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À la mapuche

lundi 8 avril 2013, par Raúl Zibechi

Fin janvier, dans une commission de solidarité avec le peuple mapuche composée de Chiliens et de Latino-Américains, nous avons rendu visite aux prisonniers Héctor Llaitul et Ramón Llanquileo, au pénitencier d’El Manzano, dans les environs de Concepción, et à la prison d’Angol, une cinquantaine de kilomètres plus au sud. Le motif de la visite était de dénoncer la situation des prisonniers qui en étaient à soixante-dix-neuf jours de grève de la faim, ainsi que de rendre visible la situation d’un peuple persécuté dans une Araucanie militarisée. La commission était composée de cinq premiers prix nationaux, du président de l’Église évangélique luthérienne, du président du Collège médical, d’un ex-juge et d’un diplomate, de dirigeants étudiants et syndicaux, de divers intellectuels, de la Pastorale mapuche et de la Commission éthique contre la torture.

Llaitul et Llanquileo appartiennent à la Coordination Arauco Malleco, créée en 1998, focalisée sur la récupération des terres ancestrales aux mains de sociétés forestières et de latifundiaires. Les prisonniers ont arrêté leur grève de la faim le 28 janvier, quand la commission s’est engagée à mettre sur pied une commission nationale et internationale d’observation des droits humains du peuple mapuche, qui se rendra dans le pays en octobre.

Le 3 janvier a été publiée la Quatrième Déclaration des historiens sur la question nationale mapuche, signée par des centaines d’intellectuels, dans laquelle ils rappellent que les faits de violence, qu’on attribue souvent aux seuls Mapuches, « ont leur point de départ dans la mal nommée “pacification de l’Araucanie” réalisée par l’État chilien entre les décennies de 1860 et 1880, en violation des accords conclus avec les Mapuches après l’obtention de l’indépendance (1825) ».

Les historiens signalent que « l’État du Chili a occupé à feu et à sang l’Araucanie et, utilisant les méthodes les plus violentes et les plus cruelles, a usurpé de grandes extensions de terre indigène qu’il a bradées à bas prix ou offertes à des colons chiliens et étrangers, confinant les Mapuches dans des réserves petites et misérables ». Il faut rappeler qu’il n’y a qu’aux militants mapuches qu’on applique la loi antiterroriste du régime d’Augusto Pinochet pour des actions qui n’ont rien à voir avec le terrorisme, comme de brûler des plantations ou des camions qui transportent du bois.

La solidarité nationale s’est développée de façon soutenue au Chili, en particulier depuis la grève de la faim de Patricia Troncoso entre octobre 2007 et janvier 2008. La solidarité des lycéens avec les communautés mapuches a été remarquable : ils ont créé une commission pour travailler les liens en bas - en bas entre les deux mouvements. Mais le soutien international est maigre, c’est pourquoi il est nécessaire de d’accomplir un saut pour rompre l’encerclement de désinformation qu’a tissé la démocratie chilienne contre ceux qui résistent au modèle.

Malgré le bon moral des prisonniers mapuches et de l’ensemble du mouvement, il est facile de se laisser gagner par le découragement lorsqu’on constate les divisions, les reproches et critiques croisés qu’on entend dans les différentes instances qui regroupent le peuple mapuche, que ce soit dans les communautés rurales ou dans les espaces urbains. Il n’est pas question de reproduire ici les raisons et arguments de la fragmentation du monde mapuche en résistance, mais seulement de signaler un fait et, surtout, d’essayer de faire une lecture différente de celles que réalisent les académies et les partis politiques.

Le premier élément est de souligner qu’il n’y a aucune organisation, pas même un espace de coordination, qui regroupe tout le peuple mapuche. Il s’agit d’un cas bien différent de ceux que nous connaissons dans le monde andin, où les Quichuas équatoriens et les Quechuas et Aymaras boliviens (en plus des peuples des basses terres) ont construit de grandes organisations représentatives de leurs peuples. S’agit-il d’un avantage ou d’un désavantage pour le peuple mapuche ?

Le second élément est que depuis la décennie de 1990 de nouvelles générations ont créé une myriade d’organisations urbaines et rurales, dans ce que l’historien Gabriel Salazar dénomme la « sixième époque » de la guerre mapuche, commencée en 1981 quand ont pris de la force les protestations de rue contre la dictature. Cette nouvelle génération se rattache à une longue histoire qui dit que le peuple mapuche a été le seul de ce continent à vaincre les Incas et les Espagnols, qu’il a forcés à s’arrêter au nord du fleuve Bio Bio.

Depuis la fondation du Conseil de toutes les terres et plus tard de la Coordination Arauco Malleco, organisation qui se définit comme autonome et anticapitaliste, sont nées des dizaines d’organisations : d’étudiants, de femmes, de jeunes, sportives, culturelles, d’historiens, de pêcheurs, de communication ; petites et locales, avec des liens face à face, sans parvenir à créer une grande organisation qui regroupe tout le monde.

En troisième lieu, ils font de la politique d’une manière différente, qui se traduit en souveraineté ou autonomie, comme le rappelle bien Gabriel Salazar. Ils ne se regardent pas dans le miroir de l’État, ni pour le conquérir ni pour construire des organisations à son image et ressemblance. Peut-être, sûrement, parce que l’État a toujours été quelque chose d’extérieur au peuple mapuche. Jamais ils ne se sont sentis ni se sentent chiliens. Ils n’arborent pas le drapeau du Chili, mais le leur propre, celui qu’ils ont hérité de leurs ancêtres. Leur lutte a ses références dans une « mémoire de soi-même pour ainsi dire sans équivalent dans le monde, dans laquelle se stratifient non seulement une, mais cinq ou six époques de guerre tout au long de six siècles d’histoire ou plus » (Movimientos sociales en Chile, Gabriel Salazar, p. 119).

Arrivés à ce point, nous pourrions dire : « malgré la fragmentation, ils résistent ». Est-ce que ça ne serait pas l’inverse ? C’est parce qu’ils n’ont pas créé un appareil unique (étaticocentrique) qu’ils sont toujours l’un des peuples qui résistent à la cooptation de droite et de gauche. Ce serait donc vrai que l’unité et l’homogénéisation facilitent la domestication des mouvements antisystémiques ? L’EZLN aurait raison ? L’histoire du peuple mapuche enseigne que pour lutter, et pour vaincre, il faut la volonté communautaire de lutte ; mais pas un appareil qui porte aux sommets les caudillos, qui annule les différences et les autonomies.

Raúl Zibechi

Source du texte original :
La Jornada, Mexico,
5 avril 2013.

Traduit par El Viejo.

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