la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Lire une vidéo

septembre 2004, par SCI Marcos

Le 15 août 2004.

À qui voudra :
Psitt ! Psitt ! Psitt !
Y a quelqu’un ? Une oreille attentive ?
Un regard ? Au moins une âme sensible ?
Bon. Santé et surtout patience, vertu guerrière.

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

P-S : Pardonnez cette interruption, nous aussi nous avons une vidéo. Mais il y a un hic, c’est qu’elle est à lire. (Limites techniques de la résistance rebelle, que voulez-vous !) Et puis, il ne faut pas oublier de changer de chaîne...

Première partie.
Un îlot

Protégé par la pluie, Clair-Obscur marche en spirale, traçant un colimaçon sur le sol. Il rentre ? Il sort ? Va savoir. On dirait qu’il parle ou qu’il écrit à quelqu’un qui n’est pas là. Voyons un peu...

La fête est finie. Les musiciens se retirent, bien qu’il y ait encore de l’animation. Demain, il fera comme il fait à cette époque de l’année : quelques éclaircies, comme si le soleil pointait le bout du nez pour voir ce que l’on fabrique, le ciel est couvert et la pluie nous masque subitement, comme si elle entourait le monde de « petites bulles ». Mais le soleil tardera encore un moment avant de s’élever au-dessus de son pyjama de nuages et ces nuages tarderont encore à épancher leur nostalgie et déverser leurs soupirs sur les lumières et sur les ombres d’ici-bas. La fête s’éteint petit à petit, comme si c’était la relève, comme si la rumeur (le clapotis de la musique dans la boue) lançait son « Qui va là ? » et que le silence lui réponde, lèvres closes : « C’est moi. » Petit à petit, eux aussi, les grillons se réveillent. Alors attends encore un peu, laisse tes hanches entre mes bras encore un moment. Regarde ce désordre d’étoiles emmêlées, ce ciel qui ôte les quelques ombres brunes de son visage, cette Lune qui cligne de l’œil entre les nuages. Tu entends ? Rien que le cri-cri de la nuit, une goutte de pluie qui rebondit avec un évident retard sur la tôle des toits, un chien qui simule l’écho de son aboiement avec la complicité de ses congénères. Viens, marchons encore un peu, laissons nos regards servir de témoins. Ouvre bien l’esprit, vois ce qui est visible et ce qui ne l’est pas.

Ah ! Attention, voilà les premiers caractères qui s’affichent !

Normalement, un écran devrait surgir, des images et du son, et une télécommande. Normalement, c’est ce qui devrait se passer, mais non... À leur place, apparaît un simple carton où il est écrit :

« LE SYSTÈME ZAPATISTE DE TÉLÉVISION INTERGALACTIQUE PRÉSENTE... »

« UNE VIDÉO VAAAAACHEMENT SPÉCIAAALE ! »

Clair-Obscur change le carton. Cette fois, on peut lire, en italiques :

"L’ABSENCE DE SON ET D’IMAGES DANS CETTE VIDÉO N’EST PAS DUE À UN PROBLÈME TECHNIQUE
MAIS À CE QU’ON APPELLE ’TECHNOLOGIE DE LA RÉSISTANCE’"

Hmmm, une vidéo sans image ni son... À partir de là, cette « vidéo alternative » ne sera qu’une série de cartons se succédant avec des caractères d’imprimerie de taille, de couleur et de type différents. Prenez place, là où vous pourrez et comme vous pourrez, et... lisez :

Il était une fois qu’il y avait... un pays appelé le Mexique.

Bien qu’il soit probable que les futures générations mexicaines ne l’apprennent jamais (à cause d’une réforme du système d’enseignement secondaire criminelle), le mythe culturel fondateur des origines de la nation mexicaine n’a rien à voir avec le métissage. Pas plus qu’avec la brutale conquête hispanique ou avec les guerres d’invasion, masquées ou déclarées, engagées sous les différents noms que s’est donnés la stupidité impériale au cours des temps : États-Unis d’Amérique du Nord, France, Angleterre, Allemagne.

Encore moins avec la fin de l’histoire naïvement décrétée (à chaque changement de gouvernement) et incarnée par un nom : Agustín de Iturbe, Antonio López de Santa Anna, Maximilien de Habsbourg ou Carlos Salinas de Gortari (ou de ceux qui se disent « peu importe le nom qui est le mien, je suis la culmination des temps »).

Non, la référence historique, culturelle et symbolique de cette nation, c’est auprès des indigènes qu’il faut la chercher : sur un îlot où un aigle perché sur un nopal dévore un serpent. C’est cette image qui deviendra le blason, l’étendard, le synonyme, le miroir collectif et les racines culturelles des Mexicains, du XIXe siècle jusqu’à ce début de XXIe siècle. La légende rapporte que les Mexicas fondèrent Tenochtitlan à l’endroit où ce signe leur apparut. Le dieu Huitzilopochtli (appelé aussi « Ciel bleu » et représenté par un soleil) y aurait vaincu le Copil. Le cœur du vaincu y fut semé et se transforma en un arbre : le nopal. Les Mexicas, venus d’Aztlan (« L’endroit où sont les Hérons »), allaient être connus désormais comme « Aztecas », les Aztèques, nom qui deviendra, avec le temps, synonyme de « Mexicains ».

Aujourd’hui, tandis que le XXIe siècle balbutie ses premières années, en plein chaos, voilà que ces symboles nous rappellent que le Mexique repose sur une petite île. Et c’est sur un îlot, comme ce fut le cas tout au long de son histoire, que la nation mexicaine doit faire face maintenant à une nouvelle tentative de destruction, cette fois sous couvert de la « modernité ». Et comme dans toutes les guerres, les puissants s’attaquent d’abord à leurs deux objectifs principaux : la vérité... et le temps. Un coup d’œil rapide aux principales images de notre « vie nationale » offertes par les médias (en particulier par la télévision) donne l’impression du chaos, de l’anachronisme et de la folie. Le calendrier en vigueur indique que nous sommes au milieu de 2004, mais la programmation des chaînes de télé semble indiquer tantôt le milieu du XIXe siècle, tantôt la mi-2006.

La différence entre la gauche et la droite, c’est que certains sortent sur les vidéos et d’autres, non. Quelques éléments à retenir de l’affaire Ahumada : non seulement on a pu constater le talent d’histrion de certains dirigeants du Parti de la révolution démocratique (PRD), leur provincialisme à l’heure de faire la queue pour pouvoir grimper à bord du jet privé du spécialiste en corruption de majeurs, leur bidouillages d’amateurs (membres du PRI et du PAN se moquaient éperdument des alliances, des liasses - celles des sacs en plastique et celles des élections - et des portefeuilles, comme si la finance par voie cybernétique et les comptes dans les îles Caïman c’était fait pour les chiens, qu’ils disent) et la méthode infaillible pour masquer un scandale par un autre plus grand (le complot - évidemment réel - comme lave-mains médiatique).

Non, on doit aussi à Ahumada d’avoir montré un gouvernement, le gouvernement fédéral, préférer le scandale médiatisé aux tribunaux, d’avoir établi la véritable stature politique (celle d’un nain) du « Dúo Dinámico » [1] (Creel et Derbez) et d’avoir démontré la fragilité de l’État mexicain, qui a plongé son gouvernement dans une crise internationale avec celui de Cuba.

Sans oublier le plus important : l’affaire Ahumada n’a été que l’échantillon d’une longue série d’embrouilles avec lesquelles la classe politique ravage le cours normal du calendrier. On se souviendra de 2006 comme de l’année la plus longue de l’histoire, car elle a commencé en janvier 2004. En effet, ce n’est pas une quelconque soif de justice ou quête de la vérité qui a conduit à révéler les manigances de Carlos Ahumada, « vidéaste par vocation » (dixit : Monsiváis). Non, le but était de nuire à l’image de López Obrador.

Parce que, en matière de corruption, celles dévoilées ou occultées par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) occuperaient une bonne position au hit-parade. Dans ce que l’on a appelé le « Pemexgate » [2], les preuves judiciaires ne manquent pas mais... pas de vidéo ! Dans la sale guerre des Diaz Ordaz-Echeverría-López Portillo-De la Madrid-Salinas de Gortari, les indices d’activité criminelle existent mais la lenteur de la justice a fait prescrire les faits avant l’heure de plus grande écoute. Les innombrables fraudes électorales sont archi-démontrées, mais on est loin d’avoir envoyé tout le monde sur le banc des accusés. Quant à la corruption érigée en gouvernement, les mécanismes légaux existent mais ne valent rien comme slogans électoraux.

Les membres du Parti d’action nationale (PAN) jouent eux aussi des coudes pour avoir leur place dans la programmation. L’affaire du « Vamos México », celle de la Loterie nationale et celle du détournement de fonds publics au profit de Provida ne furent, nous assurent-ils précipitamment, qu’un problème de relations publiques et de « mauvaise presse ».

Bien malgré eux, les trois principaux partis politiques mexicains se disputent le rôle principal au sein du scandale, avec la même vigueur que celle qu’ils ont mis à se disputer les votes. On dirait que personne n’a pris la peine de leur signaler que la crise de l’État mexicain est aussi et surtout celle de la classe politique. Si la période électorale de 2006 a été avancée à 2004, ce n’est pas en raison d’une quelconque urgence nationale, c’est parce que le verbe « se lever tôt » ne se conjugue pas uniquement dans de maladroites conférences de presse.

La différence entre le passé et le futur, c’est que le premier est déjà passé au confessionnal.

La lutte pour le pouvoir nous transporte en avant de plusieurs années, mais la droite réellement existante remplit sa fonction et nous renvoie des décennies ou des siècles en arrière.

Championne de la langue de bois, la droite veut imposer à la société mexicaine un système de valeurs se fondant sur le sectarisme au lieu de l’ouverture d’esprit, sur une philosophie de feuilleton télé au lieu de la connaissance scientifique, sur l’intolérance au lieu du respect de la différence, sur le racisme au lieu des valeurs humaines, sur l’aumône au lieu de la justice, sur la frustration au lieu de la liberté au grand jour, sur l’hypocrisie au lieu de l’honnêteté. Le Moyen Âge, en somme, mais équipé, avec Internet et téléviseurs à haute définition.

S’imaginer que la droite n’a que des préoccupations d’ordre culturel - et que dans ce cadre elle n’a obtenu que des défaites (toute manifestation à laquelle la droite oppose son veto est en effet assurée d’avoir du succès) - ou qu’elle ne va nicher que dans le PAN et dans la hiérarchie rétrograde de l’Église catholique, c’est faire preuve d’ingénuité... et d’irresponsabilité.

Des Légionnaires du christ au Yunque [3], en passant par l’Opus Dei et Provida, la droite ne se contente pas de s’emparer « des esprits et des cœurs ». Elle conquiert des espaces de pouvoir, elle recrute et entraîne des groupes paramilitaires et elle dirige (tantôt cyniquement et ouvertement, tantôt sous cape) des secteurs politiques, patronaux, médiatiques et sociaux.

Pour résumer, la droite grandit, se reproduit et ne meurt pas.

Mais cela ne s’arrête pas là. Avec la complicité de cet opportuniste éclairé qu’est le recteur de l’UNAM (l’Université nationale autonome de Mexico), Juan Ramón de la Fuente, ci-devant précandidat à la présidence de la République, la droite ressuscite les groupes porriles [4] universitaires.

Dans l’assassinat de Noel Pavel González González, jeune étudiant à l’UNAM, le groupe de droite Yunque, aux mains couvertes de sang, n’a échappé à une inculpation qu’avec la complicité du procureur général du DF (d’obédience PRD et censé être de gauche) qui, non content de sortir tous les jours à la radio, à la télé et dans les journaux, décrète des « suicides » comme on émet un bulletin de presse.

À côté de Pavel et de sa famille, Digna Ochoa et ses proches attendent encore que justice soit rendue. Ils s’affrontent amèrement à ce que beaucoup taisent, une transformation alchimique qui présente des mensonges pour des vérités judiciaires.

À voir les agissements des gouvernants, on remarque que, si auparavant les partis luttaient pour occuper le « centre », aujourd’hui, ils se battent sans quartier pour occuper la droite.

Mais outre leurs penchants pour la corruption et l’autoritarisme, les hommes politiques ont un autre point commun : le culte des médias.

La différence entre démocratie et taux d’audience réside dans... euh... c’est... Il y a une différence ? Les changements politiques dans le Mexique de cette fin du XXe et début du XXIe siècle résident dans la relation entre gouvernement et médias. Il est vrai qu’à « l’époque dorée » du PRI (la prémodernité, à en croire certains), le parti alors unique gouvernait. Mais la modernité a apporté avec elle quelques changements et il devint nécessaire de gouverner AVEC les médias. En très peu de temps, l’importance de la communication s’est accrue et le pouvoir politique en vint à être gouverné PAR les médias.

Désormais, dans la postmodernité, les médias SONT ce qui gouverne tandis que les hommes politiques ne sont que la troupe d’acteurs qui suivent les règles du show-business, mais aussi les thèmes indiqués par la télévision, par la radio et par la presse écrite (dans cet ordre et dans cette plage horaire).

Un fait est patent : l’agenda des priorités nationales (ce qui est important et urgent pour le pays ; comment l’aborder ; comment résoudre les problèmes ; par quels moyens, avec quelle priorité et dans quels délais ; bref, le calendrier des principaux problèmes du Mexique) n’est plus fixé dans les cercles fermés de la classe politique (lieu où cela se faisait) et moins encore en bas, au sein de la population (lieu où cela ne s’est pas fait et où cela devrait se faire), mais dans les bureaux directeurs des grandes entreprises de communication.

Avant, la presse télévisuelle, la radio et la presse écrite étaient en grande partie muselée par les chaînes d’un système politique autoritaire. Aujourd’hui, et grâce aux luttes sociales et au mérite des membres de cette profession, elles jouissent d’une relative liberté - à tel point menacée cependant que la profession de journaliste devrait être qualifiée de « profession à haut risque » - lui permettant d’aborder des thèmes auparavant impensables et de le faire avec créativité et ingéniosité, avec esprit critique et avec profondeur (même si ce n’est pas fréquent). Le fait est qu’il faut saluer le journalisme engagé (il y en a) qui ne craint pas de s’affronter au pouvoir pour donner une information, faire un reportage ou élaborer une chronique.

Cependant, son importance et son autorité morale allant grandissant, ce journalisme engagé a attiré l’attention du pouvoir et, faisant leur cour de manière plus ou moins sophistiquée, les hommes politiques ont cherché à le séduire. Mais à la différence des hommes politiques, les journalistes ne sont pas stupides et ils se sont aperçus bien vite que les politiciens n’avaient pas la moindre idée de ce qui se passait réellement. Certains ont donc campé ferme sur leur position et continuent de tenir tête au pouvoir et d’autres se sont installés et s’installent au pouvoir. Ce sont ces derniers qui se sont érigés en « porte-parole de la société ».

L’« opinion publique » est le déguisement adopté par certains médias pour asséner leurs propres critères ou ceux de leur groupe comme si c’étaient ceux de l’ensemble de la population. Petit à petit, les journaux télévisés et les « tables rondes de commentateurs » ont supplanté la démocratie - gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple -, y compris sur le plan électoral. On ne tardera guère à voir les postes jadis élus par voix populaire être attribués par nombre d’appels du public et non par vote (au lieu de la galette de maïs, du soda et de la casquette ou du tee-shirt du bazar prémoderne, on inscrira - 40 fois ! - votre bulletin de participation au concours pour une visite guidée au cirque de San Lázaro).

Il n’y a là nulle perversité. Un grand nombre de journalistes, de chroniqueurs politiques et de commentateurs sont des gens honnêtes à l’esprit critique et vraiment préoccupés par les problèmes sociaux. Ce n’est pas pour rien qu’ils se sont acquis le respect de téléspectateurs, d’auditeurs et de lecteurs. Mais d’autres ne sont pas des journalistes et leur vision est celle d’un petit groupe, jouissant d’une situation privilégiée et qui voit les choses du dehors... et d’en haut.

Dans une telle situation, où le gouvernement ne gouverne pas, leur importance croissante met les journalistes dans la position d’un funambule marchant sur le filin étroit qui sépare l’éthique du cynisme. Devant le miroir, chacun sait qui est qui.

Le rôle transcendant du journalisme a été « pris en otage » par les monopoles médiatiques. Le taux d’audience, obtenu non plus par les annonceurs mais par les journalistes, est mis au service du marketing politique, en particulier en période électorale (et désormais toute période est électorale, qu’il y ait ou non des élections). L’image publicitaire remplace donc les principes et les programmes politiques, devient ce qui prime sur tout le reste et plus d’une fois « enivre » l’ensemble du parti concerné, qui « enfile » la veste de son dirigeant « le plus populaire » (le PAN l’a fait avec Fox ; le PRD le fait avec López Obrador et le PRI... Le PRI... Oh, ils finiront bien par trouver quelqu’un).

En résumé : la différence entre la prémodernité et la postmodernité, c’est que, dans la première, les hommes politiques avaient quelqu’un qui leur écrivait leurs discours tandis que dans la seconde, ils ont quelqu’un qui leur fabrique les spots publicitaires.

Reste que l’idylle entre les médias et la classe politique peut être mortifère... pour les médias. Enivrés par leur situation d’interlocuteurs privilégiés du pouvoir politique, les journalistes ne s’adressent plus qu’à lui et oublient tout de leur vocation sociale. Il ne se passera guère de temps avant que les journaux télévisés et autres ne soient vus, écoutés ou lus par que d’autres journalistes (j’ai le regret de vous informer que les hommes politiques ne regardent ni n’écoutent ni ne lisent les actualités, ils ont quelqu’un qui leur en fait le résumé). De la même façon que les politiques ne tiennent pas compte de leurs administrés, les médias se passeront de public. Les uns et les autres se contenteront de se féliciter mutuellement et, se regardant dans le miroir de l’autre, s’écrieront : « Ô, que nous sommes importants ! »

La différence entre un moyen de communication progressiste et un média fasciste, c’est la manière dont chacun parle de « je », « moi », « avec moi »...

La Marche contre la délinquance, qualifiée par beaucoup d’« historique » - bien qu’elle n’ait eu droit aux honneurs que quelques jours, l’abandon de Durazo l’ayant reléguée « aux pages intérieures », comme nous disons nous autres journalistes -, provoqua une sorte de débat (en réalité un échange soutenu de qualificatifs variés) sur le rôle des médias.

Après avoir brandi la menace d’une insurrection populaire contre le processus de révocation de López Obrador - processus manifestement injustifié, arbitraire et illégal -, le PRD et autres secteurs proches hurlèrent leur indignation lorsqu’on appela à la « Marche du silence ». D’autant plus que cette mobilisation fut couronnée de succès, si l’on s’en tient à la participation... de la classe moyenne aisée. Pauvres gens, après tout le temps qu’ils ont passé à flirter avec elle (Giuliani, les « résidences secondaires », le centre historique de México, le boom de l’urbanisme à Santa Fe, le « Houston » de l’ouest du DF), voilà-t-y pas que toute cette bande d’ingrats se mobilise pour protester contre l’insécurité. La marche a bien eu lieu et la droite a rejoint le cortège (en vain, comme on l’a vu par la suite), toujours à l’affût pour capitaliser ce que la gauche laisse tomber. Les médias firent de même. D’ailleurs, l’immense majorité des manifestants y ont participé convoqués par la télé, par la radio et par la presse. Certains médias s’y sont ralliés parce qu’ils y voyaient un tour de force [5] contre López Obrador, qu’ils voulaient « le dompter ». D’autres l’ont fait pour être cohérents et interpellaient le gouvernement fédéral, celui des États et les autorités municipales.

Une grande partie des manifestants appartenait aux secteurs privilégiés de la société mexicaine (rues voisines de la Reforma et centre historique saturés de voitures avec chauffeurs et gardes du corps s’ennuyant ferme, des dizaines d’autocars d’écoles privées stationnées, restaurants de luxe bondés avant, pendant et après la marche ; comme on me l’a dit par la suite, « c’était comme un centre commercial, mais en plus dingue »). Bien entendu, la tradition typiquement mexicaine des pressions et des « listes d’inscription » n’a pas manqué à l’appel (les grands magasins des centres commerciaux ont littéralement « exhorté » leurs employés à y participer).

Mais, si on s’en tient aux exigences proclamées, c’était loin d’être une manifestation de droite. Personne ne manifestait contre les expropriations d’entreprises privées, contre les taxes sur les produits de luxe, contre les lois obligeant à payer des salaires justes, contre le pétrole donné en soutien au gouvernement de Cuba ou bien pour faire tomber un gouvernement « rouge ». Les participants ont manifesté parce qu’ils sont les victimes de la criminalité. Ce n’était pourtant pas précisément la populace qui défilait. Mais alors ? Quoi ? On les attaque, on les kidnappe et on les tue pour leur belle gueule ?

Pendant des années, le PRD a craint la rue. Toute mobilisation qui ne se faisait pas en faveur de son parti ou de ses dirigeants était vue d’un mauvais œil. Il a eu beau criminaliser le mouvement des étudiants de l’UNAM (parce qu’il ne le contrôlait pas), en 1999, et s’efforcer des années durant à démanteler des organisations sociales, voilà que descendent dans la rue ceux que le PRD a tant cherché à flatter : les puissants et les privilégiés. De leur côté, les médias ont été les premiers surpris par la réussite de cette marche. Televisa a juste trouvé moyen de faire une table ronde sur le thème : « Et après la marche, quoi ? » Non sans exiger des trois petits cochons (Fernández de Cevallos, Jackson et Ortega) qu’ils s’engagent à prendre des mesures unitaires pour résoudre l’insécurité. À ce stade, attendre quelque chose d’une telle engeance ! C’est comme croire aux ovnis...

En plus d’une occasion, les médias se sont affrontés à la municipalité de México. La diffusion des vidéos dans l’affaire Ahumada et les reportages sur la question de l’insécurité en sont deux exemples et la « Marche du silence » a servi à exacerber les sentiments. De là à qualifier certains médias, en particulier Televisa, de « mano negra du fascisme », il n’y avait qu’un pas... qui fut franchi aussitôt.

Une lecture attentive de certains de ces médias peut pourtant servir à prendre la mesure exacte de cette manifestation. Cela fait au moins deux sexennats que Crónica, le journal « préféré » de López Obrador, insiste pour que l’on fasse ce que demande aujourd’hui le PRI : que l’on ne règle pas ses litiges par médias interposés mais devant les tribunaux. Reforma, autre journal très « apprécié » par AMLO, a publié d’amples reportages sur la corruption de l’éventail politique tout entier et pas uniquement celle du PRD. El Universal conserve une équipe digne de reporters et de commentateurs. La Jornada n’abandonne pas ses engagements en faveur du peuple (qu’elle maintient depuis bientôt vingt ans) et reste le média le plus consulté par les internautes. Dans les jours qui ont suivi la marche, Televisa continuait de protester abondamment contre López Obrador pour la vente de Banamex et de Bancomer. Quelques semaines plus tard, des reporters ont enquêté sur le détournement de fonds destinés à la lutte contre le sida au profit de Provida. Ils ont aussi révélé des documents sur la pratique d’avortements clandestins effectués par cette organisation de droite dans des cliniques qu’elle possède, alors qu’elle est censée être une organisation antiavortement. La place manque pour donner d’autres exemples. À l’autre extrémité du spectre, Televisa effectua une couverture proprement monstrueuse des noces royales de la journaliste Letizia avec un membre de la monarchie espagnole (pardon, le nom du marié m’échappe... Peut-être qu’en allant regarder sur les murs des toilettes), déployant des moyens qu’elle n’avait pas daigné consacrer aux attentats du 11 mars en Espagne. Ou encore, elle s’est fait l’écho du conte à dormir debout de ces ovnis prétendument aperçus par les Forces aériennes mexicaines. Sans compter que la même chaîne, dans un programme spécial consacré aux vendeurs de glace ambulants, a pris la tête de la dangereuse mode consistant à criminaliser la pauvreté. Elle y présentait les glaciers ambulants, les laveurs de pare-brise et les vendeurs à la sauvette comme si c’étaient tous ou presque des kidnappeurs et des voleurs à la tire. Il faut dire que le sieur Ebrard - qui, si je ne m’abuse, est le chef de la police de « la Ville de l’espoir » (Mexico) -, pour renvoyer l’ascenseur, consacre désormais tous ses efforts à persécuter et à pénaliser la pauvreté. On passe donc de combattre la délinquance à combattre la pauvreté... Encore une fois, pour flatter un certain secteur.

Il semble donc que la vérité est ailleurs. Contrairement à ce que dénonce le PRD, Televisa et autres médias électroniques et imprimés ne sont ni le fer de lance du fascisme ni, comme aiment à le prétendre leurs divers locuteurs, commentateurs et éditorialistes, « l’avant-garde de la démocratisation ». De même, le gouvernement de López Obrador se débat entre le soutien aux plus défavorisés, à l’aide de programmes sociaux et de louables initiatives d’ordre culturel, et l’autoritarisme et la persécution de la pauvreté par des opérations policières dont les images télévisées évoquent l’occupation de l’Irak par les troupes anglaises et américaines.

Non, en fait, les uns comme les autres prennent position et se définissent.

Répéter à satiété que pauvreté est synonyme de délinquance n’est pas le seul point de rencontre entre médias et hommes politiques. Jour après jour se succèdent des scandales politiques et financiers qui restent impunis, tout se réduisant à leur condamnation formelle. On ne discute plus pour savoir si quelque chose est mauvais d’un point de vue éthique, mais pour savoir si c’est illégal ou non. Le système judiciaire mexicain, et avec lui l’ensemble de l’État, est plongé dans une mer de putréfaction où l’on légitime, avec juges et lois, des crimes de lèse-humanité. Disparitions forcées et répression (celle d’Echeverría, entre autres), fraudes (comme celle à la Loterie nationale), détournements de fonds (comme celle du PAN au profit de Provida), vols organisés déguisés en accords législatifs (comme celui perpétré à l’encontre des travailleurs de la sécurité sociale) et tout ce qui est prévu au programme aujourd’hui. Tout est permis par « l’empire de la loi », mais le résultat est que l’on cultive de manière irresponsable la rancœur sociale. Tandis que tout cela a cours, un autre calendrier avance, à couvert de l’agenda médiatique, celui de la destruction de l’État mexicain...

Une programmation différente ?

Hors champ de cette grille des programmes, il existe des individus, des collectifs, des groupes et des peuples qui se rendent compte que derrière ce prétendu « agenda national » s’en cache un autre, réel celui-là, qui prévoit grosso modo la destruction du Mexique en tant que nation. Celles-là et ceux-là savent que le démantèlement effréné et implacable de l’État national conduit par une classe politique inexperte et éhontée (accompagnée plus d’une fois par certains médias et par le système judiciaire tout entier) mènera tout droit au chaos et à un cauchemar qu’aucun programme de terreur et de suspense battant des records d’audience ne saurait égaler.

Comme naufrageant dans la mer néolibérale, la nation mexicaine coule toujours plus profond. Elle ressemble de moins en moins à elle-même, toujours plus à rien. Ce pays dont la fondation se réduit à un îlot au milieu d’une lagune, se noie dans des eaux qui lui sont étrangères.

Pourtant, des Mexicains et des Mexicaines résistent. Non sans difficultés, avec les trébuchements et les déceptions que procurent le devoir, ils construisent de petits espaces, des îlots sur lesquels on rêve, on se bat, on travaille. Des îlots où demain le Mexique sera le Mexique, peut-être juste un peu meilleur, peut-être rien qu’un petit peu mieux, mais le Mexique.

Il nous faudra parler de l’un de ces îlots de résistance, ni le meilleur ni le seul, et de l’autonomie dans les communautés indigènes zapatistes. Nous parlerons des Caracoles et des conseils de bon gouvernement, de nos « fotes », de nos erreurs et de ce qui a été obtenu, sans autre image que celle qui accueille notre parole et sans autre son que celui que nous accorderont l’écoute et le cœur de ceux qui, sans être là, sont avec nous.

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Deuxième partie.
Deux « fotes »

Bon, d’accord, je suis trop indulgent avec l’image que nous renvoie le miroir. Mais je ne veux pas dire que nous n’ayons commis que deux « fotes », deux erreurs ou errements (vous dites « fautes », par chez vous) au cours de la première année des Caracoles et des conseils de bon gouvernement (les JBG [6], sinon qu’il s’agit de deux erreurs qui semblent bien être chroniques dans notre activité politique (et qui contredisent de manière flagrante nos principes) : d’une part, la place des femmes, et de l’autre, la relation de la structure politico-militaire avec nos instances autonomes de gouvernement.

Sûr que pour ceux qui auront été en contact avec les Caracoles ou avec les conseils de bon gouvernement, il y en a beaucoup plus, mais une partie de ces erreurs est due à la dynamique de la résistance, une autre consiste en des erreurs qui sont en passe d’être corrigées, du moins tendanciellement, et une dernière partie sont des erreurs qui n’en sont pas (c’est-à-dire qu’elles sont commises volontairement).

J’avoue ne pas bien savoir à quoi d’autres erreurs sont dues : à la guerre, à la résistance ou à la clandestinité. Il y a par exemple notre désormais traditionnel manque de courtoisie. Il est fréquent que quelqu’un qui arrive dans un Caracol et qui essaye de parler avec le conseil de bon gouvernement attende un sacré bout de temps avant de savoir s’il va être reçu ou non. Il est tout aussi fréquent qu’on leur envoie une question et qu’elle reste sans réponse (« Ils devraient au moins répondre qu’ils ne vont pas répondre », pestait, désespérée, une « société civile »).

On pourrait trouver ça drôle. Mais, pour quelqu’un qui a franchi un océan (au sens propre) pour arriver dans ces contrées, ça n’a rien de marrant de ne pas être reçu. Je crois que ça fait partie des « manières » de par ici et que c’est une chose qui est en passe d’être corrigée : maintenant, une commission est chargée de l’accueil de tous ceux qui viennent (à condition que ce ne soit pas quelqu’un du gouvernement fédéral) pendant que le conseil de bon gouvernement se met en branle. Reste que le fonctionnement de ladite « commission d’accueil » - presque toujours formée de membres du CCRI - n’a pas toujours été aussi bon dans tous les Caracoles et que plus d’un ou d’une « société civile » a dû faire le pied de grue. Mais croyez bien que nous essayons de faire en sorte que cela ne se reproduise plus... ou pas aussi systématiquement.

D’autre part, il faut comprendre que nous appartenons à un mouvement de rébellion et de résistance. Si on y ajoute plusieurs générations passées à être victimes de tromperies et de trahisons, il est facile de comprendre notre méfiance naturelle envers les nouveaux venus, à qui on demande quantité de données et de références pour savoir s’ils viennent avec de bonnes ou de mauvaises intentions. Ce que certains voient comme des tendances bureaucratiques dans les JBG et dans les conseils autonomes [7], n’est en réalité qu’un résultat du harcèlement et de la persécution auxquelles nous sommes soumis.

Une autre « erreur » détectée par des « sociétés civiles », en particulier par les organisations non gouvernementales qui travaillent dans les communautés, n’en est pas une. Je parle du fait que les membres des conseils de bon gouvernement changent continuellement. Après des « gardes » qui durent de huit à quinze jours selon les secteurs, le conseil est relevé. Ceux qui en faisaient partie retournent à leurs charges dans le conseil autonome et d’autres autorités les remplacent à la tête du JBG.

« Quand on parvient enfin à s’entendre avec une équipe, disent des »sociétés civiles« , on la remplace par une autre et tout est à recommencer ; il n’y a aucune continuité car des accords sont pris avec un conseil la première semaine et la semaine suivante, on se retrouve avec un autre conseil. » D’autres, plus prosaïquement, déclarent carrément : « Les conseils de bon gouvernement, c’est le foutoir ! »

Un compañero « commission de vigilance » (équipe du CCRI chargée d’aider les JBG dans chaque secteur) me disait l’autre jour : « On bataille dur, parce que quand une équipe est dans le coup et a pigé ce que doivent être les tâches du conseil, on la remplace par une autre et il faut recommencer à expliquer aux nouveaux. Ça ne s’arrête pas là : quand toutes les autorités autonomes y sont passées, vlan !, changement de conseil et c’est reparti à leur expliquer ! »

Vous allez me dire que j’y vais un peu fort, mais, la vérité, c’est que c’est prévu comme ça.

Évidemment, nous ne cherchons pas à faire que les conseils soient un « foutoir », pour reprendre les termes de « sociétés civiles ». Non, notre idée est d’effectuer une rotation des tâches du conseil entre tous les membres des conseils autonomes de chaque secteur. Il s’agit que le travail de gouverner n’incombe pas à un seul groupe, qu’il n’y ait pas de « gouvernants professionnels », que le plus possible de personnes puissent apprendre à gouverner et que l’on rejette cette idée que seules des « personnes spéciales » peuvent effectuer le travail de gouverner.

À y regarder de plus près, on verra qu’il s’agit d’un vaste processus par lequel des villages entiers apprennent à gouverner.

Les avantages ? Eh bien, l’un des avantages, c’est que de cette manière il est plus difficile qu’une autorité fasse le malin et n’informe pas les communautés sur l’utilisation de ressources ou sur le mécanisme de prise de décision, sous prétexte que c’est « compliqué » de gouverner. Plus il y aura de monde qui sait de quoi il retourne, plus il sera difficile de tromper et de mentir. Et plus grand sera le contrôle exercé par les gouvernés sur les gouvernants.

Cela rend également plus difficile la corruption. Si vous parvenez à corrompre un membre d’un JBG, il faudra que vous corrompiez aussi toutes les autorités autonomes, c’est-à-dire toutes les équipes tournantes, parce que faire un deal avec une seule ne garantit rien (la corruption aussi a besoin de « continuité »). Et quand vous aurez corrompu tous les différents conseils, il faudra recommencer parce qu’il y aura un nouveau changement d’autorités et ce que vous avez « arrangé » avec l’une ne vaudra plus. Ce qui fait qu’il vous faudra corrompre pratiquement tous les habitants adultes des communautés zapatistes. Sauf qu’il est probable que quand vous y soyez parvenu, les enfants auront grandi et tout sera à recommencer.

Nous savons parfaitement qu’une telle méthode rend difficile l’exécution de certains projets. Mais en échange, nous nous retrouvons avec une véritable école de gouvernement qui finira par déboucher sur une nouvelle manière de faire la politique. Sans compter que cette « erreur » nous a permis de combattre la corruption qui aurait pu surgir parmi les autorités.

Cela prendra du temps, je le sais. Mais pour ceux qui tirent des plans sur des dizaines d’années, comme le font les zapatistes, quelques années ce n’est pas grand-chose. Une autre « erreur » qui n’en est pas une : on vient parfois demander à un conseil de bon gouvernement une déclaration de soutien à un mouvement ou à une organisation et on rentre bredouille. Ou alors on invite un JBG à une manifestation politique et l’invitation est refusée. C’est tout simplement parce qu’il n’incombe pas aux conseils de bon gouvernement de participer à de telles choses car cela impliquerait non seulement les villages sous leur juridiction mais l’ensemble des communes zapatistes. Or les JBG ne peuvent pas s’arroger une représentation qui ne leur revient pas. Sans compter que la plupart de ces invitations sont adressées à l’EZLN, mais l’EZLN est une chose et les conseils en sont une autre. Alors ne pleurez pas, nous sommes tous en train d’apprendre.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les erreurs qui relèvent de notre seule responsabilité sont les plus difficiles à résoudre.

Je commençais cette deuxième partie de notre vidéo en disant qu’un défaut que nous traînons avec nous depuis longtemps concernait la place des femmes. La participation des femmes aux tâches de direction et d’organisation continue d’être réduite et dans les conseils autonomes et les JBG, elle est pratiquement inexistante. Bien que ce ne soit pas un des apports de l’EZLN aux communautés, cela fait partie de nos responsabilités.

Tandis que dans les comités clandestins révolutionnaires indigènes de secteur le pourcentage de participation féminine oscille entre 33 et 40 pour cent, dans les conseils autonomes et dans les conseils de bon gouvernement il est de moins de un pour cent en moyenne. On continue de ne pas prendre en compte les femmes lors de la nomination de commissaires d’ejido et d’agents municipaux. Le travail de gouvernant continue d’être une prérogative des hommes. Et ce constat ne vient pas de ce que nous soyons en faveur de « la montée au pouvoir » des femmes, tellement à la mode, c’est un fait qu’il n’y a pas encore d’espace pour que la présence des femmes dans la base sociale zapatiste se voie reflétée dans les postes de gouvernement.

Il y a plus. Alors que les femmes zapatistes ont joué et jouent un rôle fondamental au sein de la résistance, le respect de leurs droits continue d’être dans certains cas lettre morte. La violence familiale a certes diminué, mais cela s’explique plus par les restrictions concernant la consommation d’alcool que par l’émergence d’une nouvelle culture familiale et de genre.

On continue aussi de limiter la participation des femmes à des activités qui leur demandent de sortir des villages. Il ne s’agit pas de quelque chose d’écrit quelque part ou d’explicite, mais la femme qui sort sans son mari ou sans ses enfants est mal vue et on pense du mal d’elle. Je ne parle pas ici d’activités « extra-zapatistes », assujetties à de sévères restrictions de participation concernant aussi les hommes. Je parle de cours et de rencontres organisées par l’EZLN, par les JBG, par les communes autonomes, par les coopératives de femmes et même par les villages.

C’est honteux, mais il faut l’admettre sincèrement : nous n’avons pas de quoi être fiers en matière de respect des femmes, de création de conditions pour le développement de la dimension de genre et d’apparition d’une nouvelle culture qui leur reconnaisse des capacités et des aptitudes que l’on prétend l’apanage exclusif des hommes.

Même si on voit bien que cela ne se fera pas du jour au lendemain, nous espérons pouvoir dire un jour avec satisfaction que nous avons révolutionné au moins cet aspect-là du monde.

Rien que pour ça, toute cette histoire vaudrait la peine.

Par contre, ce qui est un « apport » (mauvais, d’ailleurs) de l’EZLN aux communautés et à leur processus d’autonomie, c’est la relation de notre structure politico-militaire avec les gouvernements civils autonomes.

Au départ, nous pensions que l’EZLN devait accompagner et épauler les communes dans la construction de leur autonomie. Malheureusement, cet accompagnement se transforme parfois en direction, les conseils en ordre... et le soutien en entrave.

J’ai déjà dit auparavant que la structure hiérarchique pyramidale n’est pas une structure propre aux communautés indigènes. Le fait que l’EZLN soit une organisation politico-militaire, clandestine de surcroît, contamine encore des processus qui devraient et doivent être démocratiques.

Dans certains conseils et certains Caracoles, il est arrivé que des commandants du CCRI prennent des décisions qui ne leur incombaient pas et qui mettent en difficulté le conseil local. Le « commander en obéissant » est une tendance qui continue à se heurter à des murs que nous érigeons nous-mêmes.

Il nous faut concentrer notre attention sur ces deux « fotes » et, bien entendu, sur les mesures à même de les corriger. On ne peut se contenter de les attribuer au siège et au harcèlement militaire, à la résistance, à l’ennemi, au néolibéralisme, aux partis politiques, aux moyens de communication ou à la mauvaise humeur qui nous prend certains matins, quand la peau aimée n’est pas au rendez-vous.

Voilà. Je suis resté aussi bref que possible, parce qu’on se doit d’être aussi sobre dans l’acceptation de ses erreurs que bavard dans les solutions que l’on propose. Bien. Salut et je me doute que vous ne compreniez pas encore. C’est pour cela que j’avais commencé en disant « patience, vertu guerrière ».

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Troisième partie.
Trois dos

Juchée sur le dos de la nuit, la Lune s’est montrée, rien qu’un instant. Les nuages se sont écartés, comme un rideau qui s’ouvre, et l’astre nocturne a renvoyé son reflet de lumière. Oui, un peu comme la marque qu’une dent fait dans le dos quand sur les ailes du désir on ne sait plus très bien si on tombe ou si on s’élève.

Il y a vingt ans, après avoir gravi une première colline pour pénétrer dans les montagnes du Sud-Est mexicain, je m’étais assis dans un lacet du sentier. L’heure ? Je ne m’en souviens plus très bien, mais c’était le moment où la nuit susurre « Y-en-a-assez-des-grillons, moi-je-vais-me-coucher », et pas question de faire se lever le Soleil. Avant l’aube, quoi.

Assis là à essayer de retrouver mon souffle et apaiser mes battements de cœur, je me demandais s’il ne valait pas mieux choisir une profession un peu plus reposante. Après tout, ces montagnes s’étaient fort bien passées de moi jusque-là, je n’allais pas leur manquer.

Je dois préciser que je n’ai pas allumé ma pipe. En fait, je n’ai même pas remué. Pas par discipline militaire, croyez-moi, mais parce tout mon - beau, à l’époque - corps me faisait mal. Ce fut le début d’un rituel auquel je me tiens (avec une discipline de fer) depuis : j’ai commencé à maudire mon incroyable capacité à me fourrer dans le pétrin.

J’en étais là de mes pensées, en pleine activité sportive consistant à râler-pester-maudire, quand je vis passer au pied de la colline un bonhomme avec un sac de maïs sur le dos. L’homme marchait courbé sous le poids. À moi, on m’avait enlevé la moitié de mon barda pour ne pas retarder la marche, mais c’était ma vie qui me pesait, pas mon havresac. Bref, je ne sais pas combien de temps je suis resté assis là, mais après un moment le bonhomme est repassé, redescendant, sans son chargement. Mais il continuait de marcher courbé. « Punaise !, ai-je pensé (la seule chose que j’étais capable de faire sans que tout me fasse mal), je vais rester comme lui avec le temps. Adieu à mon port viril et à mon avenir comme symbole sexuel, ce sera comme les élections. Une fraude, quoi. »

Ça n’a pas loupé et, effectivement, quelques mois plus tard je marchais plié en point d’interrogation. Pourtant, ce n’était pas sous le poids de mon sac à dos, mais pour ne pas me prendre le nez dans les branches et dans les lianes. Un an après, j’ai rencontré le Vieil Antonio, et une nuit, je suis passé à sa cabane chercher du pain et de la farine de maïs grillée. À l’époque, nous ne nous montrions pas dans les villages et quelques indigènes seulement connaissaient notre existence. Le Vieil Antonio a offert de m’accompagner jusqu’au campement. J’ai donc réparti le chargement en deux sacs et j’ai accroché la sangle du portefaix au sien. Moi, j’ai pris mon fardeau dans mon sac à dos, parce que je ne savais pas porter avec une sangle. À la lanterne, nous avons entamé notre marche jusqu’au bout de l’enclos, à l’orée des arbres. Nous nous sommes arrêtés à un ruisseau, attendant l’aube.

Je ne sais plus très bien comment nous en sommes venus à parler de ça, mais le Vieil Antonio m’a expliqué que les Indiens marchaient toujours courbés, même quand ils ne portent rien, parce qu’ils portent les autres sur le dos. Je lui ai demandé comment cela se faisait et le Vieil Antonio m’a raconté que les dieux premiers, ceux qui accouchèrent le monde, avaient fait les hommes et les femmes de maïs pour qu’ils marchent toujours ensemble. Et il m’a raconté que marcher ensemble cela signifiait aussi penser à l’autre, au compañero. « C’est pour ça que les indigènes marchent courbés, disait-il, parce qu’ils portent sur le dos leur cœur et celui de tous les autres. »

Moi, à ce moment-là, j’ai pensé que deux dos ne suffisaient pas pour un tel poids.

Le temps a passé et, avec lui, il est arrivé ce qui est arrivé. Nous nous sommes préparés pour nous battre et notre première défaite eut lieu face à ces Indiens. Eux et nous, nous marchions le dos courbé. Mais nous, c’était courbé sous le poids de notre superbe ; eux, parce qu’ils nous portaient, à nous aussi (alors que nous, rien de rien). Alors nous sommes devenus eux et eux sont devenus nous. Nous avons commencé à marcher ensemble, tous courbés, mais sachant tous que deux dos ne suffisaient pas pour un tel poids. Ce qui fait que nous avons pris les armes un certain 1er janvier de l’année 1994... pour trouver un autre dos qui nous aide à marcher, c’est-à-dire à exister.

Le troisième dos

Comme pour l’origine de la nation mexicaine, l’histoire contemporaine des communautés indigènes zapatistes aura désormais elle aussi son mythe fondateur : ceux qui habitent ces terres ont maintenant trois dos.

En plus des deux dos que possèdent d’ordinaire le commun des mortels, les zapatistes en ont ajouté un troisième : celui des « sociétés civiles » mexicaines et internationales.

Plus loin, dans une des parties de cette vidéo « bizarre », je parlerai des améliorations obtenues pour les communautés zapatistes. On pourra voir qu’elles sont de taille ; nous n’aurions pas osé rêver tant.

Tout de suite, je voudrais vous raconter que cela a pu se faire parce que « quelqu’un » nous a prêté main forte.

Nous trouvons que nous avons de la chance car notre mouvement a reçu dès le début le soutien et la sympathie de centaines de milliers de personnes sur les cinq continents. Un soutien et une sympathie que rien n’a pu endiguer ni les limites personnelles, ni les distances énormes, ni les différences culturelles et linguistiques, ni les frontières et les passeports, ni les différences de vision politique, ni les obstacles opposés par le gouvernement fédéral et celui des États, ni les barrages, ni le harcèlement et les attaques militaires, ni les menaces et les agressions des groupes paramilitaires, ni notre méfiance, ni notre manque de courtoisie, ni notre incompréhension de l’autre et notre maladresse.

Non, surmontant tout cela (et bien d’autres choses que chacun garde pour soi), les « sociétés civiles » du Mexique et du monde ont travaillé à cause de, pour, et avec nous. Ils ne l’ont fait ni par charité, ni par condescendance, ni par mode politique, ni par recherche de publicité, mais parce que, d’une manière ou d’une autre, ils ont fait leur une cause que, tout seuls, nous avons du mal à assumer : la construction d’un monde où aient place tous les mondes, c’est-à-dire d’un monde qui porte sur le dos le cœur de tous.

Des recoins les plus inattendus du Mexique et du monde, d’îlots qui se maintiennent à flot en dépit de l’ouragan néolibéral, en un an, des personnes et des organisations d’au moins 43 pays, y compris du Mexique, le nôtre, sont venus dans les Caracoles pour parler avec les conseils de bon gouvernement (que ce soit pour des projets, des dons, des explications ou simplement pour connaître le processus de construction de notre autonomie).

Hommes et femmes, à titre personnel ou comme membres d’organisations, venus d’Afrique du Nord (c’est écrit comme ça dans le rapport, je ne sais pas de quel pays), d’Allemagne, d’Angleterre, d’Argentine, d’Australie, d’Autriche, de Belgique, de Bolivie, du Brésil, du Canada, du Chili, de Colombie, du Danemark, d’Écosse, d’Espagne, de Finlande, de France, de Grèce, du Guatemala, d’Iran, d’Israël, d’Italie, du Japon, du Nicaragua, de Nouvelle-Zélande, de Norvège, des Pays-Bas, du Pays basque, du Pérou, de Pologne, du Portugal, de République tchèque, du Salvador, de Slovénie, de Suède, de Suisse, de Turquie, d’Uruguay, des USA et de tous les États mexicains, ils ont ajouté leur dos aux deux dos des communautés pour commencer à changer radicalement les conditions de vie des indigènes zapatistes.

De sorte qu’en un an des milliers de personnes sont venues dans les Caracoles et dans les conseils de bon gouvernement (JBG), tantôt avec des projets de production, tantôt avec des dons ; tantôt prêter une oreille attentive et respectueuse, tantôt avec la parole sœur ; tantôt avec leur curiosité, tantôt dans un but scientifique ou armées du désir de résoudre les problèmes par le dialogue respectueux et l’accord entre égaux. Elles sont venues comme individus, comme organisation sociale, comme organisations non gouvernementales, comme organisations d’aide humanitaire, comme organisations de défense des droits humains, comme coopératives, comme autorités de communes d’autres États mexicains ou d’autres pays, comme corps diplomatique d’autres nations, comme chercheurs scientifiques, comme artistes, comme musiciens, comme intellectuels, comme religieux, comme petits propriétaires, comme employés, comme ouvriers, comme ménagères ou « ménagers », comme travailleurs et travailleuses sexuels, comme vendeur sur les marché, comme vendeurs ambulants, comme footballeurs, comme étudiants, comme instituteurs, comme médecins, comme infirmières, comme chefs d’entreprise, comme entrepreneurs, comme fonctionnaire de l’État et bien d’autres choses encore.

Rien qu’à Oventik, le Caracol rapporte avoir reçu en un an la visite de 2 921 personnes d’autres pays et 1 537 venues du Mexique, sans compter les compañeros et compañeras bases de soutien zapatistes venus soumettre divers problèmes à l’assemblée.

Le troisième dos de la lutte zapatiste revêt de nombreuses couleurs, il parle de nombreuses langues, il voit à travers de nombreux yeux et marche avec de nombreuses personnes. C’est à elles et eux que nous parlons et à qui, outre des remerciements, nous voulons remettre...

Les comptes

Bien, l’heure des comptes est arrivée. Je vous demande de faire preuve d’un peu de compréhension car c’est moi qui ai été chargé de réviser les comptes de tous les conseils et d’élaborer cette sorte de rapport, mais chacun a sa « manière » de décrire ses additions ou ses soustractions. Bref, ça n’a pas été facile. Quoi qu’il en soit, on pourra consulter le détail des comptes dans chacun des Caracoles, à partir du 16 septembre courant.

Tous ensemble, les cinq conseils de bon gouvernement fonctionnant en territoire zapatiste enregistrent des rentrées de près de 12,5 millions de pesos, des dépenses de près de 10 millions et un solde qui tourne autour des 2,5 millions.

Les comptes effectués par les JBG montrent des différences notables. Cela s’explique par le fait que certains conseils enregistrent l’intégralité de l’argent dont ils ont connaissance, c’est-à-dire qu’ils y incluent ce qu’ils ont reçu directement et ce qu’ont reçu les communes autonomes rebelles zapatistes, les Marez (Municipios Autónomos Rebeldes zapatistas), avec l’approbation du conseil de bon gouvernement, tandis que d’autres ne tiennent compte que de ce qu’ils touchent directement, sans y inclure ce qu’ont reçu les Marez.

Des différences notables apparaissent également au niveau des rentrées d’argent des JBG. C’est parfois dû à ce que certains conseils couvrent un territoire immense (comme celui de Los Altos et celui de Selva Fronteriza), parfois au fait que leur siège est plus connu des « sociétés civiles » (Oventik ou La Realidad) ou encore au fait que la différence d’organisation entre les secteurs est encore très marquée.

Voici donc approximativement (et après avoir arrondi, parce que les compas notent au centime près) certaines des données enregistrées par chacun des conseils en un an d’exercice.

JBG
Rentrées annuelles
Dépenses annuelles

Roberto Barrios
Un million 600 000 pesos
Un million de pesos

Morelia
Un million 50 000 pesos
900 000 pesos

La Garrucha
600 000 pesos
300 000 pesos

Oventik
4 millions et demi de pesos
3 millions et demi de pesos

La Realidad
5 millions de pesos
4 millions de pesos

À quoi a servi tout cet argent ? Eh bien, on en parlera en son temps. Pour l’instant, il suffit de savoir que rien n’a été utilisé au bénéfice personnel de qui que ce soit. Les autorités du conseil autonome qui se relayent à la direction des conseils de bon gouvernement couvrent leurs nécessités personnelles pendant leurs tournées dans les Caracoles grâce aux bons soins des villages et au soutien de l’EZLN. Les frais individuels journaliers moyens d’un membre du conseil de La Garrucha (sans compter les frais de déplacement de la communauté au Caracol, aller et retour), par exemple, s’élèvent à moins de huit pesos ; ailleurs, c’est un peu plus. Dans le cas d’Oventik, c’est de zéro peso, parce que les autorités emportent leur pain, leurs haricots et leur café, si elles en ont (sinon, va pour le thé de foin).

Effectuez vous-mêmes la comparaison avec ce que gagne, par exemple, à Mexico, le directeur de l’IMSS (qui gagne son salaire pour démanteler les acquis des travailleurs de cet institut) ou avec ce que coûtent, par exemple, les serviettes de toilette de la résidence présidentielle de notre pays ou avec ce que coûtent, par exemple, les matelas de la résidence d’un fonctionnaire du gouvernement de Fox en poste à l’étranger ou encore avec ce que gagne un député ou un sénateur.

Évidemment, nos autorités n’ont ni gardes du corps ni conseilleurs spéciaux, ils ne s’achètent pas le véhicule dernier modèle, ne mangent pas dans des restaurants de luxe et ne pratiquent pas non plus le népotisme en filant du boulot à leurs proches parents.

Au fond, gouverner, ça ne revient pas obligatoirement cher.

Le dos de ceux qui fêtent leur anniversaire

Cette métaphore du « troisième dos » ne serait pas complète si je ne mentionnais pas ceux qui, en dépit d’un silence qui suggère de notre part perte de vue des objectifs, désordre, luttes intestines, disparition ou quelque rumeur à la mode à ce moment-là, sont restés à l’écoute pour tenter de comprendre le combat qui est mené ici (et les façons et le tempo avec lequel on se bat).

Écouter ce que l’autre dit et surtout ce qu’il ne dit pas, ce n’est possible qu’entre gens qui partagent le même chemin et parfois supportent la même charge.

Je veux parler bien sûr de ceux qui prennent le temps nécessaire et sont suffisamment attentifs, bien qu’ils aient sûrement mieux à faire, pour écouter et voir ceux que l’on n’a coutume ni d’écouter ni de voir (ou seulement en cas d’« événements importants ».

Ceux dont je parle fêteront tout comme moi leurs vingt ans en ce mois de septembre. Je n’ai fait que les mentionner en passant dans la première partie. C’est parce que, pour nous, ce n’est pas seulement un média et vous devinez à qui je pense et que je veux parler de l’ensemble du personnel du journal mexicain La Jornada.

Comme beaucoup d’hommes et de femmes qui soutiennent la lutte des peuples indiens (et, partant, celle des zapatistes), les « journaliers » ne regardent et n’écoutent pas les communautés zapatistes par mode ou par calcul médiatique. Leur affaire va plus loin que le simple travail de journalistes. Elle tient de ce que certains appellent « éthique de l’engagement » et s’inscrit dans la quête d’un changement réel et juste et non dans la recherche de gains économiques et/ou politiques. Je ne voudrais pas être injuste et prétendre qu’il n’y a que les « journaliers » qui ont été généreux. En revanche, je dis qu’ils ont été conséquents et qu’il y a peu, très peu de gens qui peuvent dire la même chose et qui l’aient fait pendant vingt ans.

Je sais que je m’y prends un peu à l’avance, mais je suis pratiquement sûr que ce jour-là, le jour de leur anniversaire, La Jornada sera truffée d’encarts les félicitant pour leur vingtième année. Il n’y aura certainement guère de place pour que les plus petits de leurs frères leur envoient leurs félicitations. C’est pourquoi nous prenons de l’avance et qu’en ce jour de « non-anniversaire », nous les embrassons tous et toutes chaleureusement. Nous les serrons contre nous, une fois seulement mais comme cela se fait entre frères, de cette façon qui en dit long sans qu’il y ait de mot pour le dire. Je les embrasse moi aussi, à titre personnel, en espérant pouvoir serrer contre moi en personne (et que ce ne soit pas post mortem) tou(te)s et chacun(e) des « journaliers » et des « journalières ».

Et comme « À ceux qui se lèvent tôt, mieux vaut un tiens que deux » (Comment, c’est pas comme ça ? Pardon, l’incohérence du gouvernement est décidément contagieuse), nous demandons pareil quand vous en serez à couper le gâteau - aussi grand qu’il soit, nous savons parfaitement que jamais il n’aura la taille de ce cœur qu’il transporte.

En résumé, bon anniversaire (ne levez pas trop le coude, plus tard certaines choses auront besoin d’oreilles et de regards honnêtes) !

Enfin, à tous et à toutes les « sociétés civiles », meilleurs vœux pour l’anniversaire des Caracoles et des conseils de bon gouvernement. Et merci pour le troisième dos.

Allez. Salut et si le panier de la piñata [8] porte le masque de Bush, je réserve mon tour.

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

P.S. : Ma fête d’anniversaire sera de tranquille à modérée et il y aura du pozole aigre. Pas parce que j’aime ça, mais parce que les collègues rigolent bien quand j’en bois.

Quatrième partie.
Quatre arguments fallacieux

(Fallacieux : qui est destiné à tromper, à égarer ; faux, mensonger, captieux)

Il n’y a pas eu que quatre arguments de cette trempe, mais c’est le nombre des théories fallacieuses échafaudées par intellectuels de droite, juges, législateurs et membres du gouvernement dans le but de s’opposer aux Accords de San Andrés, au projet de loi Cocopa et à la mise en pratique de ces accords par les communautés indigènes zapatistes qui a débouché en août 2003 sur la création des Caracoles et des conseils de bon gouvernement.

Tels des oracles modernes, ils se sont empressés de prédire la désintégration de l’État mexicain, la création d’un État dans l’État « rien que pour Marcos » (ce fut le titre donné à la une de la livraison d’août 2003 du journal possédé par Ahumada - quotidien appelé, paradoxalement, El Independiente), la recrudescence des conflits intercommunautés et la violation des droits humains individuels par l’exercice des droits collectifs.

À en croire ces théories, en réalité l’EZLN aurait préparé une offensive politico-militaire comprenant l’attaque des quartiers de l’armée fédérale du chef-lieu de San Andrés et autres bêtises de ce genre. L’alarme fut sonnée, on alerta l’armée, les forces aériennes, la marine et la PFP. On apprêta les armes, décréta des mandats d’amener, lança des opérations policières, débloqua des crédits pour acheter tantôt le silence, tantôt la parole. On proféra des déclarations que l’on contredit dans les minutes qui suivirent, pour les contredire encore ensuite (rendons à César ce qui appartient à César, le champion en la matière fut Santiago Creel). L’hystérie aidant, on fit circuler des rumeurs déguisées en rapport de services secrets et des rapports de services secrets déguisés en rumeurs. À l’époque, le Sud-Est mexicain ne fut qu’à quelques mots de trop de redevenir (comme en 1994, comme en 1995 et comme en 1998) le théâtre de combats.

Mais une voix s’est élevée, d’en haut mais du dehors, pour dire qu’il ne s’agissait pas d’une initiative militaire mais politique et de rien d’autre que de mettre en pratique les accords que le gouvernement fédéral et l’EZLN avaient signés sept ans auparavant, en février 1996.

Une autre recommanda de laisser faire, d’attendre notre échec imminent et de préparer des « je vous l’avais bien dit » et, accessoirement, l’occupation des positions zapatistes par l’armée fédérale.

Ce que j’évoque ici a réellement eu lieu dans les réunions du cabinet de Vicente Fox, au cours des mois de juillet et d’août de l’année dernière.

Visiblement, il y fut décidé d’attendre notre inévitable échec. Et comme chaque fois que ces gens-là font un calcul politique ou militaire à notre encontre, ils ont raté leur coup.

Non seulement nous n’avons pas échoué mais, outre que nous avons considérablement amélioré les conditions de vie des communautés indiennes, nous avons désormais des arguments pratiques et vérifiables pour saper les arguments fallacieux qui ont servi à refuser ladite loi Cocopa.

Désintégration de l’État ?

Il y a quelques années, un des membres de la Cour supérieure de justice mexicaine (instance qui distribue des certificats d’impunité aux puissants, rédigés, bien sûr, en termes juridiques), justifiait son opposition à la reconnaissance constitutionnelle des droits indigènes par ces mots : « L’État mexicain serait fractionné, il y aurait une foule de pays sur le même territoire et des lois particulières de tous côtés. En somme, la balkanisation du Mexique. »

On pourrait croire qu’il se référait au trafic de drogue et à ses liens avec des membres du gouvernement et des juges, mais non, il parlait du fait de reconnaître ou non l’existence des peuples indiens du Mexique, c’est-à-dire de la reconnaissance de leurs droits collectifs.

Avec la création des Caracoles et des conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont décidé d’appliquer les Accords de San Andrés et de démontrer dans les faits qu’ils voulaient faire partie du Mexique (dont on voulait nous évincer, à moins de cesser d’être ce que nous sommes).

Un an après la naissance des Caracoles et des conseils, notre pays est effectivement en train de se désintégrer, mais pas à cause de l’autonomie indienne, sinon d’une véritable guerre intestine, par la destruction impitoyable de ses fondations : la souveraineté sur ses ressources naturelles, sur la politique sociale et sur l’économie nationale. Ces trois fondements - que jettent bas les guerres de sécession et les guerres impérialistes, entre autres - sont aujourd’hui dynamités par les trois pouvoirs de la fédération.

Pour prendre un exemple, la souveraineté du Mexique sur le pétrole et la production d’énergie est un des objectifs des réformes constitutionnelles à l’étude au Congrès. La politique sociale (ou l’État-providence) est réduite à une peau de chagrin : les bureaux chargés de ces questions ne sont que des instituts charitables distribuant des aumônes, tandis que les conquêtes des travailleurs sont jetées aux orties à coup de pactes passés sous la table et accompagnés de ronflantes campagnes médiatiques (l’affaire de l’IMSS, pour donner un exemple récent). L’économie mexicaine ne l’est plus depuis longtemps et a été remplacée par le règne de la combine, la chagarrización de la survie. Les centres de production de notre pays ne sont qu’un tas de déchets industriels et de réminiscences du passé, le commerce est monopolisé par de grandes entreprises transnationales, la banque est imbibée de capitaux étrangers et le va-et-vient de la spéculation financière se décide au niveau mondial et non national.

Traduction : moins d’emplois et plus d’emplois précaires ; plus de chômage et d’emplois souterrains ; des prix élevés et des salaires bas ; on importe ce que l’on peut produire, et on produit pour un marché mondial dont le pays n’est qu’une variable macro-économique, pas pour la consommation intérieure. La pauvreté n’affecte plus seulement les travailleurs, mais aussi les petits et moyens chefs d’entreprise, et il y a de moins en moins de Mexicains riches, mais ils sont toujours plus riches.

En somme, le gouvernement fédéral a renoncé à ses fonctions et l’État national vacille, mais sous les coups de boutoir de ceux d’en haut, pas de ceux d’en bas.

Il y a un mot pour décrire des changements aussi profonds que ceux que connaît notre pays, quand ils sont opérés d’en haut et sans jamais consulter ceux d’en bas ou obtenir leur consentement : ça s’appelle une contre-révolution.

La seule alternative serait de refondre entièrement la nation, avec un nouveau pacte social, une nouvelle Constitution, une nouvelle classe politique et une nouvelle manière de faire la politique. En somme, il faudrait un programme de lutte construit d’en bas et qui tiennent compte des problèmes réellement à l’ordre du jour, et non de ceux inventés par les hommes politiques et par les médias.

Quant à nous, rien de ce qui a été fait par les conseils de bon gouvernement et par les communes autonomes rebelles zapatistes n’a contribué à la désintégration de l’État, comme on le verra ici et dans la partie suivante.

Un État dans l’État ?

Qui gouverne bien doit gouverner pour tout le monde et non uniquement pour ses partisans ou pour ceux qui militent dans son organisation ou qui sont de la même race, de la même culture et de la même couleur et parlent la même langue.

Pour les zapatistes, la lutte pour inclure quelqu’un n’est pas une lutte pour exclure les autres. Pas plus que l’existence du métissage ne doit entraîner la disparition de l’aborigène, nous reconnaître pour ce que nous sommes n’implique pas la négation de ceux qui ne sont pas comme nous. C’est valable et pour l’indigène et pour les zapatistes.

Les conseils de bon gouvernement sont là pour prouver que le zapatisme n’aspire ni à l’hégémonie ni à l’uniformisation du monde où nous vivons selon ses seules idées et à sa seule manière.

Les conseils de bon gouvernement ont été créés pour recevoir tout le monde, zapatistes et non zapatistes, et même les antizapatistes. Ils sont nés pour servir de médiateur entre les autorités et les citoyens, et entre les autorités et d’autres niveaux et hiérarchies. C’est ce qu’ils ont fait et continueront de faire. Il y a un an, lors de la naissance des Caracoles et des conseils, le commandant David proposait le respect à quiconque nous respecterait. Nous maintenons fermement cette position.

Les conseils de bon gouvernement ont donc établi et maintenu une communication respectueuse avec différentes organisations sociales, avec bon nombre d’administrations municipales officielles dont les conseils autonomes partagent le territoire et, en certaines occasions, avec le gouvernement de l’État local. Un échange de recommandations a lieu, ainsi qu’une recherche de solutions à apporter, à travers le dialogue.

Contrairement au gouvernement fédéral, dont le « commissionnaire » passe son temps à se ridiculiser aux frais du Trésor public et à le publiciser dans la presse, le gouvernement de l’État a préféré ne pas lancer de campagne médiatique (en ce qui concerne le zapatisme) et a choisi de faire un geste et d’attendre patiemment son heure. Sachant pertinemment que le zapatisme n’a pas que des vues locales mais fédérales, le gouvernement du Chiapas a préféré ne pas faire partie du problème pour avoir une chance de faire partie de la solution.

Tandis que le sieur Luis H. Alvarez se fait berner par des petits malins gonflés qui lui font croire qu’il est en contact avec l’EZLN, lui soutirent de l’argent et le baladent d’un coin à l’autre en lui promettant qu’il va pouvoir « le » rencontrer (Marcos), et pendant qu’il tente vainement de construire la « force paysanne » du PAN en distribuant des panneaux solaires, le gouvernement de l’État, lui, a une ligne de communication véritable avec les communautés zapatistes.

Les conseils de bon gouvernement ont été médiateurs, aux côtés de l’État du Chiapas, dans les enlèvements commis par la CIOAC à Las Margaritas ; dans une partie des indemnités versées aux personnes agressées à Zinacantán ; dans les indemnités versées aux paysans affectés par le percement d’une route en pleine zone de forêt tzeltal ; dans le problème des « vélos-taxis » de la côte du Chiapas et peut-être dans un autre cas qui m’échappe maintenant. Si vous consultez les rapports particuliers de chaque conseil, vous y trouverez ces informations car rien n’est caché. En principe, ce qui est recherché, à tout moment, c’est d’éviter tout affrontement entre indigènes.

Actuellement, cette communication fonctionne dans le cas du récent assassinat d’un compañero des bases de soutien de Polhó et dans celui du viol d’une petite fille de onze ans, à Chilón.

Respecter, c’est reconnaître. Les conseils de bon gouvernement reconnaissent l’existence et la juridiction du gouvernement de l’État et des administrations municipales et en retour, dans la plupart des cas, les municipalités officielles et le gouvernement de l’État reconnaissent l’existence et la juridiction des JBG. De la même façon, les conseils de bon gouvernement reconnaissent l’existence et la légitimité d’autres organisations, elles respectent et exigent qu’on les respecte.

C’est uniquement comme cela, en respectant, qu’il est possible de parvenir à un accord et de l’appliquer.

Cela a pris du temps, mais aujourd’hui les personnes et organisations non zapatistes et zapatistes savent qu’elles peuvent s’adresser aux JBG pour y traiter n’importe quel problème. Elles savent qu’elles ne seront pas arrêtées (les JBG sont des instances de dialogue et non de pénalisation), que l’on étudiera leur cas et que justice sera rendue. Si quelqu’un veut qu’un châtiment soit donné, qu’il aille voir l’administration municipale officielle ou un conseil autonome, mais s’il recherche une solution à travers le dialogue et l’accord, qu’il s’adresse à un conseil de bon gouvernement.

Recrudescence des conflits ?

Cette manière de faire des JBG commence déjà à donner des résultats dans les communes autonomes et dans les municipalités officielles. En matière de problèmes d’ordre social entre groupes, communautés et organisations, on a de moins en moins recours à l’usage de la force et à l’échange d’otages et de plus en plus au dialogue. On a ainsi pu s’apercevoir que, très souvent, il ne s’agit pas d’affrontements entre organisations mais de problèmes personnels qui sont présentés comme impliquant des organisations.

Ce que nous possédons de plus important, c’est notre parole. C’est sur elle que s’est construite l’autorité morale d’un mouvement qui recherche, non sans trébucher ici ou là, une nouvelle manière de faire la politique.

Auparavant, on tenait pour acquis que toute agression avait pour origine un différent politique, plainte était déposée et des mobilisations étaient organisées. Maintenant, on cherche d’abord à savoir si quelque chose est arrivé pour des raisons politiques ou s’il s’agit de crimes de droit commun.

C’est pour cela que les conseils de bon gouvernement ont un canal de communication ouvert, par l’intermédiaire du Bureau des peuples indiens, avec le gouvernement de l’État du Chiapas. Quand une agression a lieu contre des zapatistes et qu’aucune communication avec les agresseurs ne permet d’identifier le problème et d’essayer de parvenir à un accord dans le dialogue, les conseils de bon gouvernement demandent aux autorités autonomes d’effectuer une enquête et, dans le même temps, font suivre les données de l’affaire aux autorités de l’État. Tant qu’on ne parvient pas à savoir ce qui s’est passé dans tous les détails, aucune plainte, mobilisation ou représailles n’est effectuée.

Si l’affaire est d’ordre politique et non pénale, on laisse passer un délai raisonnable pour que la justice de l’État agisse. Si rien n’est fait, c’est la justice zapatiste qui entre en action.

Jusqu’ici, la justice du gouvernement du Chiapas a brillé par sa lenteur et par son inefficacité. Tout semble indiquer que l’appareil judiciaire chiapanèque ne se mobilise que pour frapper les ennemis politiques du gouvernement de l’État. Dans le cas des autorités de Zinacantán, qui ont commis un délit flagrant et bien établi, le gouvernement de l’État s’est contenté de contribuer à l’indemnisation des personnes agressées, mais à ce jour rien n’a été fait pour identifier les responsables de cette agression et pour les juger. Dans le cas de Chilón, où une petite fille de onze ans a été violée lors d’un affrontement entre zapatistes et non-zapatistes, le différend à l’origine de cet affrontement a déjà été réglé, toutes les informations sur les violeurs ont été fournies aux autorités compétentes (y compris les analyses médicales confirmant le viol de la petite) et... rien. Encore une fois, jusqu’à l’heure où j’écris. Les violeurs sont toujours en liberté, bien qu’ils n’aient pas le soutien de l’organisation à laquelle ils appartiennent (qui s’est désolidarisée des faits).

Il faut dire cependant que les agressions les plus importantes commises à l’encontre des zapatistes au cours de l’année n’ont été le fait ni de l’armée fédérale ni de la police de Sécurité publique de l’État du Chiapas (en ce qui concerne les paramilitaires, une enquête est en cours pour déterminer le motif politique de l’assassinat d’un camarade à Polhó).

Paradoxalement, les problèmes les plus graves et les agressions dont nous avons souffert cette année ont à voir avec des organisations et des gouvernements liés au PRD : la CIOAC officielle de la région de Las Margaritas et le conseil municipal de Zinacantán (du PRD). Dans chacun des cas, des zapatistes ont été agressés. À Las Margaritas, des camarades ont été enlevés, et à Zinacantán, une manifestation pacifique a été attaquée à coup d’armes à feu.

La CIOAC officielle de la région de Las Margaritas (la précision s’impose, parce qu’avec la CIOAC d’autres communes une entente et un respect mutuels existent) cherchait à conserver coûte que coûte son statut corrompu au sein de cette municipalité et voulait que ses dirigeants continuent de s’engraisser aux frais des autorités officielles.

À Zinacantán, le gouvernement PRD planifia et exécuta une embuscade dans laquelle plusieurs zapatistes ont été blessés par balle. En pleine « crise des vidéos », le PRD national a conservé un silence complice et c’est tout juste s’il a entamé une procédure pour expulser du PRD le président du conseil municipal. Dans les coulisses de ce parti, on prétendait qu’il était à la solde des zapatistes parce qu’il ne l’avait pas soutenu lors des élections. C’est ça le programme que le PRD soumettra aux urnes en 2006 ? Pour tous ceux qui ne sont pas des inconditionnels du PRD, des coups et des balles ? C’est une question.

Avec d’autres organisations aussi, il y eut et il y a encore des frictions. Mais alors que d’habitude cela se résolvait à coup de « en cas de problème, j’attrape un des tiens, tu attrapes un des miens, on fait l’échange et tout continue » (ou bien : « tu réunis un paquet de gens, moi pareil, on se crêpe le chignon et tout continue »), on cherche maintenant à se parler, à entendre les différentes versions, à trouver un accord. Sans affrontements ni prise d’otages mutuels. C’est de cette manière que des problèmes ont été résolus avec l’ORCAO, l’ARIC-Indépendante, l’ARIC-PRI, la CNC et bien d’autres présentes dans les zones où opèrent les JBG et dans celles sous leur influence.

Contrairement aux années précédentes, les conflits entre communautés et entre organisations dans les territoires des conseils de bon gouvernement ont diminué, de même que le taux de criminalité et d’impunité. Les délits sont réparés, pas seulement châtiés. Si vous ne me croyez pas, consultez les fichiers des journaux, allez vous renseigner dans les bureaux des juges de paix ou du ministère public, dans les prisons, dans les hôpitaux et dans les cimetières.

Comparez « avant » et « après » et concluez vous-mêmes.

Une justice à la carte ?

Un bon gouvernement ne cherche pas à accorder l’impunité à ses partisans et, inversement, il n’est pas fait pour sanctionner ceux qui s’opposent à lui de par leurs idées et leurs propositions. C’est-à-dire qu’il ne doit pas agir comme le gouvernement fédéral, qui accorde l’impunité à des criminels parce qu’ils appartiennent au PAN (Estrada Cajigal, par exemple) ou parce qu’il a passé un accord avec le PRI (Luis Echeverría, par exemple), et qui cherche à sanctionner un de ses opposants (López Obrador) et à l’évincer des élections de 2006.

Non seulement les lois en vigueur dans les communes autonomes rebelles zapatistes (les Marez) ne contredisent en rien les fondements juridiques qui régissent le système judiciaire au niveau des États et au niveau fédéral, mais bien souvent elles les complètent.

J’ai dit que le bon gouvernement est celui qui ne garantit pas l’impunité aux siens et poursuit les opposants. Pour l’illustrer par un exemple, je citerais une copie de l’arrêté émis par le tribunal municipal autonome de San Juan de La Libertad, au Chiapas, en date du 19 août 2004 et adressé au gouvernement constitutionnel de l’État du Chiapas avec copies au président du conseil municipal de Chalchihuitán et au tribunal municipal de la même ville. Le texte parle de lui-même (je cite textuellement) :

« Devant ces bureaux autonomes et les autorités du tribunal municipal a été cité à comparaître le compañero Untel, base de soutien de l’EZLN, âgé de dix-sept ans et originaire de Jolik’alum, commune de Chalchihuitán, Chiapas, le 14 août de l’année en cours, par les autorités locales de cette communauté, pour avoir commis un délit de droit commun le 13 août de cette même année. À savoir, quand le citoyen Tel Autre, appartenant au Parti d’action nationale (PAN), est sorti de chez lui pour aller faire des achats au marché de Jolitontic et, sur le retour, marchant sur le sentier, il a rencontré le jeune Untel caché dans les fourrés, armé d’une arme à canon long de calibre 22 à un seul coup, qui a tenté de faire feu d’une distance de 5 mètres sur le citoyen Tel Autre mais l’arme était inutilisable. »

« Mis à disposition des juges du conseil autonome, le jeune Untel déclare que la personne de Tel Autre, soit le poursuivant, est à l’origine de ladite provocation puisqu’il a écrasé 300 plants de café de bonne qualité propriété du jeune Untel, ce pour quoi ce jeune homme est en colère depuis un an, par quoi nous, juges du conseil autonome, qualifiant comme délit grave au regard de l’ordre et de la discipline révolutionnaire zapatiste les agissements du compañero Untel, notifions la détention immédiate de l’accusé, attendu qu’il existe des présomptions accréditées par les éléments présentés dans l’auto pénal, mais, au moment d’exécuter l’arrestation de l’accusé déclaré, le poursuivant ci-devant Tel Autre s’est enfui pour échapper aux juges du conseil municipal, se refusant à éclaircir lesdites circonstances comme si c’était lui le coupable des faits. Les autorités autonomes se déclarent compétentes pour résoudre tout type d’affaires ou de délits relevant de l’ordre du droit commun. Pour l’instant, le compañero Untel est sanctionné de privation de liberté [...] Son arme est aux mains des autorités autonomes de San Juan de La Libertad, cette arme est en mauvais état car elle ne fonctionne pas normalement et elle sera détruite. »

Droits collectifs contre droits de l’individu ?

Je suppose qu’il y a ou qu’il y aura des études juridiques qui démontrent qu’il n’y a aucune contradiction dans le fait de reconnaître les uns et les autres. Nous parlons quant à nous de ce que nous constatons dans les faits et de ce que nous pratiquons et nous sommes disposés à ce que quiconque vienne voir et vérifie si l’exercice de nos droits en tant que peuples indiens viole le droit des individus.

Non seulement les droits collectifs (tels que la décision concernant l’usage et l’exploitation des ressources naturelles) ne contredisent nullement les droits des individus, mais ils permettent que tout le monde puisse bénéficier de ces derniers et non uniquement certaines personnes. Comme on le verra dans la partie concernant nos progrès, les violations des droits des individus n’ont pas augmenté sur le territoire zapatiste. Ce qui a augmenté, en revanche, ce sont de meilleures conditions de vie. On y respecte le droit à la vie, à la religion, à l’appartenance à un parti, à la liberté, à la présomption d’innocence, à manifester, à ne pas être d’accord, à être différent, à choisir librement d’avoir un enfant.

Cette année, au lieu de se lancer dans une discussion sur le terrain juridique, les zapatistes ont choisi de démontrer par les faits que l’étendard de la reconnaissance des droits des indigènes que brandissent les peuples indiens mexicains, et beaucoup d’autres avec eux, n’implique aucun des périls qu’on leur a opposés.

En terres zapatistes, on n’assiste pas aux prémices de la pulvérisation de la nation mexicaine. Au contraire, ce qui est en germe ici, c’est précisément la possibilité de sa reconstruction.

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Cinquième partie.
Cinq décisions de bon gouvernement

Pendant la première année d’existence des conseils de bon gouvernement, des accords pris longtemps auparavant ont été formalisés et de nouvelles décisions prises. Il s’agit notamment de celles qui concernent la préservation des forêts, le narcotrafic, le trafic de sans-papiers, le passage de véhicules dans ces zones et les élections au niveau des états des présidents du conseil municipal et au Congrès.

1. Sur la préservation des forêts

Je retranscris littéralement une des lois en vigueur des conseils de bon gouvernement dont la rédaction varie selon les endroits, mais dont l’esprit reste le même : « Loi sur le soin apporté aux arbres ou de préservation de la nature »En accord avec le conseil de bon gouvernement Corazón del Arco Iris, la présente loi est applicable dans les territoires des communes autonomes rebelles, sans distinction de personnes ; elle a pour but de protéger les forêts parce que les forêts appellent la pluie et fournissent de l’oxygène, parce que notre vie est en jeu et que cela protège aussi les animaux sylvestres ; raisons qui font que nous devons tous comprendre combien il est important de prendre soin de nos forêts sur l’ensemble des territoires des communes autonomes.

« Nous membres du conseil de bon gouvernement proposons que chaque commune prévoie une pépinière pour aider à faire appliquer cette loi : »1. Les arbres devront être coupés uniquement pour assurer les besoins domestiques, pas pour vendre le bois ;

« 2. Prendre soin et protéger les forêts fait partie de nos obligations, mais nous avons aussi le droit d’utiliser les arbres pour un usage domestique, avec permission des autorités autonomes. »3. Toute personne qui coupe un arbre est tenue d’en replanter deux et d’en prendre soin ;

« 4. Chaque territoire autonome appliquera des sanctions dans les communes en fonction de sa propre réglementation ; »5. Toute personne coupant un arbre sans autorisation se verra obligée à en replanter vingt ;

« 6. Tous les permis seront accordés par la commission de la terre et du territoire. »Un des accords prévoit que là où la place permet de replanter des arbres, chaque commune s’en charge. Le reboisement devrait s’effectuer avec des arbres utiles à la communauté. Les espaces prévus pour ce reboisement devraient être des endroits propices à des sorties en famille, comme les berges des rivières.

« À titre d’exemple, dans la commune autonome 17 Novembre, quatre lieux ont été reboisés avec un total de 2 000 plants de cèdres. À noter que les affiliés au PRI continuent d’obtenir des concessions s’étendant parfois sur dix ans, bien que nous ayons essayé de les faire annuler et que nous constations que cela constitue pour eux un motif de provocation. »

2. Sur la plantation, le trafic, la commercialisation et la consommation de drogues

Bien que la loi en cette matière date d’avant le début de la guerre, les conseils de bon gouvernement ont réglementé formellement l’interdiction du narcotrafic. En voici un exemple :

« Le conseil de bon gouvernement informe qu’en territoire zapatiste il est interdit de cultiver, de vendre et de consommer des drogues, sous peine d’être expulsé conformément aux lois zapatistes. Les personnes bases de soutien zapatistes qui sèmeraient des stimulants se verraient exclues de cette organisation et de la communauté où elles demeurent. De même ceux qui en consomment. »Si une parcelle cultivée est localisée, on procèdera à brûler tous les plants. La personne ayant effectué la plantation devra prendre en charge les frais entraînés par sa destruction, tels que les frais d’essence pour la brûler, et sera expulsée de notre organisation. Les consommateurs seront condamnés à une peine de dix jours de travail et à six mois d’expulsion de l’organisation. Un accord du conseil de bon gouvernement prévoit que toutes les communes sur le territoire de sa juridiction devront prospecter tous les ans pour s’assurer que personne ne se livre à cette activité illicite."

3. Sur la circulation de véhicules dans les zones sous contrôle des conseils de bon gouvernement

Les conseils de bon gouvernement inspectent les véhicules qui circulent dans les zones sous leur contrôle. Cette mesure est destinée à éviter le trafic de personnes, le narcotrafic, le trafic d’armes et de bois. Un tel contrôle permet au conseil de bon gouvernement de repérer un véhicule utilisé pour des activités criminelles et de l’inspecter et, si un délit est constaté et qu’il est utilisé par des zapatistes, de sanctionner selon nos lois ; et s’il n’est pas utilisé par des zapatistes, d’en faire part aux autorités officielles.

L’inspection zapatiste des véhicules a eu aussi pour effet de rationaliser les voies de transport et permettre aux villages d’avoir un service de transport quotidien. Également, d’éviter des conflits entre différents services de transport.

Afin d’éviter que les zones zapatistes ne se transforment en sanctuaires de voitures volées et d’épaves, les JBG n’accordent un matricule qu’aux véhicules ayant leurs papiers officiels en règle. C’est-à-dire que, pour obtenir des JBG le matricule d’un véhicule, il faut avoir des plaques et un certificat d’immatriculation, et que le conducteur ait un permis de conduire.

4. Sur le trafic de sans-papiers

Il y a quelques mois, ce qui suit a commencé à circuler dans les zones des conseils de bon gouvernement, des conseils autonomes et dans toutes les communautés zapatistes :

« Dernièrement, le nombre de sans-papiers conduits vers les USA par ce qu’on appelle des polleros [des marchands de volailles] a augmenté. Ces polleros sont des personnes qui se consacrent au trafic de personnes, leur font payer beaucoup d’argent en échange de la promesse de les emmener travailler aux USA. »Presque toujours, les polleros trompent les hommes et les femmes du Mexique et d’autres pays d’Amérique. Ils les abandonnent dans des caches à bord de leurs véhicules ou dans le désert et ces hommes et ces femmes (et parfois des enfants) meurent dans des conditions atroces.

« On sait aussi que les polleros ont un accord avec les autorités fédérales du gouvernement mexicain, leurs partenaires dans ce commerce. Les hommes et les femmes d’autres pays qui cherchent à aller travailler aux USA sont dans leur grande majorité des gens pauvres et humbles dont les droits et la dignité sont violés par les polleros et par les autorités mexicaines et américaines. »C’est pourquoi il a été décidé de déclarer de grave délit le trafic de personnes, mexicaines ou étrangères, sur le territoire zapatiste. L’ensemble des autorités en est informé afin qu’elles veillent à faire respecter cette interdiction et que les membres de l’EZLN qui participeraient, soutiendraient ou protégeraient des personnes se livrant à un tel trafic soient punies et, dans des cas graves, soient expulsées de notre organisation.

« Les commissions de vigilance du CCRI et les conseils de bon gouvernement veilleront à ce qu’aucun zapatiste, base de soutien, responsable, comité ou autorité autonome ne commette ni ne soutienne ou protège ce délit de trafic de personnes, véritable crime contre l’humanité. »Tous les trafiquants de personnes (ou polleros) découverts et arrêtés en territoire zapatiste se verront forcés de restituer leur argent aux personnes concernées et, après un premier avertissement et en cas de récidive, elles seront livrées aux autorités compétentes pour être punies selon les lois mexicaines.

« Toutes les personnes, mexicaines ou étrangères, transportées clandestinement, seront libérées. Un soutien leur sera apporté dans la mesure du possible (soins médicaux, hébergement et alimentation provisoire) et on leur conseillera de ne pas se laisser abuser. »Tous les êtres humains, quelle que soit leur nationalité, sont libres de circuler sur les territoires zapatistes mais devront respecter les lois des conseils de bon gouvernement, des communes autonomes et des communautés indigènes.

« Les conseils de bon gouvernement et les communes autonomes rebelles zapatistes informeront de ces dispositions les compañeros et les compañeras base de soutien zapatistes ainsi que les membres d’autres organisations qui vivent en territoire zapatiste, étant entendu que tout zapatiste qui commettrait un tel délit ne sera plus considéré comme un camarade. »

Le résultat ? En voici quelques exemples :

Le conseil de bon gouvernement de Morelia informe de ce qui suit :

« En ce qui concerne les sans-papiers, par exemple : sur le territoire de la commune Ernesto Che, un pollero a été arrêté, emprisonné pendant deux jours et averti que la prochaine fois il s’exposerait à une peine plus forte, tandis que les sans-papiers ont été hébergés et nourris, avertis des risques qu’ils encouraient puis on les a laissés partir. Il est arrivé qu’un camarade ait vendu du pozole à prix élevé, les camarades qui commettent cette erreur ont été punis. »

Celui de La Garrucha :

« Les polleros qui seront surpris à tromper ces personnes sans-papiers seront arrêtés et devront restituer tout l’argent qu’ils leur ont pris. En territoire zapatiste, il est totalement interdit de vendre de la nourriture ou de l’eau et de faire payer l’hébergement aux sans-papiers ; ces gens sont pauvres comme nous et nous sommes tenus de leur donner de l’eau et des aliments et de les héberger, et non de le leur vendre. Dans l’éventualité où un pollero serait arrêté pour la deuxième fois, il sera livré aux autorités du mauvais gouvernement. »

Et celui de La Realidad :

« Aux sans-papiers d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, le JBG s’adresse directement et présente qui nous sommes. Elle explique comment le JBG est issue de la lutte de l’EZLN, comme les autorités civiles et les bases de soutien de l’EZLN. Elle explique les sept principes du commander en obéissant et de l’autonomie. Elle explique que nous sommes des autorités autonomes et que nous nous battons contre le néolibéralisme et contre le Plan Puebla-Panama, etc. Nous leur conseillons de ne pas abandonner leurs terres et qu’il est plus sûr de travailler un lopin de terre, qu’il vaut mieux lutter pour la démocratie, la liberté et la justice dans leurs pays, que leur rêve américain n’a rien de sûr parce que beaucoup sont morts en route, qu’avec nous ils n’auront pas de problèmes et qu’ils peuvent circuler librement parce que nous sommes leurs égaux, que nous ne permettrons pas qu’on leur vole tout cet argent pour leur voyage parce que c’est comme ça que se sont enrichis les entreprises de sans-papiers. Nous leur donnons de quoi manger, des boissons fraîches et des petits pains. À partir de là, les sans-papiers commencent vraiment à avoir confiance, ils racontent leur vie, racontent que certains ont écouté Radio Insurgente dans leur pays. Ils nous remercient. Les polleros que l’on a réussi à identifier sont délestés de tout leur argent qui est réparti à parts égales entre tous les sans-papiers d’Amérique centrale, et chaque pollero est averti que la prochaine fois qu’il sera surpris à réaliser la même activité il sera puni. »En une autre occasion, quand un groupe de gens d’Amérique centrale qui circulaient à pied a parlé avec nous, le pollero a été repéré : il disait être de nationalité guatémaltèque et qu’il emmenait des gens du Guatemala, du Honduras et du Salvador et qu’il avait fait payer 1 500 pesos à chacun de ces 27 Centraméricains. En le fouillant, nous avons trouvé une quantité de 31 905 pesos, 700 quetzals et 31 dollars qui lui ont aussitôt été retirés et distribués à parts égales aux sans-papiers. Actuellement, un trafiquant d’immigrants mexicains est incarcéré et purge une peine de six mois après l’avertissement qui lui avait été fait."

5. Sur les élections locales du 3 octobre 2004 au Chiapas

En juillet dernier, des représentants de l’Institut électoral de l’État du Chiapas se sont adressés aux différents conseils de bon gouvernement pour arriver à un accord permettant à l’IEE de faire son travail. Voilà la réponse qui leur a été donnée :

"À l’Institut électoral du Chiapas, Mexique.

Le Secrétariat exécutif,
Tuxtla Gutiérrez, Chiapas, Mexique.
Mesdames, Messieurs,
Nous vous écrivons pour vous informer de ce qui suit :

1. Nous avons reçu votre aimable lettre datée du 14 juillet 2004 dans laquelle vous demandez respectueusement le soutien de notre conseil de bon gouvernement pour faciliter le travail de votre Institut électoral en terres zapatistes.

2. Comme vous ne l’ignorez pas, nous ne pensons pas que les élections constituent une voie permettant de réaliser les aspirations du peuple, mais nous sommes conscients qu’il existe encore des gens qui y voient une manière de résoudre les problèmes du peuple mexicain. Le discrédit des partis politiques est énorme, parce qu’ils n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts et non de ceux de la majorité, mais il se peut qu’il y ait encore des personnes qui croient qu’il reste de l’honnêteté chez ceux d’en haut.

3. Notre travail en tant que conseil de bon gouvernement consiste à garantir le respect des pensées et des coutumes de quiconque vit dans les territoires zapatistes, que les gens soient zapatistes ou non, et même antizapatistes. Parce que nous ne voulons pas que les gens deviennent zapatistes par force, mais que tout un chacun soit comme il le veut, mais en respectant et en étant respecté par les différentes manières d’agir et de penser.

4. C’est pourquoi nous vous garantissons que vous ne rencontrerez aucun obstacle pour faire votre travail dans les communautés appartenant aux communes autonomes regroupées au sein de ce JBG et qui sont : (liste de communes autonomes). Nous vous demandons seulement que, tout comme nous respectons ceux qui veulent voter, vous respectiez ceux qui ne le veulent pas et que vous n’obligiez personne à faire ce qu’il ne veut pas faire.

5. Soyez donc assurés de pouvoir effectuer votre travail au sein du territoire qui correspond à notre conseil de bon gouvernement et nous veillerons à ce que vous n’ayez pas d’ennuis, dans la mesure, évidemment, où vous respecterez la volonté des communautés. Les jours précédant la consultation électorale du 3 octobre 2004 et le jour dit, l’Institut électoral de l’État du Chiapas pourra effectuer son travail sans qu’aucun obstacle ne lui soit opposé par les communautés zapatistes représentées par notre JBG.

6. Nous vous signalons enfin que certaines communautés inscrites sur la liste que vous nous avez fait parvenir dans votre aimable lettre ne correspondent pas à notre conseil de bon gouvernement, mais à celui de (nom d’un autre JBG), en vertu de quoi nous vous recommandons de vous adresser également à nos frères et sœurs de ce JBG afin d’obtenir son autorisation. Nous sommes convaincus qu’ils répondront avec la même amabilité et le même respect que nous l’avons fait.

7. Comme on peut le voir, quand le respect mutuel existe, une bonne entente est possible. Nous, les zapatistes, nous ne voulons rien imposer, nous voulons uniquement que l’on nous respecte et qu’un bon accord existe entre les différentes parties.

Nous vous remercions de votre amabilité et nous vous saluons de même.

Salutations. (Signature des membres du conseil de bon gouvernement concerné)"

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Sixième partie.
Six améliorations

Depuis la colonisation, les peuples indiens du Mexique n’ont connu qu’une extrême misère. Alors qu’ils ont constitué la classe sociale qui a le plus apporté à la lutte pour l’indépendance, dans les guerres de résistance aux invasions nord-américaine et française et lors de la révolution mexicaine (et, si on veut bien me le permettre, à la démocratisation actuelle du pays - même si ce sont les hommes politiques et les médias qui se disputent « la vedette »), les dettes que cette nation a contractées avec eux n’ont fait qu’augmenter. S’il y a bien quelqu’un qui a donné sa vie et sa mort pour que ce pays qu’on appelle le Mexique puisse marcher la tête haute en tant que nation souveraine, libre et indépendante, ce sont les indigènes mexicains.

Aucun mouvement n’a cherché à savoir comment ils s’en sortaient après chaque victoire ou chaque défaite. Quel que soit le gagnant, les peuples indiens étaient les perdants.

Ceux qui leur promettaient des améliorations finissaient par en faire des esclaves dans leurs haciendas. Ceux qui leur offraient une patrie libre finissaient par les rejeter. Ceux qui leur offraient la démocratie finissaient par leur imposer gouvernements et lois. Pourtant, chaque fois que le destin du Mexique a été en jeu, les indigènes n’ont pas hésité à donner la seule chose qu’ils possédaient : leur sang.

De l’indépendance du Mexique jusqu’à nos jours, deux cents ans se sont presque écoulés. Deux cents ans, et il continue d’y avoir des peuples indigènes qui travaillent et qui meurent dans des conditions fort semblables à celle de l’époque coloniale. Ils ont été spoliés de leurs terres, parfois avec violence, parfois par tromperie. La couleur de leur peau, leur langue, leurs vêtements et leurs « mœurs » ont fait l’objet de honte, de moquerie, de mépris. Le mot « indien » a servi d’insulte, il est synonyme de fainéant et d’incapable, de manque d’intelligence, de soumission, de servilité.

Après un tel traitement, le plus étonnant aurait été qu’ils ne prennent pas les armes. Mais ils l’ont fait et, bien qu’ils aient été l’objet de moquerie et de mépris de ceux à la peau blanche, ils n’ont pas fait de leur guerre une guerre contre une couleur. Et bien qu’ils aient été l’objet de tromperie et victimes des mensonges de ceux qui parlent la langue castilla, ils n’ont pas fait la guerre contre une culture. Et bien qu’ils aient toujours fait les domestiques dans les maisons de ceux qui ont tout, ils n’ont pas semé la destruction. Ils ont fait la guerre, leur guerre. Ils la font encore. Une guerre contre l’oubli. Il a de la chance, ce pays. Là où d’autres détruisent, ces indigènes-là construisent. Là où d’autres divisent, eux unissent. Là où certains excluent, eux incluent. Là où d’autres oublient, eux se souviennent. Là où d’autres sont une charge pour tout le monde, eux portent, entre autres, notre histoire. Et l’EZLN a de la chance d’avoir été accueillie et soutenue par ces peuples. Parce que sinon... Si quelqu’un voulait bien les voir, il verrait des êtres humains, pleins d’erreurs, de défauts, de faiblesses, de chutes. Des êtres imparfaits, en somme. C’est bien là qu’est le problème, parce que si c’était des super-hommes et des super-femmes, on comprendrait encore ce qu’ils ont été capables de faire. Mais comme ils sont comme tout le monde, eh bien... Comment vous dire ?... C’est un peu comme de dire : « Moi aussi, il faut que je fasse quelque chose... parce que personne ne va le faire pour moi. »

C’est ce que font les communautés zapatistes. Elles n’attendent pas que le gouvernement leur distribue l’aumône ou leur fasse des discours. Elles travaillent à l’amélioration de leurs conditions d’existence et elles y arrivent. Paradoxalement, ces conditions sont meilleures que celles des communautés qui bénéficient de « l’aide » fédérale, même si elles sont encore loin d’être des conditions idéales. On peut le constater par soi-même et en direct (les vidéos, même lues, ont leurs limitations) et on peut enquêter à ce sujet.

C’est de ces améliorations, qui ont été rendues possibles grâce au « troisième dos », que je vous parlerai maintenant. Je tâcherai d’être bref (je dis toujours ça et il me sort un roman comme si ça poussait tout seul), mais je vous invite à en connaître le détail en lisant les rapports des JBG et, bien entendu, en venant dans les Caracoles et dans les communautés et en parlant avec les compañeros et avec les compañeras.

Santé et éducation

Deux de ces améliorations concernent la santé et l’éducation. Les « oublis » des gouvernements fédéraux successifs en cette matière ont été tels que le mot « indigène » est synonyme de mauvaise santé et d’ignorance.

Grâce au soutien des ceusses et celles « sociétés civiles », la santé des communautés a commencé à changer radicalement d’orientation. Là où régnait la mort, il commence à y avoir de la vie. Là où il y avait ignorance, il commence à y avoir connaissance. Bref, là où il n’y avait rien, il commence à y avoir quelque chose de bon.

À Los Altos de Chiapas, par exemple, le système sanitaire fournit des soins médicaux gratuits et, dans la mesure des ressources, les médicaments aussi sont gratuits. Cela a été possible pour deux raisons :

L’une est le soutien financier de la société civile, qui permet d’obtenir de l’équipement médical et des médicaments.

L’autre, c’est parce que, au lieu d’être axé exclusivement sur les soins contre les maladies, notre système de santé s’est tourné tout particulièrement vers la médecine préventive. Dans le but de réduire le nombre de maladies et, partant, la consommation de médicaments. Non sans difficultés, le service médical gratuit a été maintenu pendant toute cette année de fonctionnement du conseil de bon gouvernement de Los Altos.

Dans les cinq secteurs où opèrent les conseils de bon gouvernement, on effectue des campagnes d’hygiène, on encourage l’utilisation de toilettes et le nettoyage des habitations. D’autres campagnes cherchent aussi, bien qu’elles n’aient fait que commencer, à combattre les maladies chroniques (telles que la leishmaniose ou l’« ulcère du chiqueur ») et les épidémies et à détecter le cancer chez les femmes. Pour y parvenir, en plus du soutien financier à des projets de santé, nous bénéficions de l’aide solidaire (et bien souvent héroïque) de docteurs et doctoresses spécialistes et d’infirmières. En trichant avec leurs congés, ils viennent jusque dans ces contrées et distribuent des connaissances (à des sages-femmes, à des « arrangeuses d’os », à des promotrices de santé et à des laborantins) et la santé dans toutes les communautés. Le troisième dos porte la vie.

On construit des cliniques régionales et municipales, on les équipe et on forme des compañeras et des compañeros pour que ces cliniques puissent servir. Dans la zone tojolabal, le 1er août, la première opération chirurgicale a eu lieu et on est en train d’équiper un laboratoire de traitement des herbes médicinales. Dans toute cette zone, il y a des pharmacies qui se fournissent en médicaments grâce aux subventions de projets et aux dons.

En général, les conseils de bon gouvernement réussissent petit à petit à faire que toutes les communes autonomes aient une infrastructure minimale de santé communautaire : promoteurs de santé, campagnes d’hygiène préventive, minicliniques, pharmacies, cliniques régionales, médecins et spécialistes.

En ce qui concerne l’enseignement, on procède comme on devrait le faire en politique, c’est-à-dire de bas en haut. On construit des écoles dans toutes les communautés (plus de 50 cette année dans l’ensemble de ce secteur et il en manque encore) et on équipe celles qui existaient déjà (300 cette année), on forme des promoteurs pédagogiques (qui se mettent régulièrement à niveau), on bâtit des centres d’éducation secondaire (où, contrairement à ce qui se passe ailleurs, on apprendra les origines historiques du Mexique) et technique.

Des maîtres d’école et des maçons, des pédagogues, des hommes et des femmes aux noms communs et d’apparence normale, des indigènes avec ou sans passe-montagne érigent des écoles et des connaissances là où il n’y avait auparavant qu’ignorance.

Venez voir : vous pourrez constater par vous-mêmes, dans nombre de communautés de ces secteurs, que là c’est une clinique que l’on a construite, ici une pharmacie, ailleurs une école. Vous verrez que la foule se presse parce qu’une doctoresse vient donner des soins aux femmes, que la petite « Mariya » sait écrire son nom et qu’elle peut vous raconter que les anciens Mexicains avaient une civilisation très avancée et qu’elle voudrait aller à l’école secondaire autonome mais va savoir si elle pourra, qu’il y a un dentiste à la clinique qui va soigner et arracher des dents, que là-bas c’est la fête parce qu’il y a eu un arrivage de tableaux, de cahiers et de crayons et de livres, que Lencho allait mourir mais qu’il n’est pas mort et qu’il-mourra-forcément-mais-pas-tout-de-suite-qu’il-en-a-encore-pour-un-moment-et-que-ça-va-quoi, que l’école est bien gaie comme ça, que le docteur des yeux est arrivé, qu’Andulio commence-déjà-à-chialer-passe-qu’y-trouve-pas-son-crayon, qu’il y a un médecin qui est pédiatre qui explique à un compa que c’est pas lui qui s’occupe des pieds, qu’Uber dit que c’est pas lui ! sans que personne ne lui ait demandé s’il avait pris le crayon de l’Andulio, qu’il y a un neurologue qui aide quand il y en a qui vont pas bien de la tête et qu’ils s’évanouissent, qu’on va vacciner les enfants, qu’il y a des camions qui emmènent des promoteurs en stage dans un Caracol et que c’est pas sûr si c’est un stage de santé ou d’éducation parce que « vous savez, maintenant ça va et ça vient dans tous les sens, c’est plus comme avant, pour sûr, avant dans les camions il n’y avait que des vaches et des bœufs, sans vouloir dire du mal de personne... Eh, au fait, vous n’êtes pas d’ici, pas vrai ? C’est ça, mais n’allez pas croire, ne vous inquiétez pas, moi, je vais vous expliquer, vous savez, en 1994 tous les Indiens se sont soulevés, la plèbe, quoi, comme on dit ici. Faut dire que les zapatistes et puis, après les sociétés civiles et... Ça vous dit du pozole ? Non, parce que, après, il y en a pour un moment à expliquer tout ça... »

Aliments, terre, logement

Du plus urgent à ce qui est le plus important. Le problème des « déplacés », surtout ceux de Polhó, est ce qui préoccupe le plus le bon gouvernement de Los Altos de Chiapas. Sur les près de 3 millions et demi de pesos dépensés par Oventik, environ 2 millions et demi ont servi pour Polhó, mais pas seulement pour des aliments. On a construit et ouvert un magasin municipal épicerie-quincaillerie et une coopérative de femmes réfugiées.

Le bon gouvernement est prévoyant et un projet de carrière est déjà bien avancé (« c’est pour faire des blocs de construction », m’a-t-on expliqué quand j’ai demandé si c’était pour fabriquer des cerveaux de membres du cabinet de Fox - je me disais bien que pour son cabinet il avait des « chasseurs de tête »).

Cette histoire de carrière pourrait bien avoir un effet boule de neige. Sans parler des rentrées d’argent que cela suppose pour les compañeros (qui ne peuvent pas aller bosser à cause de la menace des paramilitaires), le prix des matériaux de construction devrait baisser substantiellement et on pourrait améliorer les logements. Bon, on en est encore loin, mais la « carrière » de Polhó est en route.

Pour améliorer l’ordinaire de tous les habitants, les cinq secteurs sont en train de se doter de coopératives de porcs (« Non, on n’y produira pas des hommes politiques », me dit-on avant même que je ne pose la question), de poules, de moutons (« Mais non, il ne s’agit pas de députés du PAN qui votent la révocation du mandat de López Obrador », me dit-on alors que je n’allais rien demander, cette fois), de poulets et de bétail (des vaches, des mules et un ou deux bœufs, quoi - sans vouloir insulter personne), de primeurs et d’arbres fruitiers.

De La Garrucha, on apprend que « des promoteurs d’agroécologie ont été formés dans nos communes autonomes pour qu’ils puissent préserver l’environnement, prendre soin du bétail et le vacciner et améliorer la production des terres reprises, c’est pour ça qu’il y a des améliorations dans toutes les communes ».

De nombreux projets sont en marche : ateliers de cordonnerie, machines à monder le riz, ateliers de mécanique (« on a réparé le tracteur, il ne manque plus que l’essence »). Dans le secteur de La Realidad, l’un d’eux annonce fièrement « Atelier de technologie raisonnée, de santé du logement, d’économie d’énergie et de formation » ; non content de distribuer des citernes d’eau, on y fabrique des poêles économisant le bois. Dans d’autres zones, des forges, desprojets de distribution d’eau potable, des ateliers textiles, de fabrication de ruches...

En attaquant sur plusieurs fronts, et avec le soutien des « sociétés civiles », on améliore la terre, les logements et l’alimentation.

Autrement dit, avec les mots de la forêt : « À ce jour, nous avons amélioré un peu notre alimentation grâce aux terrains récupérés des grandes propriétés, ce qui nous a permis de récolter plus de maïs et de haricots, et grâce aux projets d’agroécologie. Grâce à notre organisation, l’alcoolisme a beaucoup diminué, ce qui nous a permis de consacrer à l’alimentation le peu de ressources que nous avons. Nous avons aussi pu améliorer nos maisons, qui restent pauvres mais aujourd’hui nous avons de meilleurs toits, des maisons plus propres, plus de place pour planter des arbres fruitiers, des primeurs, des fleurs et pour laisser les animaux à l’extérieur des maisons. »

Lié à tout cela, il y a aussi la commercialisation des produits.

Les coyotes [9] reculent devant les magasins régionaux, dont la mise en route prévoit des moyens de transport permettant de faire circuler les produits. Dans le secteur de La Realidad, il y en a une qui s’appelle « Pour tous, tout » - ce qui constitue, à mon avis, une invitation au pillage -, une autre « Le Petit Caracol », une autre « Don Durito ». Dans le secteur de Morelia, on les appelle « centrales de fourniture » ; on y trouve du café, des biscuits, de l’artisanat, des tissus, des plats en terre cuite, des comales [10], des bougies, des paniers et des meubles (tout étant fabriqué par les communautés et vendu bon marché). À Roberto Barrios, ce sont les trois « boutiques régionales ». Tout ça fait que le nombre de coopératives et de cantines populaires augmente. Les principaux progrès accompagnant l’autonomie zapatiste avec les conseils de bon gouvernement concernent donc l’amélioration des conditions de vie, mais pas uniquement...

Gouverner et se gouverner

Le progrès le plus important auquel nous assistons réside sans doute dans le fait que nous sommes en train de construire, non sans erreurs et balbutiements, un bon gouvernement :

"Nous avons appris à résoudre nos problèmes, à conclure des accords avec d’autres organisations et autorités et aussi avec nos communautés. Pendant cette période, beaucoup a été appris quant à la manière de gouverner dans toutes les communes et nous avons pu voir que cela rend difficile d’être corrompu par les mauvais dirigeants, parce que nous avons appris à gouverner avec des mandats tournants qui s’appuient sur l’expérience de tous et guidés par la commission de vigilance.

Un énorme apprentissage pendant toute cette année nous a montré que ce n’est pas facile qu’on nous achète avec un simple soda.

Une autre chose que nous avons apprise, c’est de traiter avec des gens d’autres cultures et d’autres pays...

Nous avons appris en travaillant, en résolvant des problèmes, au début nous avions un peu peur, avant dans chaque commune on s’organisait tout seul comme on voulait, maintenant les communes ensemble ont appris à travailler de manière équitable, nous avons aussi appris à parler avec d’autres gens qui n’appartiennent pas à notre organisation. Nous avons compris que ce n’étaient pas nos ennemis et qu’ils sont victimes de mensonges mais petit à petit ils comprennent et se rapprochent un peu de nous.

Chaque autorité municipale apporte dans sa commune ce qu’elle a appris au conseil. Certains ont appris à rédiger des comptes-rendus d’accord, à élaborer des projets, à utiliser des appareils comme un ordinateur, Internet, une photocopieuse, un téléphone et d’autres machines que nous sommes en train d’apprendre à utiliser...

Nous pensons que nous sommes plus armés politiquement, nous avons appris à faire notre travail avec du sacrifice. Avant, nous avons fait des erreurs, mais maintenant, de cette manière, nous apprenons petit à petit.

« Quelques avantages que nous avons gagnés : nous avons tous été gouvernement, nous n’avons eu aucun dirigeant, ça a été un gouvernement collectif et entre tous, nous nous sommes appris mutuellement ce que les autres savent, il y a une distribution équitable dans les projets, des organisations sociales qui n’avaient pas pu résoudre leurs problèmes sont venus nous voir à nous... »

« Au sein du conseil de bon gouvernement, nous n’avons pas besoin de traducteur, nous parlons différentes langues, et toute personne peut venir, qu’elle parle tzeltal, tzotzil, tojolabal ou les espagnols, nous pouvons les comprendre dans notre langue... »

« Voilà des progrès que nous avons pu constater et sentir en un an de fonctionnement des conseils de bon gouvernement. »

Mais est-ce que je ne serais pas en train de vous embobiner, des fois, et que je raconte tout ça juste pour que vous croyez que nous avons progressé ?

C’est pour cela que je vous dis de venir, d’aller dans les villages et qu’ils vous mettent le son et l’image à cette vidéo...

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Septième partie.
Sept jours en territoire zapatiste

Lundi : au Caracol de Morelia

Le campement pour la paix a accueilli la jeune F, et W a raconté qu’il avait beaucoup appris pendant son séjour au Caracol IV ; ils repartiront lutter dans leurs pays d’origine respectifs, l’Italie et l’Espagne ; ils emportent la Fleur de la parole à leur collectif.

Treize instituteurs de différentes communes se sont réunis au Caracol IV avec qui ils collaborent pour débattre de l’enseignement des consonnes L, CH, J, B, K, N, R, W, X et Y [11]. Ces lettres ont été étudiées à travers la présentation d’objets naturels et artificiels, de mots ou d’énoncés pour identifier les syllabes de chacune, puis la date de la prochaine réunion a été arrêtée : les 20 et 21 à Miguel Hidalgo.

Une commission formée de trois compañeros est partie pour la commune Che Guevara afin d’enquêter sur les problèmes soulevés dans cette commune par une plantation de marijuana, qui aurait été située au lieu X : deux compañeros ont été incarcérés pour cette provocation dans la prison de Che Guevara pour purger leur erreur. Les compañeros chargés d’enregistrer les faits ont filmé ce qui est arrivé et livreront la vidéo correspondante au conseil. Les autorités de la commune chargées du procès verbal concernant le détenu ont communiqué une copie au conseil de bon gouvernement. Les détenus reconnaissent les frais de la commission du conseil s’élevant à 600 pesos.

Nous avons reçu M. I, d’Algérie, qui est venu nous préparer du couscous, accompagné par une délégation d’un comité de solidarité français.

Mardi : au Caracol de Roberto Barrios

Nous avons reçu notre sœur N, de Suisse, appartenant à l’organisation Z, qui nous a fait don de 57 790 pesos pour les communautés dans le besoin de la Zone Nord ; chacune des 10 communes a reçu 6 229 pesos. Le compte n’y est pas parce que nous avons ajouté et réparti ce que nous avait versé un frère du DF ; avec sa contribution, le compte est juste.

Réunion de la commission pour étudier le logotype d’un véhicule qui a été baptisé Maíz Resistente. En chol, P’atal ba ixim, et en tzeltal, Tulan ixim. Les auxiliaires de la coopérative Semilla del Sol nous ont apporté deux dictionnaires, deux globes terrestre et une carte du monde sur pied.

Nous avons accueilli des frères d’une organisation de solidarité zapatiste du Japon qui veulent réaliser des peintures murales. Une lettre a été envoyée à une organisation des Pays-Bas concernant un projet de neuf pharmacies, trois dispensaires et une ambulance, ainsi qu’une formation du personnel.

Mercredi : au Caracol de La Garrucha

Le camarade Benito, du village X de la commune Francisco Gómez, est venu pour un problème de bois avec l’organisation ARIC officielle. À cause de ce problème, les femmes se sont battues dans l’église locale, un homme de l’ARIC a frappé une zapatiste et un compañero base de soutien s’est battu avec un certain Artemio de l’ARIC officielle. En pleine échauffourée, une femme priiste s’est mise toute nue devant tout le monde pour voir si on osait la violer. Les choses ne se sont pas envenimées mais le compa Benito ne s’attendait pas à ce que son dirigeant comparaisse au tour précédent.

Messieurs A et B d’Ocosingo sont venus nous informer sur le taxi interpellé. Le responsable de la coordination du transport de la région d’Ocosingo rapporte que le chauffeur peut quitter le dépôt mais devra signer un papier où il déclare que le taxi ne travaillera pas. En retour, le JBG a chargé le coordinateur et le délégué du gouvernement de l’État de libérer immédiatement le taxi, parce que si on se met à ne pas respecter le travail honnête, les gens vont se faire délinquant ou politique ou alors les gens vont prendre les armes, comme les zapatistes le 1er janvier 1994, comme quoi il vaut mieux respecter son travail de taxi.

Des membres de l’organisation PRD d’Ocosingo sont venus pour rapporter le vol de neuf chevaux, quatre montures et une tronçonneuse. Le JBG a chargé de l’enquête la commune autonome rebelle zapatiste Francisco Gómez. Quand les voleurs ont été trouvés, on a fait appeler leurs propriétaires pour qu’ils viennent chercher leurs bêtes et leurs affaires ; l’argent offert par les propriétaires n’a pas été accepté et on a dit à ceux qui les avaient volés de ne pas recommencer car ils pourraient aller en prison. La Señora Transita s’est présentée au JBG pour une querelle concernant un terrain, de 8 acres sur 15 de terres reprises, avec les compañeros base de soutien d’un quartier d’Ocosingo. Le JBG lui a demandé les papiers du terrain mais elle a répondu qu’elle ne possédait aucun titre de propriété. Après enquête, le JBG s’est aperçu que le terrain en question lui avait été vendu par quelqu’un qui n’en était pas non plus propriétaire et que c’est pour ça que les compas et les autres habitants du quartier lui ont démoli sa maison. Elle a déposé quatre plaintes au tribunal, trois contre les compañeros base de soutien et une contre le délégué du quartier qui n’est pas zapatiste ; après plusieurs négociations, le JBG a proposé de lui rendre le terrain et les matériaux si elle accédait à retirer ses quatre plaintes. Ses affaires lui ont déjà été rendues mais elle n’a pas retiré toutes les plaintes, il reste celle du délégué qui n’est pas des nôtre, parce qu’il dit du mal d’elle. Le JBG exige que l’accord conclu soit respecté sans qu’importe ce que peut raconter le délégué en question. On attend encore que la quatrième plainte soit retirée.

Les autorités de l’organisation X se sont présentées pour un viol et des affrontements survenus à cause d’un problème de terre. Trois propositions leur ont été faites, qu’ils ont acceptées et ont signées en tant qu’autorités : 1. Les autorités officielles seront chargées d’enquêter sur le viol ; 2. Les personnes déplacées devront réintégrer leur lieu d’origine ; 3. Tous ces problèmes devront être résolus par un accord pacifique.

Sur 21 cas, 16 ont été résolus, 4 sont en cours et 1 n’a pas été résolu.

Jeudi : au Caracol d’Oventik

Ofelia est venue avec un ingénieur pour obtenir la permission de montrer des poêles qui usent moins de bois ; permission lui a été donnée.

Des membres de la revue Rebeldía, d’une part, et du FZLN, de l’autre, sont venus nous apporter l’argent de la campagne « 20 et 10, le feu de la parole » en disant que c’était pour les conseils de bon gouvernement. L’argent a été versé à l’EZLN pour qu’elle le répartisse à parts égales entre tous les JBG. Des membres des Jóvenes en Resistencia Alternativa [Jeunesses en résistance alternative] du DF sont venus pour la même chose. Le projet de la carrière de Polhó a été étudié avec les membres de l’organisation Enlace.

Le conseil autonome de San Andrés Sakamch’en demande un prêt de 10 000 pesos pour réparer les véhicules de la direction. Le montant des contributions de la CIEPAC, de la DESMI, d’Allemagne, de Grenade, de Médecins du monde, de Comunitaria Asociación Civil, des footballeurs de l’équipe italienne qui s’appelle l’Internazionale Milano, des États-Unis et de particuliers, versées pour aider les déplacés de Zinacantán, s’élève à 616 302,26 pesos.

Vendredi : au Caracol de La Realidad

Une femme de Ciudad el Carmen, du Campeche, est venue jusqu’ici pour nous exposer le problème qu’elle a avec un homme de la ville de Comitán. On lui avait promis d’ouvrir un crédit hypothécaire à son nom, en garantie de quoi on lui a demandé les titres de propriétés de sa maison à la banque concernée. L’hypothèque lui ayant été refusée, elle a donc exigé qu’on lui rende les documents qu’elle avait fournis. Mais elle n’a pas pu les obtenir parce que le crédit est bien parvenu aux mains de l’employé responsable mais à elle, rien ne lui a été versé. Le JBG lui a conseillé de se tourner vers une organisation de défense des droits humains, notamment le Frayba, car il s’agit d’une violation de ses droits, mais à ce jour nous ignorons si elle y est allée ou non.

Les solidaires qui ont construit la turbine de La Realidad sont venus voir si tout va bien et sont reparti après avoir discuté avec le JBG.

Des solidaires d’Australie sont passés. Ils voulaient qu’on leur parle de l’autonomie et de ce que signifiait « commander en obéissant ». Nous leur avons expliqué en détail, ils ont été très étonnés et nous ont dit qu’ils emporteraient ce message dans leur pays pour le faire circuler. D’autres sont venus aussi, d’Argentine, du Canada, de France et de Pologne, pour parler de l’autonomie.

Des gens du Pays basque sont venus voir l’état d’avancement de projets qu’ils soutiennent et sont repartis contents parce qu’ils ont pu voir que les accords passés étaient respectés.

Des étudiants de l’UNAM, de l’UPN et de Polytechnique sont venus pour discuter du « commander en obéissant » et de l’autonomie.

Samedi : dans un village zapatiste

Avec Rolando, je suis passé présenter mes respects à Doña Julia. Elle me fait entrer dans la maison-vestibule-salle à manger-cuisine-remise. Me sert un café, de Guinée, et raconte. Parle de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses arrière-petits-enfants, de la fois où elle a fait front aux soldats et que « Je te l’ai regardé droit dans l’œil comme ça (elle écarquille ses sourcils argentés) et je lui ai dit : ’Allez, sors ton pistolet et tire-moi dessus, vas-y !’ Mais rien, il n’a pas été capable de sortir son pistolet, sinon je ne serais pas là pour le raconter. » Elle poursuit, raconte quand son fils se cachait pour apporter du pain aux insurgés dans la montagne, quand les villages se sont unis, quand la guerre a été votée, quand ils sont tous partis se battre à la ville, quand elle est entrée dans la résistance, quand les conseils autonomes ont été créés, les Caracoles. J’étais sur le point de sortir ma pipe et mon tabac quand elle s’est subitement interrompue pour me demander : « Vous êtes venu parler avec le Sup ? » Je me tourne vers Rolando qui se frotte les moustaches pour masquer son rire. Je laisse pipe et tabac dans mon sac et je lui dis : « Oui, c’est ça. - Ah ! Eh bien, quand vous le verrez vous le saluer et le bénissez bien de ma part, va savoir où il est fourré celui-là que ça fait longtemps qu’il ne passe pas par ici. » Et elle me donne quelques tamales. « Pour le Sup. » Nous nous disons au revoir. Rendus à l’enclos des chevaux, je dis à Rolando que s’il rigole, c’est un homme mort. « On doit tous mourir un jour », répond-il en riant et il continue à avancer. Après avoir mis une distance prudente entre nous, il se retourne et me lance : « N’oublie pas de saluer le Sup ! » Arrivé dans la case du Commandement, je me regarde dans le miroir et je me dis que nous ne sommes plus ce que nous étions. Et je soupire... Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

Dimanche : quelque part dans les montagnes du Sud-Est mexicain

Tard dans la nuit. Je tombe sur Moy, qui ne trouve pas le sommeil lui non plus. La troupe s’est retirée déjà depuis un moment, on distingue tout juste l’ombre de la garde. Avec Moy, on parle des morts, de nos morts. Je lui dis que n’importe lequel d’entre eux valait mieux que moi, qu’Eleazar y est passé, on pensait qu’il s’en sortirait mais il est mort tout d’un coup. Ici, en effet, la mort ne vient jamais lentement. Elle survient, sans plus, claque la porte et on reste là à voir les traces de son passage et à se dire qu’elle aurait dû en emporter un autre et pas lui, ce mort-là. Eleazar valait mieux que moi. Comme Pedro, et Hugo, et Fredy et Alvaro et comme tous les noms que je tairais. À quoi bon hériter les morts ? Dans son lit, Eleazar voulait encore se mettre au garde à vous et faire le salut. Et au matin, il a demandé qu’on joue quelque chose. Moy me dit que j’ai le visage mouillé. Je me sèche les gouttes d’un geste et je lui dis : « C’est la pluie. » Moy allume une cigarette, moi, ma pipe. Là-haut, le ciel peiné de tant d’étoiles ne pleure pas, il se contente de se regarder dans le miroir brun de la Lune.

Certificat d’authenticité

Dit, vu et entendu tout ce qui précède, non en pleine possession de mes facultés mentales et plus ou moins en possession de mes facultés physiques, je certifie que ce qui vient d’être exposé dans cette vidéo « très différente » et que ce que j’ai raconté sur les villages zapatistes est vrai, vérifiable et, dans certains cas, répréhensible. Que la seule chose que l’on puisse attribuer à la fantaisie ou à mon imagination concerne l’existence de celui qui écrit ces lignes car il est bien connu que les fantômes ne sont rien d’autre que cela jusqu’au moment où, comme disait l’autre, pour vivre on meurt. Je le garantis.

Vidéo projeté dans toute la galaxie depuis l’État mexicain sud-oriental du Chiapas, An IV du XXIe siècle, à 20 ans de la naissance et à 10 du début, tandis qu’août s’étire et que le pays qui nous chérit a mal à l’espoir (le monde en général, lui, a mal au Bush).

Note : Cette vidéo est sans copyright et peut être entièrement ou partiellement reproduite où ça vous chante, toutes les voix que ça vous chante et avec qui ça vous chante. Maintenant, si vous êtes d’accord avec ce qu’elle dit et que vous agissez en conséquence, gaffe ! Parce que vous pourriez bien atterrir en prison, mais pas à cause du distributeur de cette vidéo, qui est, comme on l’a dit, le Système zapatiste de télévision intergalactique.

Bien. Salut et il manque ce qu’il manque... pour quand il y en aura besoin.

(À suivre)

Des montagnes du Sud-Est mexicain
Sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Huitième partie.
Enter Durito

Quand l’écran est devenu bleu, après les derniers mots (oui, je sais que c’est un carton, mais vous comprendrez que je continue avec mon histoire de vidéo), très peu de gens attendent de voir si ça continue (vous savez qu’il y a des vidéos qui rajoutent des trucs à la fin). Mais voilà que soudain, alors que plus personne ne s’y attend (moi y compris), apparaît sur l’écran (donc sur le carton) un scarabée débitant le discours suivant :

« Voyons, voyons, pas d’applaudissements ! Que les femelles contiennent leurs soupirs, que les mâles contrôlent leur envie, que les enfants ne balancent pas d’insecticide sur leur poster de Spiderman. Du calme ! Moi, le grand Don Durito de La Lacandone, je ne vous entretiendrai qu’un instant, dans le seul but d’élever le taux d’audience de cette... vidéo ? »

En réalité, nous avons rajouté perfidement cette partie uniquement pour ruiner les prédictions de ceux qui pensaient qu’il n’y en aurait que sept, because que les dieux premiers... bla, bla, bla. C’est donc la huitième, et peut-être bien que la prochaine fois on vous balance la sixième (?).

Au nom du Comité directeur (eux-mêmes en personne) du Système zapatiste de télévision intergalactique, veuillez ne pas nous excuser de la distraction et du dérangement. Nous vous laissons jouir à nouveau de cette programmation « passionnante » faite de révocation de député, de ruban d’inauguration, de médailles d’argent, d’un scoop sur le « parti des tribunes du stade de CU » (celui des échardes, dixit) et, last but not least, du rapport du gouvernement (je ne comprends pas ce que vous lui trouvez, vous savez déjà comment il finit, ce feuilleton).

Dans le cas bien improbable où vous souhaiteriez rester sur cette chaîne, vous allez pouvoir assister... En vrai et en direct !... Aux jeeeeeeux Olyyyympiques Zaaaapaaatisteeeeees !

Eh oui, car avec leur slogan de « plus petits, plus lents, plus faibles », les zapatistes vont montrer pourquoi ils se sont entraînés aussi longtemps pour perdre. Il suffit que vous syntonisiez sur votre conscience et vous verrez cet événement-là où vous voudrez qu’il ait lieu. Les premiers inscrits recevront, outre notre programmation choisie, un poster signé de moi en personne (de dimensions modestes, 5 mètres sur 5, n’exagérons rien), mais dans une pose pour laquelle la classification X reste courte (appliquez les restrictions d’usage).

Ne zappez pas, on reviendra...

(Y a plus d’à suivre. Enfin, si, mais pas pour tout de suite)

Des montagnes du Sud-Est mexicain
Le Sup, qui file aux toilettes à cause de tamales,
en prenant bien garde de ne pas y aller trop vite, pour arriver deuxième
(des fois qu’ils passent « Llamado » sur la première).
Mexique, août 2004, 20 et 10.

Traduit du castillan (Mexique) par Ángel Caído.
Les notes sont du traducteur.

Notes

[1Célèbre groupe pop espagnol des années 1960.

[2La Pemex, est la Compagnie nationale des pétroles mexicains.

[3Yunque (littéralement, l’enclume) : sorte de société secrète, de loge dont les membres occupent des postes clés dans l’administration et au gouvernement.

[4Porriles : de porros, nervis recrutés pour former une milice à l’intérieur de l’université.

[5En français dans le texte (on suppose que Marcos voulait dire « bras de fer » ou « coup de force »).

[6JBG : conseil(s) de bon gouvernement (en espagnol : Junta[s] de Buen Gobierno).

[7Les conseils autonomes sont les autorités des communes autonomes.

[8Piñata : panier de friandises décoré, parfois d’un masque, et pendu à une corde, que les enfants cherchent à crever, les yeux bandés, pour récolter le trésor à l’occasion de certaines fêtes, un peu à la manière d’un mât de cocagne.

[9Coyotes : intermédiaires achetant, principalement le café, à très bas prix.

[10Comal : plaque en terre servant à faire cuire les galettes de maïs.

[11CH - qui forme une seule lettre et a sa propre entrée dans les dictionnaires - et Y sont des consonnes en espagnol.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0