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Mais qu’est-ce qui est en train de se passer
après trois semaines de « mouvement »
sur Paris et en Île-de-France ?

jeudi 7 avril 2016

Voici quelques réflexions jetées rapidement sur les enseignements des trois dernières semaines de « mouvement » sur Paris et en Île-de-France et les promesses qu’elles contiennent. Ce texte appelle aussi à la multiplication de textes et de moments de réflexion dans l’espace public. Ces derniers temps Paris-luttes.info a surtout joué un rôle de relais des mobilisations en cours et de comptes rendus plus ou moins détaillés des journées de lutte, mais il n’y a encore que trop peu de prises de position, trop peu de réflexion, trop peu de recontextualisation historique de ce qu’on est en train de vivre. Je me demande si cette relative absence de réflexion est liée à la polarisation sur la répression ou, pire encore, aux éternelles embrouilles des milieux « radicaux » qui neutralisent toute prise de recul et réflexion commune ? En tout cas elle est regrettable. Ne nous condamnons pas à l’urgence activiste et à sa frénésie d’AG et/ou d’actions offensives. Parlons, écrivons, réfléchissons, devenons collectivement plus intelligent·e·s !

Il faut que les espaces transversaux et indépendants de d’élaboration politique se déploient et ne se referment pas sur eux-mêmes

Il semble que l’AG indépendante interluttes parisienne, lancée les 9 et 17 mars à Tolbiac, se soit progressivement essoufflée au cours des dernières semaines. De fait, au bout de la troisième AG interluttes, il y avait beaucoup moins de monde (entendre, moins de personnes des lycées, des facs, etc.) et surtout une tendance à se recentrer autour d’énoncés et de gestes plus « radicaux » sans vraiment les réfléchir collectivement. Voici quelques explications possibles :

☀ Une absence de lieu fixe qui aurait pu consister comme point d’agrégation de toutes celles et ceux souhaitant s’organiser sans les bureaucrates. C’était l’enjeu de l’énorme répression policière le 17 mars à Tolbiac.

☀ Une trop grande radicalité de certain·e·s dans les gestes posés qui empêchent une composition large, au moins au départ, et ouvrent un boulevard aux manœuvres policières des administrations et syndicats étudiants pour diviser le mouvement. Le saccage d’une des salles de Tolbiac lors de l’occupation nocturne du mardi 22 mars était donc, sur le plan stratégique, une bêtise (qui nous a sans doute empêché·e·s de tenir cet enjeu de lieu fixe). Même si celles et ceux qui ont fait ça ont dû bien s’amuser sur le moment. Qu’on le veuille ou non, c’est bien une certaine composition qui pourra faire que le mouvement va monter en puissance, pas la pose directe de gestes de saccages.

☀ Un certain manque de bienveillance collective dans l’expression de la divergence de positions.

Il faut absolument comprendre que cet espace de discussion (ou ces espaces) ne doit pas être le lieu identitaire de celles et ceux qui prétendraient se prendre pour l’incarnation de l’autonomie politique (qu’on les catégorise « totos » ou qu’ils reprennent ce terme à leur compte) avec tous les jeux de posture et de purisme que cela implique, mais un espace stratégique de rencontre à partir de principes antiautoritaire et d’autonomie politique (faute, pour l’instant, d’autonomie matérielle large).

Comprendre cela est d’autant plus urgent que le principe d’autonomie politique court-circuitant les bureaucraties et logiques d’appareils se généralise de plus en plus, qu’on pense à la pétition « citoyenne » qui a lancé la manif du 9 mars, à l’appel « On bloque tout » qui réunit des centaines (des milliers ?) de syndicalistes de base, et maintenant aux « assemblées citoyennes » qui se multiplient lors des occupations de places à Paris, Rennes, Toulouse et ailleurs.

Va-t-on tomber dans des assemblées autonomes qui fonctionneraient en vase clos isolées les unes des autres, toutes sans directions d’orgas (apparentes) mais avec des positions très différentes : « citoyenne » à République, « radicale » à Tolbiac ou ailleurs, ou de « syndicaliste de base » à la Bourse du travail ? Ou parvenir à faire tenir, lorsque c’est pertinent, des moments d’élaboration collective (ou éventuellement de confrontation le cas échéant) ? Ici, comme à Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs, la question de la composition entre différentes positions, différentes pratiques, ne peut pas être évacuée d’un revers de la main.

Tenir la rue : se rencontrer, occuper, attaquer, reprendre les espaces...

La semaine du 21 au 25 mars a été chargée en manifestations sauvages puisque ce ne sont pas moins de trois mouvements offensifs qui se sont déclenchés partout dans Paris, suite à l’AG interluttes du lundi 21 au soir, après la manif syndicale traîne-savates du 24 mars et surtout après le rassemblement contre les violences policières devant le lycée Bergson vendredi 25 mars au matin.

Comme le dit justement un texte, ces manifestations sauvages font bien souvent peur et empêchent les gens de rejoindre ce qui est pourtant l’expression pure et sans intermédiaires de la joie rageuse de détruire ce qui nous oppresse. Le texte ne conclut pourtant pas au besoin d’inventer d’autres formes de surgissement pour dépasser la figure du casseur et la peur de beaucoup face à nos surgissements. Il nous semble pourtant que les multiples gestes carnavalesques qui se sont déployés dans différentes villes dans les derniers mois contiennent quelques promesses. Un triton ou un Père Noël barbu qui explose une banque tandis que des perruqué·e·s papotent avec les gens ou écrivent sur les bâtiments gris, c’est moins récupérable que « des cagoulés infiltrés-extérieurs-qui-n’ont-rien-à-voir-avec-le-mouvement ». En tout cas, c’est moins anxiogène à voir.

Comme les tags rigolos qui redécorent les banques défoncées depuis trois semaines et qui déplacent, ne serait-ce qu’un peu, le langage dépressif de l’anticapitalisme de base. Un « 1917-2017 on est chauds » ou encore « Il y aura toujours trop de banques pour toutes les défoncer » est tout de même bien plus engageant et intrigant qu’un pauvre, quoi que clair, « ACAB » ou « Nik l’État/le Capital ». Des casseurs qui ont de l’humour, mais comment est-ce possible alors que, c’est bien connu, ils n’ont rien dans le crâne ou « ce sont des flics infiltrés » ?

Ce dont il s’agit c’est de dédramatiser la possibilité que la rue soit autre chose qu’un espace pacifié par des cordons de flics ou, ce qui revient au même, de services d’ordre de travailleurs/étudiants, un espace où de multiples pratiques peuvent coexister.

La « peur » était toutefois beaucoup moins présente lors du surgissement matinal du vendredi 25 mars où des centaines de lycéen·ne·s et soutiens ont envahi les rues de leur colère, dézingué deux commissariats et posé des gestes de « pillage gourmand » dans deux Franprix (autoréductions de bonbecs et friandises). Malgré les opérations policières-médiatiques classiques de séparation et neutralisation « des lycéens pacifiques infiltrés par quelques casseurs violents », tout le monde sait très bien, même dans quelques médias, qu’il n’en était rien. Que les lycéen·ne·s n’ont pas besoin d’être infiltré·e·s pour être, à juste titre, incontrôlables, quand toute l’horreur de la situation le commande. Et que nous, « soutiens », en tout cas non lycéens, n’étions pas les premiers à nous précipiter dans les Franprix pour les dépouiller ou vers les commissariats pour les fracasser pendant que les bleus s’y terraient. Voire que certain·e·s d’entre nous étaient dépassé·e·s par la tournure des évènements : comme lorsque plusieurs bouteilles ont volé contre des camions de convoi de fonds qui passaient opportunément par-là, déclenchant la sonnerie d’alarme de l’engin et une marche arrière très menaçante du conducteur.

Les lycéen·ne·s, en tout cas celles et ceux qui se reconnaissent dans le sort fait à l’un des leur dans un des lycées les plus prolétaires de Paris, n’ont pas besoin qu’on leur « enseigne » des gestes offensifs.

D’ailleurs la dissociation et la construction du sujet « casseur » dans l’événement du 25 mars a notoirement été plus difficile, même dans quelques médias mainstream. Ce qu’il se passe c’est la diffusion progressive d’énoncés et de pratiques offensives un peu partout. Même enseignement pour la manif lycéenne du 5 avril au matin.

De l’image et des affects : la répression policière emmène une partie du mouvement au-delà de ses revendications sectorielles

La vidéo, tremblotante et mal cadrée, prise par un téléphone, a déjà été vue plus de deux millions de fois, partagée par les facebookeurs et youtubeurs de tout poil. L’énorme uppercut du bâtard de flic qui explose le nez du lycéen de Bergson vaut toutes les démonstrations en huit points et douze parties de la violence systémique du rouleau compresseur État-capital, tous les pamphlets incendiaires publiés ici et ailleurs. Une leçon en deux temps, manchette balayette, pour nous apprendre à rester à notre place, particulièrement aux prolétaires racisé·e·s en quoi consistent surtout les lycéen·ne·s de Bergson.

Même leçon pour les quelques vidéos de la répression policière du 17 mars à Tolbiac.

Cette contagion d’affects de rage par une diffusion massive d’une vidéo mal dégrossie doit, une fois de plus, interroger le purisme radical anti-spectacle des luttes, qui refuse les images de manifs ou de répression au nom de la mise en danger par l’affichage du visage des protagonistes (ce qui est normal) ou par pur principe (car l’image c’est capitaliste, c’est le Spectacle, c’est bien connu). Une question est pourtant celle de la « contagion » des révoltes, et, désolé les grands Purs de la révolution, c’est peut-être triste à dire, cela passe maintenant beaucoup moins par des lectures collectives de textes de Bakounine que par des images crues de violences policières. Même enseignement pour les « réseaux sociaux ». Et donc pour la nécessité d’une réflexion non morale sur ces questions.

C’est triste à dire mais, comme souvent, c’est bien l’expérience de la répression policière, qui s’abat de manière indiscriminée quelles que soient les pratiques de manifestation, qui permet d’ôter à la lutte son caractère nébuleux loin dans le ciel des idées et des beaux slogans. De faire rentrer dans les chairs et dans les yeux qui piquent que s’opposer à l’État et au capital signifie pratiquement faire face à la violence policière. De diffuser largement des pratiques et des réflexes de protection voire d’autodéfense (équipes juridiques, kits médics, équipements défensifs, etc.).

C’était déjà manifeste lors de l’énorme répression de la manif du 29 novembre pendant la COP21 et ses 317 gardes à vue. Depuis début mars cela devient évident pour toute une génération politique : toute existence qui se prétend digne est potentiellement menacée et criminelle. Relever la tête, d’une manière ou d’une autre, nous expose au risque de la violence policière. La loi « travaille ! », l’état d’urgence et les mille autres dispositifs de gouvernement et de normalisation des conduites sont résumés par l’évidence que la police nous empêchera de vivre pleinement, qu’on choisisse de faire des sit-in, de gueuler des slogans, de péter des banques ou les trois à la fois. La méga-répression qui s’est abattue sur la manif lycéenne du 5 avril au matin est un argument de plus dans cette leçon.

Faisons donc en sorte que la rhétorique nauséabonde des « casseurs-provocateurs qui entraînent et légitiment la répression policière » s’effondre une bonne fois pour toute devant la nudité crue des lycéens gazés et matraqués à Bergson et ailleurs. Manifester et tenir la rue, c’est d’entrée de jeu prendre le risque de la répression. Cette prise de conscience est sans doute un préalable pour que le tabou idéologique de l’action offensive généralisée, ou du moins de la diversité des pratiques, s’écroule à son tour.

Ce n’est d’ailleurs pas désagréable de lire, au détour de « l’article de suivi » du 31 mars par Libé, un syndicaliste concéder que « si ça ne tenait qu’à moi on mettrait le feu partout, on ferait des occupations, on irait à l’Assemblée pour tout bousiller ». Chiche, et si l’on se retrouvait sur une base autonome pour mettre en œuvre la facile radicalité verbale ?

L’occupation ressurgit comme une évidence, mais pour quoi faire ?

Avec le mot d’ordre #Nuitdebout et l’appel « Convergence des luttes » lancé depuis fin février dans la foulée des projections de Merci patron ! de François Ruffin, plusieurs occupations de places se tiennent depuis le 31 mars dans différentes villes en France à l’appel de collectifs ad hoc créés pour l’occasion.

Le parallélisme acritique avec les mouvements d’occupations de places des cinq dernières années partout dans le monde risque de saturer l’espace de cerveau disponible pour réfléchir. Il est pourtant urgent de ne pas voir l’occupation de place comme la forme politique magique façon recette de lutte miracle, à l’image du « ZAD partout » bas du front pour les territoires en lutte contre des projets de merde et le monde qui va avec.

Occuper semble être une évidence, mais pour quoi et pour faire quoi ? Voici quelques propositions.

1. Se rencontrer, faire un pas de côté, inventer d’autres formes politiques que l’éternelle manif trimballe-couillon, son service d’ordre et sa sono anesthésiante, s’organiser sans organisations sur une base transversale. Que l’élaboration politique d’un commun transversal trouve ses lieux communs, qui lui manquent cruellement : la « consistance des résistances » plutôt que la convergence de luttes sur une base catégorielle et séparée. C’est tout ce que les autorités tentent d’éviter lorsqu’elles ont réprimé les occupations éphémères de Tolbiac le 17 mars, ou lorsqu’à Toulouse les keufs interviennent pour expulser après quarante-huit heures le squat de la Maison du 32 mars.

2. Bloquer la circulation des flux des marchandises matérielles et humaines dans des lieux cruciaux : que se passerait-il si, d’ici à quelques jours, les occupant·e·s de la place de la République débordaient et interrompaient durablement la circulation sur cette artère très fréquentées ? Que se passerait-il si les collectifs d’occupant·e·s emportaient leurs complicités naissantes et les logistiques pour occuper-bloquer des ports, des centres commerciaux, des raffineries, des « lieux de pouvoirs » dans les jours et semaines à venir ?

3. Pour affirmer, simplement, qu’il n’en va pas que d’une lutte sectorielle contre une énième loi de merde mais bien de la vie même, de cette vie de merde, d’isolement et de résignation qu’on nous promet. Qu’à partir de l’énorme question du travail, du salariat, de l’exploitation capitaliste, nous souhaitons nous saisir de notre condition commune d’exploité·e·s, nous parler directement pour vivre librement.

4. Pour prolonger le processus d’autonomisation matérielle déjà engagé par de multiples collectifs ou lieux de luttes depuis des dizaines d’années ou plus dans différentes villes. Que toutes les cantines autogérées, les infokiosques, les radios et médias libres, les équipes médics, la débrouille de construction, d’auto-énergie, de débrouille pour choper toutes les thunes de ce qui reste de l’État-providence, etc., convergent pour dessiner à quoi une vie libre, autonome, au-delà du capitalisme pourrait ressembler. Il s’agit d’affirmer la positivité d’un geste d’occupation qui n’a pas la même portée pratique que la référence historique du mouvement ouvrier grèves/grève générale/réappropriation des moyens de production. Sa portée pratique est à la fois plus limitée sur le plan de la puissance matérielle, mais plus forte sur le point de vue de la remise en question radicale de la vie hors des schémas productivistes : si l’horizon de la « grève générale » ne semble plus réaliste au vu de l’atomisation du mode de production capitaliste, et si l’appel au « rêve général » sert à maintenir dans le ciel des idées ce qui doit être réapproprié pratiquement, alors l’enjeu est peut-être celui de la « grève humaine », le pas de côté existentiel par quoi une occupation tient dans le temps, par quoi un mouvement est plus qu’éphémère. Et ces multiples grèves humaines d’avec le monde de l’économie doivent pouvoir se déployer à partir du processus d’autonomisation matérielle et des stratégies de démerde générale. Plus tard, on se chargera de reprendre les usines qui restent et qui en valent la peine.

Ces occupations qui renaissent mourront d’elles-mêmes si elles n’intègrent pas l’histoire critique des mouvements d’occupations des cinq à dix dernières années : peut-être faudra-t-il ne pas tomber dans des « AG citoyennes » reproduisant les mécanismes de la démocratie représentative, majoritaire, procédurière, ennuyeuse, avec un large panel de commissions spécialisées neutralisant l’enthousiasme ? Peut-être faudra-t-il réfléchir à assumer la diversité de positions et de pratiques et ne pas tomber dans la dissociation ou la volonté d’absolument contrôler toute la communication, ce qui recréerait des porte-parole, même horizontaux ? Peut-être faudrait-il ne pas considérer les futurs lieux d’occupation comme le centre politique du mouvement, son alpha et son oméga, mais comme un point de départ offensif vers d’autres cibles : pour éviter des expulsions de sans-pap’s, pour aller mettre la pression sur les capitalistes, pour ouvrir des squats, bref pour se réapproprier nos vies et nos villes !

Enfin, il va de soi que si la finalité de ces occupations est de « construire un projet politique ambitieux, progressiste et émancipateur », c’est-à-dire de servir de chair à récupération politicienne sur la base de ce qu’ont été Syriza et Podemos sur les insurrections-occupations grecques et espagnoles, tout tombera à plat. Mais ce n’est pas parce que des apprentis politiciens se tiennent en embuscade dans les « collectifs citoyens » qui ont appelé à ces occupations qu’il faut d’entrée de jeu les disqualifier : les espaces sont ouverts, prenons-les et inventons d’autres formes. Et peut-être que, dans ces lieux communs massifs qui vont émerger, des discussions-clarifications sur les perspectives politiques permettraient de dessiner clairement les lignes de partages entre celles et ceux qui fantasment un « Podemos à la française », une Sixième République (et une police) citoyennes... et les autres qui n’attendent vraiment plus rien de la politique représentative classique et de l’État et ont décidé de se soustraire durablement à la valorisation capitaliste et à l’économie.

Publié le 6 avril 2016
sur Paris-luttes.info

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