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Agustín García Calvo et La Société du bien-être

mardi 29 octobre 2019, par Tomás Ibáñez

Agustín García Calvo
La Société du bien-être
suivie de « Dieu et l’Argent »
et « Plus de rails, moins de routes »
traduit de l’espagnol par Manuel Martínez
prologue de Luis Andrés Bredlow
Le Pas de côté, Vierzon, 2014
120 pages

Parlant de Castoriadis il y a déjà quelques années, Edgar Morin n’hésita pas à le qualifier de véritable « Titan de la pensée », mon sentiment est que cette expression qui me semble on ne peut plus heureuse dans ce cas pourrait s’appliquer tout aussi bien à Agustín García Calvo.

Peu connu en France, mais auréolé d’un indéniable prestige dans la mouvance contestataire d’outre Pyrénées, Agustín García Calvo est probablement le penseur le plus original et le plus créatif de tous ceux qui ont agité la pensée espagnole au cours du dernier demi-siècle.

Expulsé en 1965 de sa chaire à l’Université de Madrid pour avoir attisé les révoltes étudiantes et avoir inspiré le groupe des jeunes « Acrates », il ne la récupéra qu’à la mort du dictateur, après un long exil à Paris. C’est de ce séjour en France que datent des textes devenus célèbres tels que La Commune antinationaliste de Zamora ou le Communiqué urgent contre le gaspillage.

Pratiquant avec talent l’art de cheminer hors des sentiers battus, y compris ceux qui serpentent le territoire anarchiste, il contribua à enrichir le discours libertaire en mettant au pilori certains poncifs trop rapidement assumés par cette pensée. Ainsi, par exemple, il ne craignait pas de prêter le flanc à l’incompréhension en argumentant « contre la solidarité » ou « contre la paix », car pour lui le seul discours capable d’échapper réellement au pouvoir et de parvenir parfois à le déstabiliser est le discours du refus, celui qui dit « non » et qui proteste « contre ceci ou contre cela ».

Aujourd’hui, précédé d’un excellent prologue de Luis Andrés Bredlow et complété par deux appendices, « Dieu et l’Argent », et « Plus de rails, moins de routes », le livre La Société du bien-être peut constituer pour beaucoup d’entre nous l’occasion de découvrir une pensée que nos amis de l’Atelier de création libertaire de Lyon avaient déjà tenté de faire connaître au début des années 1990 en publiant deux brochures intitulées Contre la paix. Contre la démocratie et Qu’est-ce que l’État ?. Signalons au passage que la prose d’Agustín García Calvo, souvent cadencée comme un poème fait pour être dit plutôt que pour être lu, présente des difficultés de traduction qui rendent bien méritoire le travail réalisé par Manuel Martinez avec la collaboration de Marjolaine François.

Vieille de vingt ans cette analyse critique de la société du Bien-être n’a rien perdu de son acuité et de sa justesse car le démantèlement progressif de cette forme de société par l’État et le Capital n’altère nullement la logique qui la soutient. Qu’elle soit plus riche ou plus pauvre ce sont les mêmes principes qui continuent à la guider. Analysant un monde construit autour du Développement, du Progrès, du Futur, du Bien-être, où le critère hégémonique est celui de la Rentabilité, García Calvo démonte minutieusement et avec une lucidité implacable les mensonges sur lesquels repose aujourd’hui la domination : la Foi, le Futur, le Temps, la Réalité, l’Idée, l’Abstraction, l’Argent...

Tout en dénonçant la société du Bien-être, Agustín García Calvo nous fait toucher du doigt l’extrême fragilité du système, il ne tient qu’aussi longtemps qu’il est capable de susciter la Foi en lui-même, comme l’avait déjà bien vu La Boétie dans son Contr’Un. Il nous fait voir la dimension énorme du mensonge dont le système a besoin et qu’il nourrit savamment pour pouvoir exister, mais, si nous cessons de croire en ses mensonges, si nous renions la Foi qu’il nous inculque et exige de nous, il s’écroule immédiatement.

Par exemple, le monde du Développement repose sur une Foi dans le Futur qui nous tue lentement, car elle nous empêche de vivre le présent et en détourne les richesses pour les investir hors de notre portée. Nous sommes condamnés, et nous nous condamnons nous-mêmes, à travailler sans relâche pour le Futur, en nous vendant sans cesse pour de l’Argent.

L’Argent est finement analysé par García Calvo comme l’Abstraction par excellence, comme la Réalité des réalités, « l’empire du Développement a besoin de la création de nécessités comme industrie première, pour maintenir l’illusion selon laquelle l’argent peut satisfaire de telles nécessités », c’est pourquoi la société du Bien-être s’évertue à nous « faire croire que ce qui est bon pour l’argent est bon pour les gens », mais en réalité nous n’achetons que des substituts, qui nous font vivre une vie vide, « les biens du Bien-être ont le goût du vide », et ils nous font oublier la différence fondamentale entre la jouissance d’un bien et sa possession ; García Calvo nous le rappelle : « Utiliser n’est pas posséder, ou tu l’as ou tu en jouis, mais les deux, non. »

Parmi les mensonges qu’Agustín García Calvo met en relief figure celui qui distingue l’État et le Capital. En effet, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, il considère que « l’État et le Capital sont la même chose, et ne sont deux que par dissimulation ». García Calvo rejette donc la distinction classique entre l’économie et la politique qui, en réalité, ne font qu’un. Il précise, à l’appui de sa thèse : « L’Entreprise privée et l’Administration publique se sont rapprochées à tel point qu’elles forment désormais une seule âme. »

L’Individu, une autre des cibles visées par la critique de García Calvo, est l’institution nucléaire de l’État, il subit le pouvoir mais il en est aussi l’agent. Formaté par l’État, mais imparfaitement formaté, c’est dans ces imperfections que réside la possibilité de la dissidence et de la rébellion. Une rébellion qui ne peut avoir, pour être authentique, ni programme, ni futur, ni projet, et qui doit surgir « d’en bas », c’est-à-dire de ce qui continue de rester vivant par-dessous des Individus, et que García Calvo dénomme « le peuple ».

Bien entendu, García Calvo se garde bien de nous proposer une solution ou de nous offrir un programme d’action, il lance plutôt une incitation à explorer à tâtons une issue tout à fait incertaine : « Il suffit de ne pas croire, de se laisser aller à ne pas croire, sans rien proposer, sans proposer un programme politique alternatif ; arrêter de croire et voir ce qui se passe. Ce qui peut arriver de mieux à chacun est de cesser d’y croire, de commencer à dire “non”, à découvrir la fausseté de la Réalité, et, une fois que cela arrive et se propage, à partir de cette première action qui est de dire “non”, à partir de cette perte de Foi, adviendra ce qu’il adviendra. Il adviendra ce que nous ne savons pas : les gens de par ici, en bas, ne savent pas. Ils sont contre l’Argent, contre la Réalité : ils savent qu’on la falsifie et que vouer sa vie entière à échanger de l’Argent d’une façon ou d’une autre est sanguinaire, répugnant, et qu’en tant que peuple on ne peut pas le supporter ».

Tout au long de ces pages denses et fertiles, nous trouvons de belles expressions comme celle qui nous prévient que « c’est uniquement en obéissant au pouvoir que l’on acquiert du pouvoir », ce qui, soit dit au passage, indique la vanité des incitations à construire un pouvoir populaire, ou l’absurdité de croire que l’on peut changer les choses en participant du pouvoir institutionnel. García Calvo ne cesse de nous rappeler que l’on ne peut pas combattre l’État en utilisant ses armes, car elles le reproduisent nécessairement. Les moyens, loin d’être neutres et de ne dépendre que de leur bon ou mauvais usage, portent, gravés en eux-mêmes, les fins qu’ils permettent d’atteindre.

Tomás Ibáñez
Réfractions n° 33,
automne 2014.

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