécutif reste encore empêtré dans un appareil judiciaire vieillot, dont les velléités d’indépendance sont désormais perçues comme surannées. Rien de tel au Mexique.

La relation entre la population, l’État et les instances judiciaires est d’une autre nature que celle qui a encore cours en Europe. La population en conflit contre l’État ne perçoit pas le judiciaire comme une médiation possible entre elle et l’État, mais bien comme le prolongement de l’État. La société civile aimerait voir le judiciaire comme médiation, c’est son rêve du moment, la société ne le voit pas ainsi, même si, bien évidemment, elle est amenée à se battre sur ce terrain. Avoir le droit (constitutionnel) avec soi est loin d’être suffisant pour emporter une décision de justice ; la population n’est pas dupe, même si elle a en général, de fait, le droit avec elle. Dans un conflit avec l’État, ne représente-t-elle pas l’intérêt collectif contre l’État, porteur de l’intérêt particulier de certaines entreprises transnationales ou, tout simplement, d’une classe sociale ? Les habitants, dans leur opposition aux multiples initiatives étatiques, sont amenés à revenir sans cesse à l’essence du droit, c’est-à-dire à la volonté collective, en mobilisant la société contre l’État. Ils ne font pas appel à la société civile dans le sens étroit du terme, mais à la société comme fondement du droit, nuance ; et nuance importante, qui, si elle était entendue, éviterait bien des malentendus. Même ainsi, même en mobilisant la société contre l’État, les habitants ne sont pas certains d’emporter la décision, tant la justice reste inféodée au pouvoir.

À ce sujet, si nous regardons à la loupe les dernières décisions de la Haute Cour de justice, la SCJN, la Suprema Corte de Justicia de la Nación, nous nous rendons vite compte qu’elles ont été dictées par le gouvernement. Je serai, par exemple, beaucoup plus circonspect qu’Adolfo Gilly qui, dans un article d’opinion paru dans La Jornada [5], sous le titre saisissant, Atenco : Una sentencia trascendente (Atenco : une sentence transcendante) écrit : « La liberté des prisonniers d’Atenco décrétée par la Cour suprême de justice de la nation est un revers à l’autoritarisme et à la répression des mouvements sociaux ; à l’usage factieux de la justice par les gouvernements fédéraux ou des États ; et à la docilité face aux autres pouvoirs des instances du pouvoir judiciaire. » Sans doute, sans doute..., dans un certain sens oui, mais je ne m’emballerais pas si vite, d’autant que l’on apprenait ce même jour que la Cour suprême (montrant, cette fois-ci une docilité à toute épreuve) venait de débouter les travailleurs de Luz y Fuerza del Centro de leurs recours contre le président de la République. Rappelons que Felipe Calderón avait, en octobre de l’année dernière, procédé à la liquidation de cette entreprise publique par simple décret présidentiel (ou lettre de cachet), jetant du jour au lendemain des milliers de travailleurs dans la rue. Il débilitait ainsi un syndicat puissant, le SME (Syndicat mexicain des électriciens) qui le gênait dans la poursuite de sa politique libérale. Mais revenons à Atenco, c’est un cas paradigmatique de la lutte des habitants et de leurs mésaventures avec la justice.

En 2001, les habitants de cette bourgade proche de la capitale s’élèvent contre le projet de construction sur leur terre d’un aéroport international. Regroupés dans une association, le Front des villages pour la défense de la terre, le FPDT, ils mobilisent l’opinion publique par leur détermination et des manifestations importantes dans la capitale, si bien qu’ils finissent par faire reculer le gouvernement, qui abandonne provisoirement son projet en 2002.

En mai 2006, à la fin de la présidence de Vicente Fox, c’est l’union sacrée des trois plus puissants partis d’État, le PAN, le PRI, le PRD, contre le FPDT, dont l’alliance avec les zapatistes est perçue comme un danger d’État ; et c’est l’horreur, une cohorte de pigs envahit le village, pénètre dans les maisons, les hommes sont tabassés à mort, des femmes sont violées, bilan : deux cents prisonniers et prisonnières, un nombre incalculable de blessés et de blessées, deux morts, Alexis Benhumea et Javier Cortés. La justice n’est pas en reste, qui condamne les leaders à des peines extravagantes, Ignacio del Valle à cent douze ans de prison de haute sécurité, Medina Felipe Alvarez et Hector Galindo Gochicoa à plus de soixante ans, neuf autres à plus trente ans de prison. Malgré ce déni de justice digne des États les plus totalitaires, il a fallu attendre quatre ans pour que la Haute Cour daigne se réunir. Avant, il lui a paru plus urgent d’accomplir une promesse électorale faite par Felipe Calderón à des congrégations évangéliques, celle de libérer les assassins d’Acteal ; on peut d’ailleurs se demander si la décision concernant les prisonniers d’Atenco n’est pas un « prêté pour un rendu ». Ensuite, il a fallu une mobilisation énorme de l’opinion publique nationale et internationale et à ce sujet on ne peut que rendre hommage à la détermination, à la dignité et au courage des membres « survivants » du FPDT et en particulier de Trinidad Ramirez, doña Trini : le sens de la justice, le droit à son fondement, l’intime sentiment du droit, contre l’arbitraire, la voix de la société s’élevant une nouvelle fois contre l’État.

Pourtant, pour que justice soit enfin rendue, pour que justice se fasse, il manquait encore à mon sens un ingrédient, le consentement du chef de l’État. Il est assez étonnant que la presse d’ici ne relève pas que la décision de la Cour suprême intervient au moment même où le chef de l’État et sa bande décident de passer à l’offensive contre Peña Nieto et sa bande. Atenco se trouve dans le fief de Peña Nieto, Peña Nieto a pris une part très active dans la répression du Front des villages en défense de la terre, ce sont ses tribunaux seigneuriaux qui, pour lui complaire, ont émis ces sentences saugrenues. Alors, Felipe Calderón n’a-t-il pas trouvé là, dans ce verdict émis par la Haute Cour de justice, l’occasion de désavouer publiquement Peña Nieto ? En fait le chef de l’État est gagnant sur bien des tableaux : il améliore aux yeux complaisants des démocraties l’image du Mexique et celle de son gouvernement ; il fait passer très vite, en catimini, alors que l’on chante les louanges et l’impartialité de la Cour et que l’enthousiasme est à son comble, une résolution de cette même Cour, qui déboute les travailleurs de Luz y Fuerza del Centro ; enfin, cerise sur le gâteau, il donne le coup de pied de l’âne à Peña Nieto.

Dans les mois qui viennent et qui séparent 2010 de 2012, nous pouvons nous attendre à une chaude guerre faite de coups fourrés dans le sérail du pouvoir, les dagues vont sortir de leur gaine, on glissera sur le sang, mais le pouvoir est à ce prix « dans un pays où les innocents sont habituellement passés par les armes [6] ».

Mexico, le 12 juillet 2010,
Georges Lapierre

Notes

[1PRI : Parti révolutionnaire institutionnel ; PRD : Parti de la révolution démocratique ; PAN : Parti d’action nationale.

[2AMLO : Andrés Manuel López Obrador, candidat malheureux à la dernière élection présidentielle et qui a l’intention de se présenter à nouveau en 2012.

[3Ce qui était arrivé aux malheureux habitants d’Oaxaca, pris par les forces de police le 26 novembre 2006 et envoyés sous ses ordres dans les geôles de Nayarit à 1 500 kilomètres de leur ville.

[4Lieu de séjour des présidents de la République au Mexique.

[5Voir l’article dans La Jornada du 6 juillet 2010.

[6Citation tirée de Jours de combat de Paco Ignacio Taibo II.

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