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Troisième lettre à don Luis Villoro dans l’échange sur Éthique et Politique

Peut-être...

jeudi 1er septembre 2011, par SCI Marcos

Armée zapatiste de libération nationale
Mexique.

Juillet-août 2011.

Pour : don Luis Villoro.
De : Sup Marcos.

Don Luis,

Recevez un salut de nous tou-te-s et une forte accolade de ma part. Nous espérons que votre santé s’est améliorée, et que la pause dans cet échange aura servi à mettre à l’épreuve de nouvelles hypothèses et réflexions.

Bien que la réalité actuelle semble se précipiter de façon vertigineuse, une réflexion théorique devrait être capable de la « geler » un instant pour y découvrir ainsi les tendances qui nous permettent, en révélant leur gestation, de voir vers où elle va.

(Et en parlant de la réalité, il me revient que c’est depuis La Realidad zapatiste que j’ai proposé à don Pablo González Casanova un échange : lui devait me faire parvenir un paquet de biscuits Pancrema, et moi, je devais lui envoyer un supposé et improbable livre de théorie politique - pour l’appeler d’une façon ou d’une autre. Don Pablo a accompli sa part de l’accord, et la longue marche de notre calendrier m’a empêché de tenir la mienne... pour l’instant. Mais je crois qu’au cours des prochaines pluies, il y aura davantage de paroles.)

Comme peut-être cela a été insinué dans notre correspondance (et dans les lettres de ceux qui, généreux, ont adhéré à ce débat), la théorie, la politique et l’éthique s’entremêlent de plusieurs façons guère évidentes.

Il ne s’agit certainement pas de découvrir ou de créer des VÉRITÉS, ces meules de moulin qui abondent dans l’histoire de la philosophie et de ses filles bâtardes : la religion, la théorie et la politique.

Je crois que nous serions d’accord sur le fait que notre effort vise davantage à essayer de faire ressortir les lignes pas évidentes, mais substantielles, de ces occupations.

Faire « descendre » la théorie vers l’analyse concrète est l’un des chemins. Un autre est de l’ancrer dans la pratique. Mais dans les lettres, on n’accomplit pas cette pratique, au mieux on en rend compte. Ainsi je crois que nous devons continuer à « ancrer » nos réflexions théoriques dans les analyses concrètes ou, plus modestement, délimiter leurs coordonnées géographiques et temporelles. C’est-à-dire insister sur le fait que les paroles sont dites (écrites, dans ce cas) depuis un lieu et dans un temps spécifique.

Dans un calendrier et une géographie.

I
Le miroir local

Année 2011, Chiapas, Mexique, monde.

Et dans ces calendrier et géographie, ici, nous continuons à faire attention à ce qui se passe, à ce qui se dit et, surtout, à ce qui ne se dit pas.

Sur nos terres, nous sommes toujours en résistance. Les agressions contre nous continuent, en provenance de tout le spectre politique. Nous sommes un exemple du fait qu’il est possible que tous les partis politiques aient un même objectif. Patronnés par les gouvernements de la Fédération, de l’État et des communes, tous les partis politiques nous attaquent.

Avant ou après chaque agression, il y a une réunion entre les fonctionnaires gouvernementaux et les dirigeants « sociaux » ou des partis. On y parle peu, juste le nécessaire pour se mettre d’accord sur le prix et les modalités de paiement.

Ceux qui critiquent notre position zapatiste suivant laquelle « tous les partis se valent » devraient faire un tour au Chiapas. Même s’il est sûr qu’ils diront que c’est quelque chose de strictement local, que cela ne se passe pas au niveau national.

Mais dans la classe politique chiapanèque se répètent, avec leurs touches autochtones, les mêmes routines ridicules des périodes préélectorales.

Il y a des règlements de comptes internes (tout comme dans les bandes criminelles), qui dans la classe politique se déguisent en « justice ». Mais il s’agit partout de la même chose : laisser le champ libre à l’élu dont c’est le tour. Tout ce qui se passe en bas est taxé de complot d’un ou plusieurs rivaux. Tout ce qui se passe en haut est déformé ou passé sous silence.

Avec la politique médiatique de paiement en éloges, quand il s’agit du Chiapas il n’y a aucune différence entre la presse de la capitale du pays et celle de la capitale de l’État.

Quelqu’un peut-il parler sérieusement de justice au Chiapas alors qu’est toujours en liberté l’un des responsables du massacre d’Acteal, du nom de Julio César Ruiz Ferro ? « T’en fais pas, mon petit maire, laisse-les s’entretuer, je vais envoyer la sécurité publique ramasser les morts », a répondu celui qui était alors gouverneur du Chiapas, Julio César Ruiz Ferro, à Jacinto Arias Cruz, maire de Chenalhó, qui l’avertissait d’un affrontement imminent à Acteal le 19 décembre 1997. (María de la Luz González, El Universal, 18 décembre 2007).

Et que dire d’« El Croquetas », Roberto Albores Guillén, responsable de la tuerie d’El Bosque, en plus d’avoir bâti un empire de crimes et de corruption qui lui permet aujourd’hui de jouer à contre-main de Juan Sabines et de son « coq de combat », le bourgeois de San Cristóbal Manuel Velasco, pour revenir au gouvernorat du Chiapas ? (En parlant de « coqs », est-ce que le lopézobradorisme rendra un jour des comptes pour avoir aidé à recycler le pire de la politique priiste chiapanèque ?)

Ah, la vieille rivalité entre les vétustes classes politiques de Comitán, San Cristóbal de Las Casas et Tuxtla Gutiérrez (dont les antécédents peuvent se trouver dans le livre d’Antonio García de León Résistance et utopie : cahier de doléances et chroniques de révoltes et prophéties accomplies dans la province de Chiapas au long des cinq cents dernières années de son histoire, aux éditions Era de la chère Neus Espresate).

Tandis que prolifèrent les pressentiments d’une tempête politique du Chiapas d’en haut, Juan Sabines Guerrero paraît s’obstiner dans la ligne qui auparavant a causé tant de déboires au « Croquetas » Albores : encourager des groupes, paramilitaires ou pas, pour qu’ils agressent les communautés zapatistes ; couvrir l’essor de mafias criminelles avec ou sans alibi de parti politique ; maintenir l’impunité pour les proches ; user de la simulation comme programme de gouvernement.

Une presse locale et nationale, bien « graissée » avec de l’argent, ne parvient pas à dissimuler, avec le masque de l’unanimité, la guerre intestine dans la politique d’en haut.

Sur tout cela, qu’il suffise de signaler ceci : cela fait longtemps que les règles internes à la classe politique sont rompues. Les emprisonneurs d’hier sont les emprisonnés d’aujourd’hui, et les persécuteurs d’aujourd’hui seront les persécutés demain.

Ce n’est pas qu’ils ne passent pas des « accords », mais qu’ils n’ont plus la capacité de s’y tenir.

Et une classe politique qui ne se tient pas à ses accords internes est un cadavre attendant la sépulture.

Non, la classe politique d’en haut ne comprend rien. Mais surtout elle ne comprend pas l’essentiel : son temps est fini.

Gouverner a cessé d’être un métier politique. À présent, le travail par excellence des gouvernants est la simulation. Plus importants que les conseillers politiques et économiques, il y a les conseillers en image, publicité et mercatique.

C’est ainsi que se font aujourd’hui les gouvernants au Mexique, tandis que les réalités locales, régionales et nationales volent en éclats.

Même les bulletins gouvernementaux déguisés en « reportages » et en « notes journalistiques » ne parviennent pas à couvrir la crise économique : dans les principales villes du Chiapas réel commencent à apparaître et à croître l’indigence et les « emplois » les plus marginaux. La pauvreté qui semblait être l’exclusivité des communautés rurales commence à se développer dans les zones urbaines du Sud-Est mexicain.

Exactement comme dans le reste du territoire national.

On croirait que je parle de la politique d’en haut au niveau national et non local ?

Ah, les éclats du miroir brisé, irrémédiablement brisé...

II
Une épitaphe pour une classe politique ou pour une nation ?

Quand Felipe Calderón Hinojosa (président par la faute, aujourd’hui avouée, d’Elba Esther Gordillo) se déguise en guide touristique pour qu’au Mexique il ne vienne pas seulement les policiers et militaires nord-américains, qu’il se penche sur le Puits aux Hirondelles, à Aquismón (San Luis Potosí), et qu’il s’exclame un « Oh ! my god ! » (mexico.cnn.com/nacional/2011/08/17/), il pourrait dire la même chose s’il se penchait sur le puits dans lequel le pays a été plongé pendant son mandat.

Selon les statistiques révélées par le Conseil national d’évaluation de la politique de développement social (Coneval), le nombre de pauvres au Mexique est passé de 48,8 millions à 53 millions. Presque la moitié de la population mexicaine vit dans des conditions de pauvreté. Presque 12 millions de personnes sont dans des conditions de pauvreté extrême.

Et si on consulte les cartes du même Coneval, on pourra se rendre compte que les taches de pauvreté, autrefois apanage des États du sud et du sud-est du Mexique (Guerrero, Oaxaca, Chiapas), commencent à s’étendre aux États du nord du pays.

Les prix des produits de base ont doublé ou triplé durant ce sexennat.

D’après les données du Centre d’analyses multidisciplinaire, pour obtenir l’argent suffisant à acheter le panier alimentaire recommandable, au début du sexennat de Felipe Calderón Hinojosa, il fallait travailler 13 heures et 19 minutes par jour. Cinq ans plus tard, en 2011, il faudrait travailler 22 heures et 55 minutes.

Pendant ce temps, les profits des millionnaires ont quadruplé au cours des dix dernières années.

À tout cela il faudrait ajouter les pertes d’emploi à cause des fermetures de sources de travail. Parmi elles, le coup criminel contre le Syndicat mexicain des électriciens. L’attaque a été dirigée par le scélérat secrétaire au Travail, Javier Lozano Alarcón (dont on se souviendra aussi pour ses extorsions mafieuses – Zhenli Ye Gon et les 205 millions de dollars pour la fraude électorale de 2006), « acclamé » par les grands médias.

À n’en pas douter, la gigantesque campagne de propagande contre les travailleurs du Syndicat mexicain des électriciens (incluant la menace d’action pénale contre ses dirigeants), qui les accuse aussi bien d’être des indolents que des terroristes, devrait être confrontée à la réalité : si ces travailleurs étaient paresseux et inutiles, comment se fait-il qu’il y avait du courant électrique dans la zone centrale du pays ? Comment fonctionnaient les téléviseurs qui à présent les attaquent, les journaux qui les calomnient, les stations de radio qui les diffament ? Et le service défectueux dont aujourd’hui, avec la Compagnie fédérale d’électricité, souffre la majorité des foyers de cette partie du Mexique ? Et les nouvelles factures qui apparaissent maintenant avec des sommes exorbitantes ?

Mais la résistance de ces travailleurs ne passe pas inaperçue. Pas pour nous.

Et tandis que dans l’économie nationale la crise mondiale pointe le bout de son nez, la classe politique persiste, elle oui, dans sa fainéantise.

L’échéance de 2012 est arrivée dans le calendrier d’en haut dès le 1er décembre 2006, et au long de ces cinq ans cela n’a fait que mettre en évidence que ces calendriers ne servent à rien, même pas à décorer les murs écroulés de cette grande maison que nous appelons « le Mexique ».

Au PRI, un Beltrones et une Paredes font des calculs pour écarter un Peña Nieto qui s’est occupé davantage de créer une passerelle médiatique (il y avait de l’argent) et pas trop de faire de la politique (il n’y avait pas de savoir-faire).

Au PRD, le couple mal assorti de López Obrador et Marcelo Ebrard commence à se rendre compte que l’essentiel dépend des bureaucraties des partis de l’autonommée « gauche » institutionnelle.

Et dans le PAN du cauchemar national, un petit bonhomme fou de mort et de destruction cherche qui pourra bien protéger ses arrières quand les gardes présidentiels et le palais national ne le feront plus.

Bien que le discrédit et l’usure du parti au gouvernement soient forts, Felipe Calderón Hinojosa parie, et gros, sur l’utilisation de tous les moyens à sa portée pour imposer son option. Puisqu’il l’a déjà fait en 2006, il devrait pouvoir recommencer en 2012. Et il en aura besoin, parce que ses cartes sont bien flétries : un Cordero (« agneau ») qui promet à son berger qu’il le sera toujours ; un Lujambio qui espère ne pas recevoir l’estocade du sillage de lumière ; un Creel à qui le gris va bien (et le définit) ; et une Vázquez Mota dont l’unique argument est d’être une femme.

(Je me souviens de discussions lorsque Barack Obama et Hillary Rodham Clinton se disputaient la candidature présidentielle. Quelques féministes demandaient de soutenir Hillary parce que c’était une femme, des Afro-Américaines demandaient d’épauler Obama parce qu’il était de couleur. Le temps a démontré que, là-haut, ni la couleur ni le sexe ne comptent.)

Pendant ce temps-là, comme la mère maquerelle d’un bordel, Elba Esther Gordillo effeuille la marguerite... et n’écarte pas la possibilité de se lancer elle-même, au lieu de soutenir quelqu’un.

Avec un panorama aussi pathétique il est logique, et même à espérer, que surgissent des précandidats extérieurs... et des rossignols pour les accompagner.

En réalité, en dehors des camarillas partisanes, du pouvoir économique et d’une frange militante, la relève gouvernementale ne semble intéresser personne.

L’apathie est peu à peu remplacée par la rancœur, et il ne manque pas de rêves où on parvient enfin à enterrer le système politique mexicain, et où des mains plébéiennes gravent sur sa tombe l’épitaphe : « Il a choisi la difficulté, mais tout a une fin. »

Pendant ce temps la guerre continue... et avec elle les victimes...

III
Accuser la victime

Un psychologue nord-américain, William Ryan, a écrit en 1971 un livre intitulé Accuser la victime (Blaming the Victim). Bien que son intention initiale ait été une critique de ce qu’on appelle le « Rapport Moynihan », qui prétendait rendre responsable de la pauvreté parmi la population noire des États-Unis des conduites et des modèles culturels, et non la structure sociale, cette idée a été employée davantage pour des cas de sexisme et de racisme (plus fréquemment dans des cas de viol, où on accuse la femme d’avoir « provoqué » le violeur par ses vêtements, son attitude, le lieu, etc.).

Bien que l’appelant autrement, Theodor Adorno a décrit cette façon d’« accuser la victime » comme l’une des caractéristiques qui définissent le fascisme.

Dans le Mexique contemporain, ce sont des membres du haut clergé, des autorités gouvernementales, des artistes et des « leaders d’opinion » des médias qui ont eu recours à cette arnaque pour condamner des victimes innocentes (principalement des femmes et des mineurs).

La guerre de Felipe Calderón Hinojosa fait de ce trait fasciste tout un programme de gouvernement et d’administration de la justice. Et bien des médias l’ont adopté, pénétrant ainsi la pensée de ceux qui croient encore à ce qui se dit ou s’écrit dans la presse, à la radio ou à la télévision.

Quelqu’un, quelque part, a signalé que les crimes contre des innocents renferment toujours une triple injustice : celle de la mort, celle de la faute et celle de l’oubli.

Tout le système dont nous souffrons bichonne, conserve et cultive le nom et l’histoire de l’assassin, que ce soit pour sa condamnation ou pour sa glorification.

Mais le nom et l’histoire des victimes restent à l’arrière-plan.

Au delà du cercle de leurs parents et de leurs amis, les victimes sont assassinées à nouveau quand on les condamne à devenir un numéro dans les statistiques. Et beaucoup d’entre elles n’ont même pas droit à cela.

Dans la guerre que Felipe Calderón Hinojosa a imposée à la société du Mexique tout entière, sans distinction de classe sociale, de race, de croyance, de sexe ou d’idéologie politique, s’ajoute une douleur de plus : celle d’étiqueter ces victimes innocentes comme des criminels.

On déguise ainsi l’empire de l’impunité sous la mention « règlement de comptes entre narcotrafiquants ».

Et cette lourde dalle tombe également sur les parents et les amis.

L’injustice régnante ne sert pas seulement à garantir l’impunité à des fonctionnaires gouvernementaux de toute sorte, fédéraux, des États ou municipaux. Elle accable aussi les parents et les amis des victimes.

Leurs morts le sont une deuxième fois quand socialement on se passe de leur nom et de leur histoire, et quand une vie droite est déformée au moyen des qualificatifs prodigués par les autorités et répétés jusqu’à la nausée par les médias.

Les victimes de la guerre se transforment alors en coupables et le crime qui leur coupe les membres ou les assassine n’est rien d’autre qu’une forme quasi divine de justice : « ils, elles l’ont bien cherché ».

On se souviendra de Felipe Calderón Hinojosa comme d’un criminel de guerre, peu importe qu’à présent, entouré d’accolades et de scapulaires, il joue au grand homme d’État ou au « sauveur de la patrie ».

Et on se souviendra de son histoire avec rancœur.

Il n’obtiendra même pas, faute de justice, la raillerie et la dérision populaires qui accompagnent d’habitude la sortie des mandataires.

Ses pathétiques singeries de « guide touristique », l’illégalité et l’illégitimité de son arrivée à la présidence, ses échecs politiques, sa responsabilité dans la crise économique, le fait de s’entourer d’une équipe de gros bras et de porte-flingue déguisés en hauts fonctionnaires, le népotisme, la consolidation de ce qui est déjà connu comme « le cartel de Los Pinos » ; tous ses ridicules demeureront au second plan.

Il restera sa guerre, perdue, avec son sillage de victimes « collatérales » : la défaite, l’usure et le discrédit irrémédiables des forces armées fédérales (les séries télévisées ne pourront rien faire, ou bien peu, pour endiguer la chose) ; la cession de la souveraineté nationale à l’empire des barres et des troubles étoiles (on l’a déjà dit auparavant : les États-Unis d’Amérique seront les seuls vainqueurs dans cette guerre) ; l’anéantissement des économies locales et régionales ; la destruction irréparable du tissu social ; et le sang innocent, toujours le sang innocent...

Il est bien possible que la mort n’ait pas de remède.

Que rien ne puisse remplir le creux de solitude et de désespoir que laisse la mort d’un innocent.

Il est bien possible que rien de ce qu’on puisse faire ne ramène à la vie les dizaines de milliers d’innocents morts dans cette guerre.

Mais ce qu’on peut faire à coup sûr, c’est de lutter contre cette thèse fasciste d’« accuser la victime » et nommer les morts, et ainsi retrouver leurs histoires.

Les libérer ainsi de la faute et de l’oubli.

Alléger leur absence.

IV
Nommer les morts et leur histoire

Mariano Anteros Cordero Gutiérrez, c’était son nom. Il allait avoir vingt ans quand, le 25 juin 2009, à Chihuahua, il a été assassiné.

Le père de Mariano, le licencié Mariano Cordero Burciaga, a rencontré celui qui était alors gouverneur de l’État de Chihuahua, José Reyes Baeza, celui-ci lui a dit que l’assassinat était le produit d’une confusion de rue. Quelques semaines plus tard, des représentants du Barreau de l’État ont demandé une explication des faits aux autorités concernées. Celles-ci ont répondu que cela avait été « un règlement de comptes entre narcotrafiquants ». Accuser la victime.

Voici des lambeaux de son histoire :

Mariano étudiait à l’Institut technologique de Parral (ITP), la filière d’ingénierie en gestion d’entreprises, et il avait reçu la lettre d’acceptation pour étudier le droit à l’Université autonome España de Durango, Campus Parral.

Avant ces études, il avait été missionnaire volontaire, à l’internat mariste du village de Chinatú, commune de Guadalupe y Calvo, État de Chihuahua. Il était responsable de trente-deux enfants indigènes qui suivaient leur primaire dans cet internat.

Mariano était un jeune zapatiste, de ceux qui luttent sans passe-montagne. En mars 2001, en compagnie de son père, il a participé comme « ceinturon de paix » à la Marche de la couleur de la terre. En 2002, il a participé aux différentes manifestations altermondialistes à Monterrey (Nouveau León), à l’occasion d’un sommet de chefs d’État où se trouvait Bush, mais aussi Fidel Castro. Au moment de mourir, Mariano gardait dans une sacoche d’usage quotidien la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, le Manifeste du parti communiste, et le dernier livre qu’il avait acheté : Noches de fuego y desvelo.

Quand nous avons fait notre tournée de La Otra Campaña dans le nord du Mexique, à notre passage par l’État de Chihuahua, le jeune Mariano a assisté à une des réunions. À la fin, il a demandé à parler avec moi seul à seul.

La date ? Novembre 2006. Quelques semaines auparavant, le 17 octobre de cette année-là, Mariano avait pris dix-sept ans.

Nous nous sommes assis dans la même pièce où s’était tenue la réunion. En gros, Mariano a manifesté son désir de venir vivre dans une communauté zapatiste. Il voulait apprendre.

J’ai été surpris par sa simplicité et son humilité : il n’a pas dit qu’il voulait venir pour aider, mais pour apprendre.

Je lui ai dit la vérité : que le mieux était qu’il suive des études et les termine, parce que ici (et là-bas, et partout) les gens d’honneur finissent ce qu’ils commencent ; et qu’en même temps il n’arrête pas de lutter ici, sur sa terre, avec les siens.

Nous avons scellé le pacte d’une poignée de main.

Sept ans auparavant, le 8 mai 1999, quand Mariano avait neuf ans, je lui avais écrit un message sur une feuille de cahier :

« Mariano, il arrivera un jour (pas tout de suite, mais il arrivera, c’est sûr) où sur ton chemin tu en trouveras d’autres qui le croisent, et tu devras en choisir un. Quand ce moment arrivera, regarde en toi-même et tu sauras qu’il n’y a pas d’options, qu’il y a une seule réponse : être conséquent avec ce qu’on pense et qu’on dit. Si cela est bien ferme, peu importent le chemin ou la vitesse du pas. Ce qui importe, c’est la vérité que marche ce pas. »

Aujourd’hui, nous nommons Mariano, son histoire, et depuis cette géographie nous envoyons à sa famille une accolade zapatiste de frères et de sœurs, qui, même si elle ne soigne pas, soulage quand même...

V
Juger ou chercher à comprendre ?

Depuis notre géographie aussi, nous avons essayé de suivre avec attention le pas du Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité à la tête duquel se trouve Javier Sicilia.

Je sais bien que juger et condamner ou acquitter est le chemin préféré des commissaires de la pensée qui apparaissent de l’un et l’autre côté du spectre intellectuel, mais ici nous pensons qu’il faut faire un effort pour essayer de comprendre diverses choses :

La première est qu’il s’agit d’une mobilisation nouvelle qui, dans son projet de se constituer en mouvement organisé, construit ses propres chemins, avec ses réussites et revers propres. Comme tout ce qui est nouveau, nous pensons qu’il mérite le respect. Les autres peuvent dire, avec raison, qu’on peut toujours remettre en cause les formes et les méthodes, mais pas les causes.

Et il mérite aussi l’attention pour essayer de comprendre, au lieu de lancer des jugements sommaires, si chers à ceux qui ne tolèrent rien qui ne soit sous leur direction.

Et pour respecter et comprendre, il faut regarder vers le haut, mais aussi vers le bas.

Il est sûr que vers le haut les cajoleries que reçoivent les responsables de tant de morts et de destruction attirent l’attention et irritent.

Mais vers le bas, nous voyons que parmi les familles et les amis des victimes le mouvement éveille l’espérance, la consolation, la compagnie.

Nous pensions qu’il était peut-être possible que se lève un mouvement qui arrêterait cette guerre absurde. Il semble que ce ne soit pas le cas (ou pas encore).

Mais ce qu’on peut apprécier, dès maintenant, c’est qu’il a rendu les victimes tangibles.

Il les a sorties des faits divers, des statistiques, des mythiques « triomphes » du gouvernement de Felipe Calderón Hinojosa, de la culpabilité, de l’oubli.

Grâce à cette mobilisation, les victimes commencent à avoir un nom et une histoire. Et les balivernes du « combat contre le crime organisé » s’effondrent.

Il est vrai que nous ne comprenons toujours pas pourquoi consacrer tant d’énergie et d’efforts à échanger avec une classe politique qui, depuis longtemps, a perdu toute volonté de gouvernement et n’est plus qu’une bande de scélérats. Peut-être qu’ils le découvriront peu à peu par eux-mêmes.

Nous, nous ne jugeons pas, et par conséquent, nous ne condamnons ni n’acquittons. Nous cherchons à comprendre leurs pas et l’élan qui les anime.

En somme, la digne douleur qui les redresse et les meut mérite notre respect et notre admiration, et elle les a.

Nous pensons qu’il est logique de dialoguer avec les responsables des problèmes. Dans cette guerre, il est raisonnable de s’adresser à qui l’a déclenchée et provoque l’escalade. Ceux qui critiquent le fait de dialoguer avec Felipe Calderón Hinojosa oublient cet aspect si élémentaire.

Sur les formes qu’a prises ce dialogue, il y a eu une pluie de critiques de toutes sortes.

Je ne crois pas que le sommeil de Javier Sicilia soit troublé par les basses critiques, par exemple celles du Paty Chapoy de La Jornada, Jaime Avilés, aussi frivole qu’hystérique, ou les vilenies du Docteur ORA (dont on ne dit nulle part qu’il soit de gauche ni qu’il soit cohérent) à qui il ne manque plus que d’affirmer que Sicilia a fait tuer son fils pour « impulser » l’image de Felipe Calderón Hinojosa ; ou les critiques qui lui reprochent de ne pas être radical, énoncées précisément par des gens qui arborent comme un succès de « n’avoir jamais cassé un seul carreau ».

Dans sa correspondance (et aussi, il me semble, dans certains actes publics), Javier Sicilia aime à rappeler un poème de Cavafis, en particulier ce vers qui dit : « Tu n’as à craindre ni les Lestrygons ni les Cyclopes, ni la colère de l’irascible Poséidon. » Et ces critiques hystériques n’arrivent pas, même de loin, à la cheville des susdits, c’est pourquoi les pathétiques rancœurs de ces petits bonshommes ne dépassent pas le cercle de leurs quelques lecteurs.

La réalité, c’est que ce mouvement est en train de faire quelque chose pour les victimes. Et cela, c’est quelque chose qu’aucun de ses « juges » ne peut alléguer en sa propre faveur.

Pour le reste, ni Javier Sicilia ni certains de ses proches ne méprisent les observations critiques qu’ils reçoivent depuis la gauche, et il y en a plus d’une, si elles sont sérieuses et respectueuses.

Mais il ne faut pas oublier que ce sont des observations, pas des ordres.

Je transcris ici la fin de l’une des lettres privées que nous lui avons envoyées :

« De façon personnelle, si vous me le permettez, je vous dirais de continuer avec la poésie, et l’art en général, à vos côtés. En elle se trouvent des prises plus solides que celles qui ont l’air d’abonder dans les boniments sans rime ni raison des “analystes” politiques.

C’est pourquoi je termine ces lignes avec ces mots de John Berger :

“Je ne peux pas te dire ce que fait l’art et comment il le fait, mais je sais que fréquemment il fait le procès des juges, qu’il réclame vengeance pour l’innocent, et qu’il projette vers l’avenir ce que le passé a souffert, de sorte que jamais il ne soit oublié.

Je sais aussi que le puissant craint l’art sous toutes ses formes quand il fait cela, et que parfois cet art court comme une rumeur et une légende parmi les gens parce qu’il donne un sens là où la brutalité de la vie ne peut le faire, un sens qui nous unifie, parce que finalement il est inséparable de la justice. L’art, quand il fonctionne ainsi, se transforme en lieu de rencontre de l’invisible, de l’irréductible, du perdurable, le courage et l’honneur.” »

Enfin, peut-être que tout cela ne vient pas à point (ou à virgule, c’est selon)...

VI
Une petite histoire

Et peut-être qu’elle ne vient pas non plus à point (ou à virgule, c’est selon), cette petite histoire que je vais vous raconter à présent, don Luis :

Le 7 mai 2011, une colonne de véhicules est partie de bon matin de la zone zapatiste Tzots Choj, transportant des hommes et des femmes bases de soutien zapatistes de l’EZLN, qui devaient participer, avec les autres zones, à la mobilisation de soutien au Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité dirigé par Javier Sicilia. À 6 heures du matin, un des véhicules s’est renversé et dans l’accident le compañero Roberto Santis Aguilar a perdu la vie. Très jeune, Roberto était devenu zapatiste et avait choisi comme nom de lutte « Dionisio ».

L’histoire du compañero Dionisio a l’air toute simple, quand on l’entend raconter par ses parents et son épouse. Son père dit que, dans la famille, Dionisio a été le premier à se faire zapatiste :

« Alors pendant qu’on était en train de travailler la milpa est arrivée l’heure où on va bavarder, là-bas, sur la milpa, lui, il a regardé si les autres étaient partis, et il a dit bon, on va parler un peu, il y a une organisation, j’ai entendu dire que c’est drôlement bien. Alors là, il a commencé à dire, donc, il a commencé à parler avec nous, avec ses frères, alors c’est là qu’il a commencé à dire c’est drôlement bien, cette organisation, on dirait que ça peut nous aider, c’est ce qu’il a dit. Alors c’est comme ça qu’on y est entrés, mais d’abord on avait entendu sa parole, alors on y est entrés tous, et puis petit à petit il a rassemblé tout le monde, les autres aussi. C’est comme ça qu’il est entré à l’organisation.

On y est entrés aussi, faut dire qu’en ce temps-là on était bien emmerdés pour arriver à vivre, y avait pas de terrain à travailler en plus, y en avait pas, on était drôlement pauvres. Après, le mauvais gouvernement a fait ses trucs, on est allés parler pour voir s’il y avait moyen de dégotter un petit bout de terre, pas plus grand que ça, mais pas moyen avec ce foutu gouvernement, c’est pour ça, cette organisation on a entendu dire que c’est ça qu’elle voulait, et c’est comme ça qu’on y est entrés, oui, en 1990, qu’on y est entrés. »

Quatre ans plus tard, alors qu’il était déjà milicien zapatiste, le compañero Dionisio a fait partie du régiment qui a pris les chefs-lieux municipaux d’Altamirano, Chanal et Oxchuc, armé d’un fusil de chasse calibre 20. Les garnisons gouvernementales ont été défaites en ces lieux, mais au cours du repli le compañero Dionisio et d’autres miliciens ont été faits prisonniers et torturés par les gens du PRI d’Oxchuc.

Peut-être vous souvenez-vous, don Luis, des images qu’ont répétées jusqu’à saturation les médias nationaux et internationaux : les zapatistes, sévèrement frappés, attachés sous un kiosque au chef-lieu d’Oxchuc, la bande de priistes vociférant et menaçant de les brûler vifs.

Un hélicoptère gouvernemental les a transférés à la prison de Cerro Hueco, où on a continué à les interroger par la torture. Ils l’ont gardé quinze jours sans nourriture, avec tout juste de l’eau, et ils le sortaient à 4 heures du matin pour le doucher à l’eau froide. Il n’a donné aucune information. Il a été libéré ensuite, avec les autres prisonniers zapatistes, en échange du prisonnier de guerre, le général Absalón Castellanos.

Ensuite il a suivi le Dialogue de la cathédrale, le Dialogue de San Andrés, la signature des accords, leur non-application par le gouvernement, la résistance zapatiste.

Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards ont refusé de recevoir l’aide gouvernementale et ont commencé le processus de construction de leur autonomie, avec leurs propres forces et l’aide de la société civile nationale et internationale.

Le compañero Dionisio a été élu comme autorité d’une Commune autonome rebelle zapatiste et a été président de la commission de production municipale. Quand sont nés les Conseils de bon gouvernement, il a été membre de l’un d’eux. Une fois terminé son service communautaire en tant qu’autorité autonome, il est resté comme promoteur local dans sa communauté.

Son épouse nous raconte comment il s’acquittait de ses tâches :

Le compañero, avant d’aller faire ses tâches, il disait que ça ne lui faisait rien, le temps qu’il allait perdre, et puis aussi de ne pas emporter assez d’argent, juste le prix du billet de car pour aller là où il allait faire ses travaux, et ça ne lui faisait rien de perdre du temps, de toute la journée il avalait juste du pozol [1], c’est ça qu’il disait, le compañero, quand il faisait ses tâches, que c’est notre lutte qui veut ça. Et il disait comme ça qu’il était bien convaincu de la lutte, qu’il ne voulait pas l’abandonner, que parfois ça causait des souffrances, mais il était bien convaincu de lutter. Le compañero, c’est ça qu’il préférait, ses tâches, ça ne lui faisait rien de ne pas gagner d’argent, il préférait ses tâches, et quand il allait à sa commission ou faire du travail comme conseil, beaucoup de gens ici, dans cet ejido, étaient contre le compañero, parce qu’il partait pour faire le travail de l’organisation, mais ici dans l’ejido on doit payer une amende si on n’assiste pas aux réunions ou aux travaux qui se font dans la communauté.

Quand le compañero Dionisio faisait son travail en tant que membre du conseil autonome, son épouse restait à travailler la milpa ou à charrier du bois. Et ils partageaient le travail : quand le compañero Dionisio revenait du travail à son bureau, dès le lendemain il était sur la milpa à 4 ou 5 heures du matin, ou sur d’autres travaux, mais son épouse l’accompagnait toujours pour ces travaux, comme ça ils partageaient.

Le jour de la marche, le 7 mai de cette année, ils se sont levés à 2 heures du matin et ont commencé à se préparer : moudre le maïs pour les tortillas, préparer les repas à laisser aux enfants, et préparer le pozol pour emporter à la marche. Et son épouse dit qu’à chaque fois que le compañero Dionisio partait pour la commission il lui disait qu’on ne peut jamais savoir si on reviendra. Ce petit matin-là, il est parti bien content. Le corps du compañero est revenu accompagné de nombreuses bases de soutien zapatistes.

Elles l’ont accompagné jusqu’à chez lui.

Quand nous avons parlé avec les parents du défunt compañero Dionisio, ils nous ont demandé de transmettre ces messages à ceux qui sont en train de lutter contre la guerre du mauvais gouvernement :

Le père : ce message est pour le compañero Javier Sicilia et pour d’autres compañeros qu’on a tué leurs enfants parce qu’ils recherchaient le bien, alors je leur envoie ce message : courage dans votre lutte, hein, pour pouvoir vaincre le mauvais gouvernement.

L’épouse : Le message au compañero Javier Sicilia et d’autres compañeros qu’on a tué leurs enfants, eh bien courage dans votre lutte, arrêtez pas de lutter, c’est le message pour lutter ensemble.

La mère : Continuez à lutter, courage dans vos luttes, et puis cette situation, si on est prêts à lutter, eh bien ça va passer, continuez à lutter, vous êtes pas tout seuls.

C’est vrai, ils ne sont pas seuls.

L’histoire du compañero Dionisio est simple, et comme celle de tou-te-s les zapatistes, elle peut se résumer ainsi : il ne s’est pas rendu, il ne s’est pas vendu, il n’a pas fléchi.

Mmh... Elle est bien longue, cette lettre. Imaginez ce que sera celle adressée à don Pablo González Casanova, à qui je dois non pas une missive, mais tout un livre.

Et maintenant que je la relis avant de l’envoyer, il me vient à l’idée que, peut-être, rien de ce qui y est dit ne vient à point dans notre réflexion sur éthique et politique.

Ou peut-être que si ?

Bon. Salut, et espérons qu’il y ait plus d’entrain pour comprendre et moins pour juger.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, juillet-août 2011.

Source : Enlace Zapatista.
Traduit par el Viejo.

Notes

[1Boisson à base de maïs.

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