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Bien le bonjour du Mexique III

Rencontre à la Chachalaca

samedi 13 août 2005, par Georges Lapierre

Cette semaine, du 22 au 24 juillet, je me suis rendu à un forum régional pour la défense de la terre et du territoire des peuples indigènes de Oaxaca. Ce forum s’est tenu dans le cadre du renforcement des instances de coordination régionale du Congrès national indigène (CNI).

Cette rencontre s’est faite à l’initiative :

du Commissariat des biens communaux d’Asuncion Lachixila et de l’Union des indigènes zapotèques de la Sierra Norte en coordination avec l’Union des organisations de la Sierra Norte d’Oaxaca (Unosjo) ;
des promoteurs des droits indigènes de la Sierra Norte ;
du centre des droits indigènes Flor y Canto ;
des Services du peuple mixe (Ser Mixe) ;
du Conseil indigène populaire d’Oaxaca, Ricardo Flores Magón (CIPO-RFM) ;
du Conseil citoyen d’Union Hidalgo (CCU).

Je suis parti d’Oaxaca avec les compagnons de Flor y Canto ; Flor y Canto est une association pastorale, proche de la théologie de la libération, de défense des droits indigènes, elle s’est créée en 1994 à la suite des convocations zapatistes, elle repose sur les épaules de deux femmes énergiques. Nous avions rendez-vous à Guelatao où se trouve le siège de l’Unosjo, l’Union des organisations est animée par Aldo, qui a connu de sérieux problèmes avec le pouvoir il y a quelques années. C’est cette association qui a révélé en 2001 la contamination du maïs criollo d’Oaxaca par le maïs transgénique, cette révélation a fait scandale car le maïs transgénique était « théoriquement » interdit sur le territoire du Mexique, aussi bien son importation que sa culture. D’autres scandales vont se succéder comme la présence signalée par Greenpeace d’un cargo chargé de maïs transgénique en provenance des États-Unis et se préparant à entrer dans le port de Veracruz. Les scandales peuvent bien se succéder qui prouvent la complicité de l’État mexicain avec les transnationales de l’alimentation, rien n’y fait. Au Mexique, la main droite de l’État ignore ce que signe sa main gauche.

Guelatao est un petit village de montagne qui se trouve à une heure d’Oaxaca. Il se glorifie d’être le village natal de Benito Juárez, le « grand homme » du pays, l’« Indien » Benito Juárez qui a démantelé la terre communale.

Un petit cours d’une histoire qui se répète (par l’obsession de l’État à mettre fin à l’autonomie des peuples indigènes) : Benito Juárez, élu président de la jeune République mexicaine en 1861, fut l’un des hommes politiques les plus déterminés de la réforme qui mit fin aux privilèges de l’Église et qui a supprimé la propriété collective, cela au bénéfice de la bourgeoisie libérale. Si la vente des domaines de l’Église a surtout profité aux investisseurs étrangers, la vente des terres indiennes, elle, a surtout profité aux métis, qui purent acheter à vil prix des lots prélevés sur le territoire du village. L’idée était de faire en sorte que les Indiens puissent accéder à la petite propriété. Cela a entraîné de nombreuses révoltes de la part des paysans indigènes dont le concept même de propriété privée de la terre était hors de leur entendement et qui se voyaient purement et simplement victimes d’une nouvelle spoliation.

Cette obsession de la propriété privée ne date donc pas d’hier, elle s’est exprimée peu d’années après l’accession à l’indépendance (Constitution de 1857), mais, pour revenir à l’ordre du jour en 1992, c’est-à-dire hier, par la modification de l’article 27 de la Constitution de 1917, Constitution qui avait rétabli l’inaliénation des terres communales ou ejidales à la suite de la révolution zapatiste de 1910.

Le Mexique a eu deux Indiens alibis, l’un qui fut l’alibi de l’Église pour mener une politique d’intégration, ce fut l’Indien Juan Diego, qui n’a sans doute jamais existé, mais qui fut canonisé en 2002, l’autre qui fut l’alibi de l’État pour mener une politique de discrimination et celui-ci, hélas, a bien existé.

Notre point de départ fut donc bien symbolique puisque, tout au long de la rencontre, il allait être question de la nouvelle offensive du monde libéral contre les communautés indigènes et des nouvelles tentatives de privatisation des terres et des ressources de la collectivité.

Le forum s’est tenu dans un hameau zapotèque perdu au pied de la montagne Juárez à sept heures de route. Les Mexicains peuvent rouler plus de vingt-quatre heures, marcher deux jours en montagne pour une rencontre qui durera à peine une ou deux journées. Le petit village s’appelle San José la Chachalaca, on dit plus couramment la Chachalaca, nous y sommes arrivés vers 1 h 30 du matin, « l’autorité », assisté de ses topiles [1], nous attendait. Ils nous ont servi un café avec des petits pains (pan dulce) et nous nous sommes trouvés assis sous un préau à déguster notre café face à un petit feu qu’ils avaient allumé pour le réchauffer, la nuit était claire et nous devinions la présence de la jungle qui nous entourait.

La Chachalaca est une agence de Lachixila, la municipalité ; c’est un village récent, qui a été fondé vers 1950 au cœur de la jungle de la Sierra Juárez, quand une partie de la population a décidé de quitter la communauté mère pour s’installer plus loin. Le village, qui se trouve sur une hauteur dominant une large rivière, compte soixante-dix familles dispersées sur la pente. Il y a de l’eau en abondance, le village est entouré d’une forêt dense qui recouvre toute la montagne. Une toute petite partie de cette forêt a été défrichée pour la culture du maïs (deux récoltes par an) et pour l’élevage de quelques bovins de l’autre côté du fleuve ; des champs de canne à sucre se trouvent en bordure de la rivière.

Une partie de la population a participé au forum avec les « autorités » et les délégations venus des villages alentour mais toute la population du village a contribué à son succès car ce furent les habitants qui nous ont offert les repas. Ils venaient nous chercher matin, midi et soir et, selon leurs moyens, emmenaient avec eux un, deux, trois et parfois jusqu’à six participants.

Les maisons ne sont pas construites avec les matériaux traditionnels mais avec des parpaings et de la tôle ondulée, seule la cuisine ou l’arrière-cuisine sont de construction traditionnelle (bois et palmes). La pièce commune est vaste, haute (nous sommes en région chaude) et vide, à part une table contre le mur du fond et quelques chaises en plastique le long du mur opposé, parfois, dans un coin, un petit meuble avec la télé et, de temps en temps, l’image de la Vierge de Guadalupe apparaît sur l’un des murs. Le rite du repas est le suivant : nous sommes invités par le mari à entrer et à nous asseoir sur les chaises en plastique, parfois le mari reste à discuter avec nous, parfois il nous laisse et nous discutons entre nous. Au bout d’un certain temps l’épouse apporte les assiettes bien remplies, bouillon avec un morceau de poulet ou poulet en sauce (mole), du riz et les excellentes tortillas [2] de la campagne, qu’elle renouvellera généreusement, une carafe d’eau de saveur ou du café, et nous passons à table ; nous restons seuls, par discrétion, nos hôtes ont disparu. La coutume veut que l’on ne s’attarde pas à table. Alors que j’aurais plutôt tendance à paresser et à prolonger la conversation, je dois mettre les bouchées doubles pour rattraper mes compagnons mexicains qui ont terminé leur assiette et s’apprêtent à se lever. Nous remercions la cuisinière d’un chaleureux « muchisimas gracias, señora » et nous sortons.

La rencontre a débuté le vendredi matin par un rituel propitiatoire dans la jungle au pied d’une cascade magnifique : une offrande à la Terre Mère par les anciens. Après avoir marmonné en zapotèque ce que je suppose être des prières, ils ont versé du bouillon de poulet, qu’ils avaient avec eux dans une petite marmite bleue, et un bon verre d’aguardiente dans un trou creusé à cet effet. Ils ont ensuite rebouché ce trou avec une pierre plate qu’ils ont soigneusement recouverte de terre. Le maître de cérémonie l’a entouré de petites bougies, ou velas, qu’il allumait au fur et à mesure, comme les rayons du soleil ovale entourant la Vierge de Guadalupe, puis les anciens, ils étaient cinq ou six, se sont mis à genoux face à cet autel improvisé pour de nouvelles oraisons. Cette opération sera renouvelée un peu plus loin, « c’est la coutume », me dit le maître de cérémonie et il me précise que cette offrande à la Terre, à la Virgen, est conçue comme un don en retour : l’homme sera toujours redevable envers cette Terre Mère à qui il doit sa subsistance. J’avais le sentiment en regardant les anciens officier qu’ils apportaient un équilibre précieux, une mesure dans les passions qui nous agitent, par ce retour au principe qui règle l’ordonnancement de la vie sociale et sans lequel toute vie sociale dégénère et se décompose. Par ce rituel, le principe intangible de la reconnaissance, savoir reconnaître un don par un don en retour, s’approfondit en lui-même, se purifie en quelque sorte des aléas de la vie sociale, pour retrouver, dans sa relation au cosmos et à la terre, sa dimension universelle. C’est la vocation du rite : par des gestes et des paroles stéréotypées, qui précèdent la conscience comme l’onde précède le point d’impact, aller à la rencontre de l’esprit. De l’alcool de canne a ensuite été distribué généreusement, ce qui nous a permis de partager notre allégresse avec la Déesse Mère.

Vont suivre deux jours de débats autour des thèmes suivants : le maïs transgénique, les ressources minières, les ressources en biodiversité, l’eau et la forêt, la mise en application du Procede [3] et comment se défendre face aux visées du monde libéral qui, toutes, tendent à détruire la vie communautaire et autonome des Indiens et, plus généralement, du monde paysan.

Chaque session se présentait ainsi : une personne bien au fait du thème débattu l’exposait au public, assis sur les bancs de l’église empruntés pour l’occasion. À la fin de chaque exposé, le public intervenait soit pour parler de sa propre expérience et des problèmes rencontrés par sa communauté, soit pour demander certaines précisions ou, inversement, pour préciser certains aspects de la question. L’après-midi du samedi a été consacré à des ateliers au cours desquels chaque groupe a fait le point des questions abordées et des solutions envisagées pour faire face à ce qui fut considéré comme une offensive généralisée de l’intérêt privé. Les conclusions de chaque atelier ont donné lieu à un pronunciamiento ou compte-rendu final, je vous le ferai parvenir dès que je l’aurai.

J’avais l’impression pendant ces deux jours d’assister à une réflexion stratégique menée à plusieurs, ou comment la théorie se fait stratégie. L’ennemi, en l’occurrence le monde libéral, agit selon des plans bien élaborés, il a sa propre stratégie qu’il s’agit de connaître afin de pouvoir, en retour, mettre au point une stratégie de la résistance. La guerre contre l’humanité dont parle le subcomandante Marcos n’est pas seulement une guerre d’extermination par les armes, nous savons tous, de mémoire, que le commerce est une façon de poursuivre la guerre par d’autres moyens.

Le commerce, comme son nom l’indique, est un mode de communication et c’est bien parce que la guerre se situe sur le terrain de la communication, les stratèges ne l’ignorent pas, que les méthodes d’extermination sont directement pratiques : diviser la terre ejidale en lots individuels avec acte de propriété à la clé, certificat d’urbanisme et plan cadastral, c’est diviser une communauté jusqu’alors plus ou moins homogène en autant d’individus isolés et atomisés qu’il y a de parcelles, envahir le marché mexicain par le maïs transgénique et contaminer par la même occasion le maïs criollo [4] c’est à la fois ruiner le monde paysan, détruire une organisation sociale, des traditions et une culture millénaires et faire disparaître un savoir considéré comme un bien commun de l’humanité, fruit de plusieurs siècles de patientes recherches, cela pour le profit exclusif de quelques transnationales de l’alimentation.

Le paysan indigène devenu propriétaire de son petit lopin de terre, isolé face aux impératifs du marché, perdra son autonomie, gage de sa liberté et de sa dignité, comme les tisserands de Gand et de Bruges l’ont perdue face aux grands marchands drapiers à la fin du Moyen Âge.

Si nous considérons l’argent comme un mode de communication et la vie communautaire, les traditions et la culture des peuples comme un autre mode de communication, nous avons bien affaire à une guerre menée par un mode de communication que je qualifiera de totalitaire contre un autre mode de communication, le pot de fer contre le pot de terre, et cette guerre a pour fin de détruire toute forme de vie sociale qui ne serait pas entièrement soumise à la tyrannie de l’argent.

Connaître les moyens mis en œuvre et le but poursuivi par le monde libéral fut le premier sujet de réflexion, le second, la stratégie de la résistance, en découlait logiquement : renforcer notre propre mode de communication, opposer aux visées du monde marchand notre culture communautaire et, à cette fin, renforcer l’assemblée villageoise, ne pas laisser sans contrôle les « autorités » désignées par le village, toute décision devant revenir à l’assemblée, c’est elle qui se trouve au centre de notre vie sociale et qui garantit notre autonomie politique.

« Dans notre village, Coca-Cola a voulu acquérir un terrain qui se trouve sur le cerro [5] qui domine la communauté, c’est là que se trouvent les sources qui alimentent en eau le village, il y a un lac, l’endroit est magnifique, l’assemblée s’y est opposée ; deux ans plus tard, nous nous sommes rendu compte que le commissaire des biens communaux avait fermé l’accès au lac et construit une cabane, pour cela, il avait reçu de l’argent d’une entreprise touristique, il l’a fait de sa propre initiative, sans nous en parler ; il est vrai que, depuis quelque temps, nous connaissons des problèmes dus à l’infiltration d’un parti politique qui cherche à prendre le contrôle de l’assemblée. Nous sommes divisés, pourtant cet endroit reste pour nous un lieu sacré et nous ne souhaitons pas la présence des touristes. »Les fonctionnaires du Procede font du chantage, ils disent que la certification des terres ejidales est obligatoire, qu’elle est gratuite pour l’instant mais qu’elle sera payante à partir de l’année prochaine, mais ce certificat nominatif, c’est nous faire entrer l’idée de propriété privée dans la tête ; petit à petit, de façon insidieuse, l’idée que je peux vendre ou hypothéquer ma parcelle va faire son chemin, même si pour l’instant rien ne change.

« Quelqu’un pourra vendre son terrain à Coca-Cola qui puisera dans la nappe phréatique au risque de priver d’eau toute la communauté, c’est chacun pour soi. »Ils prétendent que ce certificat est une garantie et qu’il va permettre de régler les conflits au sujet de la terre, c’est tout le contraire qui se passe.

« Dans mon village, nous sommes fermement décidés à refuser le Procede, c’est uniquement l’assemblée qui décide et qui règle les problèmes selon le principe que la terre est un bien commun. Quand deux paysans ont un différent au sujet d’un terrain en litige, le commissaire des biens communaux tente de régler le problème à l’amiable, s’il n’y arrive pas, l’assemblée laisse une semaine aux deux belligérants pour trouver une solution, sinon leur terre retournera à la communauté. Avant la fin de la semaine, ou ils ont trouvé un arrangement ou ils laissent le terrain litigieux en friche, mais nous n’entendons plus parler du problème. Nous n’avons pas besoin de statuts ni de certificats si notre point de référence reste la propriété collective de la terre, c’est l’assemblée qui représente notre force et elle est en mesure de régler nos problèmes sans entrer dans le jeu de l’État. »

D’autres sont moins radicaux et proposent que l’assemblée communautaire rédige un statut concernant l’occupation de l’ejido en remplacement du Procede et qu’elle le fasse reconnaître par les instances de l’État.

La modification de l’article 27 de la Constitution qui protégeait la propriété collective de la terre a ouvert la voie aux convoitises d’un monde où tout s’achète et se vend, jusqu’à l’air [6] et l’eau. Les ressources de première importance deviennent des marchandises cotées en Bourse, propriété privée de quelques transnationales. Les Indiens qui avaient dû se réfugier dans les montagnes se voient à nouveau menacer d’être pillés par le monde qu’ils avaient fui, jusqu’aux savoirs de leurs guérisseurs et de leurs sages-femmes qui sont l’objet de l’avidité généralisée, c’est que dans un monde destructeur de son propre environnement tout ce qui est vital devient rare, recherché et source de profits :

« Des étrangers sont venus dans ma communauté, ils se sont renseignés sur les plantes, ils ont noté leur nom en langue indienne et en espagnol, ils ont demandé à aller faire un tour dans la forêt, ils se sont renseignés sur les animaux dont ils repéraient les empruntes, certains ont prétexté être malades, du foie ou de l’estomac, et ont demandé à voir notre curandero [7], au début, nous leur donnions les informations qu’ils demandaient, puis nous nous sommes inquiétés et méfiés, maintenant, nous leur refusons notre collaboration. »Cela les intéresse de savoir le nom des plantes en langue indienne, en zapotèque, en mixe ou en mixtèque parce que le nom indien renseigne la plupart du temps sur la propriété curative de la plante.«  »Comment tirer l’Indien d’une torpeur engendrée par la misère, l’ignorance et l’isolement, comment l’incorporer à la civilisation moderne en même temps qu’à la vie nationale ?«  s’interrogeait l’historien François Weymuller [8] dans un déchaînement de contrevérités. Il est assez surprenant de voir à quel point les livres d’histoire écrits par d’éminents spécialistes peuvent être tendancieux, combien ils sont l’expression de tous les préjugés que porte une société imbue d’elle-même sur des sociétés différentes. L’histoire reste toujours un bon outil de propagande pour »le meilleur des mondes possible".

Reprenons :

1. C’est la « civilisation moderne » qui engendre la misère du monde indien en s’appropriant ses richesses et ses ressources.

2. Loin de vivre dans l’ignorance, le monde indien est héritier de savoirs, de traditions et d’expériences aujourd’hui convoitées.

3. C’est la « civilisation moderne » qui apporte l’isolement dans son acharnement à faire disparaître une culture fondée sur la vie communautaire.

Ne nous y trompons pas, ce sont les peuples indigènes d’Amérique, d’Afrique, d’Asie et d’Europe qui se trouvent en première ligne sur le front de la guerre sociale, ce sont eux qui opposent à un monde marchand, complètement émancipé des règles les plus élémentaires du savoir vivre, une forme d’organisation sociale qui ne repose pas entièrement sur l’argent mais qui repose encore sur les règles de la réciprocité. À l’arrière, les idéologues de gauche, qui ont des visées révolutionnaires ou en appellent plus modestement à l’État-providence comme on en appellerait à Dieu, font la fine bouche et parlent avec condescendance d’« indigénisme », les pieds dans les pantoufles de la radicalité marxiste-léniniste.

En Europe il nous arrive de nous trouver sur le front, le dernier exemple en date qui me vient à l’esprit est la résistance héroïque des mineurs anglais face à l’offensive du gouvernement Thatcher au début des années 1980 ; les mineurs défendaient leur vie sociale, qu’ils avaient, dans des conditions hostiles, sauvegardée, et c’était bien cette vie sociale, cette culture, qui représentait un obstacle pour un monde totalitaire, du fait de sa simple existence, et qui devait par conséquent être détruit [9].

La question qui se pose dans une société marchande avancée comme la nôtre où toute vie sociale est réduite à une peau de chagrin, est comment rompre notre isolement et reconstruire une vie collective. Dans cette perspective nous ne pouvons pas voir le monde indigène comme un monde étranger, un archaïsme, mais comme un monde qui nous est proche et que l’on reconnaît.

L’intérêt du mouvement zapatiste est qu’il part de ce qui existe, de la confrontation entre deux conceptions du monde ou deux cosmovisions : d’un côté, le matérialisme du monde marchand fondé sur l’intérêt privé ; de l’autre, la spiritualité de la société indienne fondée sur le sens de la communauté. Pour marquer ce qui différencie ces deux modes de pensée, prenons l’exemple du maïs : dans les deux cas le maïs entre dans un processus d’échange qui lui donne sa valeur, aux yeux du marchand cette valeur se traduit en argent, il pense au bénéfice qu’il tirera du commerce de cette denrée alimentaire, alors que l’argent n’est pas la pensée qui vient en premier à l’esprit du paysan indien, qui voit d’abord dans le maïs l’élément fondateur de sa civilisation et par là, de son humanité : la civilisation des hommes de maïs. D’un côté, l’argent qui représente la valeur marchande d’un bien privé, c’est le matérialisme ; de l’autre, la valeur humaine d’un bien public, qui entre dans un système d’échanges réciproques. Il en est de même pour le cerro qui domine le village, ce n’est pas un simple monticule recouvert de végétation dont on pourrait tirer un bénéfice, c’est l’altepetl [10], le lieu sacré et cosmique dans lequel s’inscrit le village.

Le point d’ancrage du mouvement zapatiste reste la résistance des cultures à la décomposition sociale engendrée par l’argent. Là encore la théorie est directement pratique c’est-à-dire stratégique : renforcer l’autonomie de la société indienne zapatiste en l’élargissant de la communauté aux communes et des communes aux régions, où se trouvent les conseils de bon gouvernement. Une fois cette autonomie consolidée se pose alors la question de la place du mouvement zapatiste dans le mouvement plus général d’opposition au néolibéralisme. En bons stratèges, les zapatistes savent fort bien que s’arrêter sur une victoire c’est perdre la guerre ; marquer une halte, se retrancher sur ses acquis, c’est prendre le risque de s’isoler et de tout perdre, il ne peut y avoir de demi-mesure.

Alors que l’État mexicain a toujours cherché à contenir l’EZLN à la jungle Lacandone et à une partie des Altos, l’EZLN de son côté a continuellement été présente dans le débat social et politique aussi bien sur la scène nationale que sur la scène internationale. Dès la formation des caracoles je pouvais écrire dans un « Bien le bonjour... » [11] : « Dégagée des problèmes locaux mais riche de cet enracinement, porteuse d’une expérience pratique d’alternative au monde néolibéral, forte de cette expérience, l’Armée zapatiste de libération nationale et le Comité clandestin révolutionnaire indigène sont en mesure de prendre une part prépondérante dans le débat qui s’instaure au sein du mouvement international et, dans une certaine mesure, national d’opposition au libéralisme. »

Ce sera la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone.

En quoi consiste cette initiative ? Ce n’est pas la première fois que les zapatistes ont tenté de constituer un front d’opposition et qu’ils sont allés à la rencontre de la société civile ; dès 1994 il y eut la Convention nationale démocratique qui s’est tenue à Guadalupe Tepeyac, puis il y eut les rencontres intergalactiques (1996), la marche des 1 111 en 1997, la Consulta (1999), la création du Front zapatiste de libération nationale, et enfin la Marche de la couleur de la terre en 2001, les zapatistes ont multiplié les initiatives dans ce sens. Quelle est la nouveauté ?

Le refus de tout compromis avec les forces néolibérales, ce qui entraîne la rupture définitive avec les partis de gauche comme le PRD (Parti de la révolution démocratique) qui se font les complices des intérêts particuliers des grands marchands.

Ce n’est pas la seule nouveauté et la tentative de construire un front d’opposition au libéralisme n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, par contre, est l’engagement des zapatistes dans l’organisation d’un mouvement populaire d’opposition de gauche. Jusqu’à présent, ils s’étaient contentés d’être à l’initiative des rencontres, faire en sorte que les membres actifs de la société nationale ou internationale se rencontrent et s’organisent autour d’un programme commun de lutte (Convention, Intergalactiques, Front zapatiste), eux restaient à l’écart, c’était à la société civile de s’organiser. Nous devons reconnaître que ce furent des échecs dont il ne reste qu’un slogan répété à l’envi : « El pueblo unido jamas sera vencido ». Ils sont aussi allés à la rencontre des gens, ce furent les différentes marches, puis ils retournaient chez eux, là encore il n’y a pas eu le relais escompté de la part de la société mexicaine, qui fut bien incapable de faire pression sur le gouvernement afin qu’il adoptât les accords de San Andrés sur les droits et la culture des peuples indiens, reste une déclaration de foi répétée à l’envi : « ¡No estan solos ! ¡No estan solos ! » Cette fois, les zapatistes ne se contentent pas d’être à l’initiative de rencontres qui n’aboutissent pas, ils entendent prendre une part active, nous pourrions dire, pédagogique, dans la formation d’une opposition politique.

Les organisations qui répondent à l’appel de la Sixième Déclaration sont invitées à venir à débattre avec les zapatistes, ou, plus exactement, à exprimer leurs idées en vue d’un programme commun de lutte pour une nouvelle Constitution, c’est-à-dire pour une réforme de l’État (ce qui a toujours été le deuxième but affiché des zapatistes, après la reconnaissance de l’autonomie indienne). À la suite de ces rencontres, qui auront lieu toutes les fins de semaine du mois d’août, un projet commun sera alors défini et établi par l’EZLN. Les zapatistes ont donc décidé de s’engager dans une lutte politique au niveau national avec des alliés, de former avec ceux-ci un mouvement d’opposition pacifique autour d’objectifs clairement définis. À suivre...

Les participants au forum de la Chachalaca étaient bien conscients de faire partie, ou d’être partie prenante, de ce mouvement zapatiste élargi de résistance et de libération, ils l’ont exprimé clairement le dimanche, dont la matinée fut consacrée à la lecture commentée de la Sixième Déclaration ; seuls quelques militants de la section 22 du syndicat des enseignants d’Oaxaca présents à la rencontre et quelques intellectuels étaient embarrassés par le rejet des élections et par la sévère critique de Lopez Obrador, candidat PRD à l’élection présidentielle de 2006, selon l’adage qui veut qu’entre plusieurs maux il convient de choisir le moindre. Par contre les militants de la section 22 furent vivement critiqués pour le peu de soutien que les maîtres d’école ont apporté aux revendications indiennes concernant le bilinguisme, par exemple. Ils ont accepté la critique et convenu que leur engagement auprès des populations indiennes devrait être plus soutenu à l’avenir. Les militants syndicaux ont perçu le sens de la Sixième Déclaration, les forces d’opposition doivent resserrer les rangs et se montrer solidaires les unes des autres autour d’une perspective commune, la reconquête d’une autonomie politique à tous les niveaux de la vie sociale, l’autonomie des communes, des peuples et de la nation.

J’ajouterai ce petit commentaire : d’un point de vue purement tactique le choix de la date (moins d’un an avant les élections) ainsi que la critique portée contre le candidat du PRD sont judicieux. Le pouvoir va s’abstenir d’intervenir contre les zapatistes, trop heureux de penser qu’ils vont affaiblir Lopez Obrador, le candidat à abattre pour les deux autres partis, le PAN (Parti d’action nationale) et le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) actuellement au pouvoir. Entre une menace immédiate et un danger futur mal défini, le pouvoir va penser à se protéger de la menace immédiate en laissant s’installer un danger futur (cette courte vue caractérise tous les acteurs de notre époque), et il laissera la voie libre aux zapatistes.

La rencontre à la Chachalaca a pris fin « officiellement » le samedi soir, la petite discussion du dimanche matin était un plus décidé à la dernière minute avec l’arrivée de Juan Ansaldo, du Congrès national indigène, qui apportait avec lui des exemplaires de la Sixième Déclaration. Le forum devait se terminer par la libération d’un jaguar récemment capturé, mais les autorités administratives, qui ont récupéré le jaguar, ont mis, comme il fallait s’y attendre, des bâtons dans les roues, la libération n’a pu se faire, au grand soulagement de ceux qui possédaient quelques vaches : « Une fois un jaguar m’a mangé un veau, une autre fois, il m’a mangé un autre veau, et ainsi quatre fois de suite, et moi, qu’est-ce que je mange ? » Nous avons bien ri, j’ai pensé aux bergers du Mercantour et aux loups, mais je dois reconnaître que cet homme était plus sympathique, en fait il n’était pas vraiment opposé à la libération du jaguar, il aurait aimé trouver une solution à son problème, en parler l’avait soulagé, il faut dire que les paysans ne reçoivent aucune subvention pour la perte d’une bête de la part d’un gouvernement qui dit protéger la faune, dont cet animal en voie de disparition qu’est le jaguar.

Nous devions choisir entre le cimetière et l’église... pour le rituel de clôture, le cimetière se trouvait hors du village, la nuit noire et toutes ces histoires de jaguars... Nous nous sommes décidés pour l’église. C’est donc dans une église vide de ses bancs mais avec la complicité d’un jeune curé, que les anciens ont officié, selon la tradition zapotèque, ont-ils précisé et après une prière collective pas vraiment zapotèque, ils ont occupé tout l’espace de l’église par des alignements de petites velas distribuées symétriquement par rapport à une bougie plus importante.
Pendant la cérémonie, des habitants du village s’étaient affairés à préparer les tables du banquet, un bœuf avait été tué et dépecé la veille et un excellent bouillon de bœuf avec des légumes nous attendaient à notre sortie de l’église, tout le village était invité et il y eut quatre services, le dernier fut celui des enfants. La fête, les femmes s’étaient faites belles, nous avons mangé et dansé accompagnés par la banda [12] de la Chachalaca dont les notes et les cuivres étincelaient, l’aguardiente circulait généreusement et certains sont allés se coucher tard dans la nuit avec le hoquet.

Oaxaca le 1er août 2005,
Georges Lapierre

Notes

[1Les topiles sont chargés de la propreté des rues, du bon déroulement des activités publiques et surtout d’aider les autorités dans leur travail au service de la communauté villageoise, la charge de topiles est la première dans la hiérarchie des charges et ce sont en général des personnes jeunes qui l’occupent, cependant, dans certaines communautés où le taux d’immigration est très élevé, c’est le grand-père qui occupe cette charge à la place de son petit-fils parti aux États-Unis.

[2Galettes de maïs, qui remplacent notre pain.

[3Procede : Programme de certification du droit ejidal et qualification des terrains d’habitation urbains (Programa de Certificacion de Derecho Ejidal y titulacion de los solares urbanos).

[4En fait, le maïs indigène : les créoles se sont indûment approprié la paternité du maïs mexicain.

[5Cerro : colline ou petite montagne.

[6Des agences de service cotées en Bourse signent des contrats avec les Indiens pour qu’ils entretiennent et protègent leurs forêts en échange d’une modique somme d’argent, ces hectares de forêts sont alors reconnus comme « service public » de transformation du carbone en oxygène et les entreprises pollueuses pourront acheter des parts d’hectares de forêts et continuer à polluer.

[7Curandero : guérisseur, de curar, guérir.

[8François Weymuller, Histoire du Mexique, col. »Que sais-je ?« PUF, Paris, 1964.

[9Cf. les témoignages publiés par L’Insomniaque : Un peu de l’âme des mineurs du Yorkshire.

[10De alt, qui signifie eau, et tepetl, qui signifie montagne.

[11Cf. « Bien le bonjour du Mexique », première partie, septembre 2003.

[12Orchestre du village, chaque communauté se doit d’avoir sa banda.

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