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Mexique : crime organisé, terrorisme d’État

mardi 2 mars 2010, par Jean-Pierre Petit-Gras

Mardi dernier, vingt-deux chefs d’État, et les représentants de onze autres pays latino-américains et caraïbes se pressaient autour de Felipe Calderón pour la photo du sommet de Cancún, où auraient été mises en place, selon certains, les prémices d’une « nouvelle intégration » régionale, excluant les USA et le Canada...

Au même moment, sur la côte pacifique de l’État du Michoacán, deux membres de la commune nahua de Santa María Ostula, Javier Robles Martínez (par ailleurs conseiller municipal indigène d’Aquila) et le professeur Gerardo Vera Urcino, étaient enlevés en plein jour par des paramilitaires puissamment armés. Nous avions rencontré ces personnes lors de l’assemblée extraordinaire du Congrès national indigène, tenue à Ostula au cours du mois d’août 2009. Quand on sait que huit comuneros de cette localité ont été assassinés depuis cette date, on peut légitimement craindre pour la vie de Javier Robles et Gerardo Vera. La raison de tous ces meurtres ? Les habitants des trois villages de Pómaro, Coire et Ostula ont récupéré, en juin 2009, un millier d’hectares de terres communales en bord de mer, qui leur avaient été volées par de « petits propriétaires » de la région, voici une quarantaine d’années.

Bien entendu, il est pratiquement impossible de mettre en cause les autorités du gouvernement fédéral (contrôlées par le PAN, Parti d’action nationale) ni celles de l’État du Michoacán (dirigé par le PRD, Parti de la révolution démocratique) ou du municipio d’Aquila (dont le président, membre du PRI, Parti révolutionnaire institutionnel, est actuellement en prison pour narcotrafic). Aucun officiel n’est au courant, dans cette région fortement militarisée, où les gangs du narco ont pignon sur rue et se trouvent tellement imbriqués avec le pouvoir politique qu’il est difficile de dire qui contrôle qui. Pourtant, l’enlèvement a eu lieu à quelques pas du commissariat local.

Plus au sud, au Chiapas, Margarita Guadalupe Martínez, membre de l’association « Enlace, Comunicación y Capacitación » de Comitán de Domínguez, a été enlevée en voiture par un commando, à San Cristóbal de las Casas, rouée de coups au visage et dans les côtes, menacée de mort, puis relâchée. Le petit cadeau venait du président municipal de Comitán, lui ont dit les agresseurs. Margarita et son compagnon, Adolfo Guzmán Ordaz, savent maintenant à quoi s’en tenir.

Quant aux sympathisants des zapatistes et des résistances ouvrières, paysannes ou indigènes vivant dans la capitale, ils subissent actuellement un bombardement de messages, pas du tout virtuels, sur « la conduite à suivre en cas de passage à un contrôle des forces de police (AFI, PFP)... ou à un barrage des sicaires du narcotrafic ! »

« Ne résistez pas, n’essayez pas de fuir, posez les deux mains sur le volant, identifiez-vous clairement, ne manifestez aucune nervosité ni hésitation. Sinon, vous risquez d’être pris pour quelqu’un d’autre, et abattus »...

Policiers, militaires, sicaires, narcotrafiquants et hommes politiques participent à un étrange ballet d’individus masqués, armés jusqu’aux dents et corrompus jusqu’à la moelle, de cadavres décapités enveloppés dans des sacs poubelles, de têtes et de corps calcinés, ou portant les traces de tortures plus ignobles les unes que les autres... Au total, plus de huit mille morts en un an. Le Mexique sombre dans une inquiétante violence.

Mais ce tourbillon n’est pas incontrôlé. Ses objectifs sont au contraire très clairs, pour qui suit d’un peu près cette macabre actualité. Il s’agit de nettoyer les campagnes, d’en finir avec les communautés paysannes et indigènes, avec ces formes archaïques de propriété collective, avec l’organisation traditionnelle qui permet l’autonomie alimentaire... Le « progrès » et le « développement » doivent passer à tout prix dans le pays. Ce progrès, c’est l’urbanisation massive des populations, leur entrée dans l’économie de marché, la production et la consommation industrielles. Et le développement, c’est l’agriculture intensive destinée à l’exportation et à l’alimentation des villes qui débordent : tomates, agrumes, avocats, soja, gigantesques batteries de cochons et de poulets, maïs et palme africaine pour la fabrication des agrocarburants. Le tout servi par une main-d’œuvre, en partie infantile, quasi gratuite. Ce sont aussi, bien sûr, les barrages inondant les vallées fertiles, les autoroutes passant à travers les territoires sacrés des nations indiennes, les ports pétroliers, le bétonnage massif des côtes, les projets « écotouristiques [1] » et la prolifération des marinas de luxe. C’est la levée du moratoire sur les maïs OGM, qui permettra aux multinationales de l’agrobusiness (Monsanto, Cargill, Syngenta) de contrôler la culture de cette plante, inventée et développée depuis des millénaires par les paysans amérindiens, et le formidable marché que représente sa consommation dans un pays où elle demeure le principal du bol alimentaire. C’est enfin l’invasion de la nourriture poubelle, et des fameux sodas qui font exploser les chiffres du diabète et des maladies cardio-vasculaires. Et si l’attrait de la « vie en ville », la séduction des programmes d’assistance et de privatisation des terres ne suffit pas, le « progrès » recourt à la force.

Dans les pays européens, l’industrialisation massive et brutale, le carnage des guerres mondiales, les dictatures fascistes ou le socialisme d’État ont opéré depuis des décennies ce nettoyage en profondeur. Nous n’y avons gardé que le lointain souvenir d’une vie certes plus rude et moins confortable, mais où l’aliénation au travail, l’atomisation et la compétition entre individus, la peur généralisée (de l’autre, du lendemain, de la perte d’emploi, du refus d’une « promotion », du harcèlement et du chantage au manque de « productivité »), la boulimie de consommation d’objets totalement inutiles, n’avaient pas encore étouffé le sens et l’espoir d’une vie plus désirable et plus solidaire, plus libre et riche, en définitive. Au Mexique, et ailleurs en Amérique latine, la partie n’est peut-être pas définitivement jouée. Une fraction encore significative de la population y persiste à croire, à dire et à faire que l’existence soit autre chose.

Les narcotueurs, bon marché (car « autofinancés », en quelque sorte) et opportunément incontrôlables, sont de précieux auxiliaires pour les forces armées (avec lesquelles, répétons-le, ils entretiennent d’inextricables complicités) pour lui faire entendre raison.

Pourtant, cette résistance, si elle n’est pas écrasée, inspirera peut-être un jour celles qui pourraient resurgir dans nos régions occidentales...

En attendant, les habitants d’Ostula, Coire et Pómaro ne baissent pas les bras. Ils ont déployé leur garde municipale (formée de jeunes désignés et révocables devant l’assemblée de chaque village, non rémunérés) et bloquent la route côtière, sur laquelle transitent de nombreux camions. Ils exigent une prise de position claire du gouverneur Leonel Godoy, et le retour, sains et saufs, de Javier Robles et Gerardo Vera.

Le 26 février 2010,
Jean-Pierre Petit-Gras

Dessin humoristique du Mexicain Fisgon
« Ça s’est beaucoup amélioré depuis notre arrivée.
Avant, les gens étaient terrorisés par le narco,
maintenant, ils sont terrorisés par nous. »

Notes

[1La multiplication des projets touristiques concourt grandement aux politiques de division, et finalement d’expulsion des populations rurales. Ils dissimulent également de gigantesques opérations de blanchiment d’argent.

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