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Chiapas, la treizième stèle

juillet 2003, par SCI Marcos

Première partie : un escargot

Au petit matin, dans les montagnes du Sud-Est mexicain.

Doucement, avec un mouvement lent mais constant, la Lune laisse le drap sombre de la nuit glisser le long de son corps et dénude enfin ses feux dans toute leur sensualité. Puis elle s’allonge de tout son long sur le ciel avec l’envie de regarder et d’être vue, autrement dit de toucher et d’être touchée. La lumière a au moins un effet, celui de rendre visible son opposé. Ainsi, plus bas, une ombre tend la main au nuage en murmurant :

« Viens avec moi, regarde avec le cœur ce que te montrent mes yeux, marche sur mes traces et rêve dans mes bras. Tout là-haut, les étoiles forment un colimaçon, une spirale avec la Lune comme point de départ et d’arrivée. Regarde et écoute. Voici une terre digne et rebelle. Les hommes et les femmes qui la peuplent sont comme beaucoup d’autres hommes et d’autres femmes du reste du monde. Viens, suis-moi, allons les regarder et les écouter en cette heure où le temps hésite entre la nuit et le jour, entre chien et loup, quand le crépuscule est maître et seigneur des lieux.

« Attention à cette flaque et à la boue. Mieux vaut suivre ces traces de petits pieds : comme sur bien d’autres questions, ce sont les plus sages. Entends-tu ces rires ? Ce sont ceux d’un couple qui répète l’ancien rituel de l’amour. Lui, il murmure quelque chose et elle, elle rit, son rire est comme un chant. Ensuite, le silence, puis des soupirs et des gémissements étouffés. Ou était-ce le contraire, d’abord les gémissements, ensuite les murmures et les rires ? Mais poursuivons notre route, parce que l’amour n’a besoin d’autres témoins que les regards vrillés dans la peau et que la lumière étant pareille à celle du Soleil, en dépit de l’heure elle dénude aussi les ombres.

« Viens t’asseoir avec moi un instant, laisse-moi te raconter. Nous sommes dans des terres rebelles. C’est ici que vivent et se battent ceux qui se font appeler “les zapatistes”. Comme ils sont différents ces zapatistes ! Et comme ils en désespèrent plus d’un ! Au lieu de tisser leur histoire d’exécutions, de mort et de destruction, ils s’obstinent à vivre. Et les avant-gardes du monde entier de s’arracher les cheveux, car en dépit de leur slogan “vaincre ou mourir”, non seulement les zapatistes ne sont pas vainqueurs et ne meurent pas, mais par-dessus le marché ils ne se rendent pas et ont en horreur aussi bien le martyre que le renoncement. Vraiment très différents, ces zapatistes. Et puis, il y a celui que l’on dit leur chef, ce Sup Marcos dont la célébrité se rapproche plus de celle d’un Cantinflas [1] et d’un Pedro Infante que de celle d’un Emiliano Zapata ou d’un “Che” Guevara. Inutile de te dire que personne ne prend les zapatistes au sérieux, ils sont les premiers à se moquer de leur façon d’être si “autre”.

« Ce sont des indigènes rebelles. Partant, ils échappent au schéma traditionnel qui leur a d’abord été imposé par l’Europe, puis par tous ceux qui adoptent la couleur de l’argent, pour les obliger à regarder et à être vus à travers les yeux du racisme et de la cupidité.

« C’est pourquoi ne leur conviennent ni l’image “diabolique” de peuples pratiquant les sacrifices humains pour apaiser leurs dieux, ni celle de l’indigène nécessiteux, la main tendue dans l’attente d’une obole ou de la charité de ceux qui ont tout, ni celle du bon sauvage que la modernité aurait perverti, ni celle de l’enfant dont les babils amusent les adultes, ni celle du péon soumis de toutes les haciendas qui maculent l’histoire du Mexique, ni celle de l’artisan habile dont le labeur orne les murs de ceux qui le méprisent, ni celle de l’ignorant qui ne doit pas donner son avis sur ce qui outrepasse les limites géographiques de son habitat, ni celle d’un être qui vit dans la crainte de dieux célestes ou terrestres.

« Car il faut que tu saches, cher azur tranquille, que ces indigènes-là indisposent même ceux qui sympathisent avec leur cause. C’est que, vois-tu, ils n’obéissent pas. Quand on s’attend à ce qu’ils parlent, ils se taisent. Quand on s’attend à ce qu’ils gardent le silence, ils parlent. Quand on s’attend à ce qu’ils marchent en tête, ils restent en arrière. Quand on s’attend à ce qu’ils suivent derrière, ils prennent un autre chemin. Quand on s’attend à ce qu’ils ne parlent que d’eux, ils se mettent à parler d’autre chose. Et quand on s’attend à ce qu’ils se cantonnent à leur territoire, ils vont de par le monde et de par les luttes.

« Ils ne satisfont donc personne. Ce qui ne semble d’ailleurs pas beaucoup leur importer, car ce qui compte à leurs yeux c’est de contenter leur cœur. Ils suivent donc le chemin que leur désigne leur cœur. C’est ce qu’ils font en ce moment même, semble-t-il. Partout on croise des gens sur les chemins. Ils vont et viennent et c’est tout juste s’ils appliquent le salut de rigueur. Ils passent de longues heures réunis ou dans des assemblées ou je ne sais quoi. Ils y vont le visage renfrogné et en sortent un sourire complice aux lèvres.

« Mmh…

« Quoi qu’il arrive, on peut être certain que beaucoup ne vont pas apprécier ce qu’ils vont dire ou faire. D’ailleurs, comme le dit le Sup, la spécialité des zapatistes est de créer des problèmes… Et après, va-t-en savoir qui va les résoudre. Inutile donc de s’attendre à ce qu’il sorte de ces réunions autre chose que des problèmes…

« Nous pourrions peut-être deviner de quoi il s’agit en les observant de plus près. Les zapatistes sont très “autres”, je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, de sorte qu’ils s’imaginent des choses avant qu’elles existent et pensent qu’en les nommant ces choses commencent à prendre vie, à faire leur chemin et… Mais oui, à causer des problèmes. On peut être sûr qu’ils ont pensé à quelque chose et qu’ils vont commencer à faire comme si ce quelque chose existait déjà et que personne ne va rien y comprendre pendant un bon bout de temps, parce que, une fois nommées, les choses commencent à prendre corps, à prendre vie, à avoir un devenir.

« Alors, nous pourrions chercher un signe, une piste… Non, je ne sais pas où chercher… Il me semble que leur manière de faire, c’est de regarder avec les oreilles et d’écouter avec les yeux. Oui, je sais bien que ça a l’air compliqué, mais là, tout de suite, il ne me vient rien d’autre à l’esprit comme indication. Viens, continuons à marcher…

« Regarde, ici le ruisseau forme un tourbillon et au milieu la Lune effectue sa danse brouillonne. Un tourbillon… ou un colimaçon, un escargot.

« Ici, on raconte que les plus anciens disent que d’autres bien avant eux disaient que les tout premiers de ces terres avaient en grande estime les escargots. On raconte qu’ils disent qu’ils disaient que l’escargot représente le fait de pénétrer dans le cœur, qui est le nom que les tout premiers donnaient à la connaissance. Et on raconte qu’ils disent qu’ils disaient que l’escargot représente aussi le fait de sortir du cœur pour aller de par le monde, qui est le nom que les tout premiers donnaient à la vie. Mais pas seulement, on raconte aussi qu’ils disent qu’ils disaient qu’avec l’escargot on appelle les autres pour que la parole s’écoule des uns aux autres et que naisse l’accord. Et on raconte qu’ils disent qu’ils disaient que l’escargot aidait les oreilles à entendre même la parole la plus éloignée. Voilà ce qu’on raconte qu’ils disent qu’ils disaient. Moi, je ne sais pas. Moi, je marche main dans la main avec toi et je te montre ce que voient mes oreilles et ce qu’entendent mes yeux. Moi, je vois et j’entends un escargot, le pu’y, comme on l’appelle dans la langue ici.

« Chut ! Silence. L’aurore fait déjà place au jour naissant. Oui, je sais qu’il fait encore noir, mais regarde les cabanes qui s’illuminent petit à petit à la lueur des feux. En cet instant précis, nous sommes des ombres parmi les ombres, personne ne nous voit. Mais si quelqu’un nous voyait, il nous inviterait certainement à prendre le café. Avec ce froid, ce serait le bienvenu. Comme est bienvenu le contact de ta main dans la mienne.

« Regarde, la Lune glisse vers le couchant, elle cache son ventre gros de lumière derrière les montagnes. Il est temps de nous en aller, d’abriter nos pas dans l’ombre de la grotte, là où se soulage le désir, et la fatigue avec une autre fatigue plus agréable. Viens là, avec la peau et les mots je te glisserai des mots doux : “¡Y, ay, cómo quisiera ser / una alegría entre todas / una sola, la alegría con que te alegrarás tú / Un amor, un amor solo : / el amor del que tú te enamorases. Pero no soy más que lo que soy.” [« Ô, comme j’aimerais n’être qu’une seule joie entre toutes, une seule, celle qui te réjouit à toi. Un amour, mais un seul, celui auquel toi tu succomberais, toi. Las, je ne suis rien d’autre que ce que je suis.] (Pedro Salinas, La voz a ti debida). Arrivés là, nous ne regarderons plus rien, mais, dans cette douce torpeur du désir parvenu à bon port, nous pourrons écouter le bouillonnement d’activités de ces zapatistes qui s’obstinent à subvertir le temps lui-même et qui brandissent à nouveau, comme s’il s’agissait d’un drapeau, un autre calendrier… celui de la résistance. »

L’ombre et la lumière s’éloignent, sans s’apercevoir qu’une cabane est restée éclairée toute la nuit. Maintenant, à l’intérieur, un groupe d’hommes et de femmes partagent café et silence, comme ils ont auparavant partagé la parole.

Pendant plusieurs heures, ces êtres au cœur brun ont tracé avec les idées un grand escargot. En partant d’une échelle internationale, leur regard et leur pensée se sont tournés peu à peu vers l’intérieur, passant successivement par l’échelon national, puis régional et local, jusqu’à aboutir à ce que eux appellent « le Votán, le gardien et le cœur du peuple », les peuples zapatistes. Ainsi, au niveau de la spire la plus extérieure de l’escargot, des mots sont pensés, des mots tels que « mondialisation », « guerre de domination », « résistance », « économie », « ville », « campagne » et « situation politique » tandis que d’autres sont gommés, après la question de rigueur : « C’est clair ou il y a des questions ? » À la fin du cheminement du dehors vers le dedans, au centre de l’escargot, il ne reste plus qu’un sigle : EZLN. Après viennent des propositions et se dessinent dans la pensée et dans le cœur des portes et des fenêtres qu’ils sont les seuls à voir (notamment parce qu’elles n’existent pas encore). La parole impaire et dispersée commence à emprunter un chemin commun et collectif. Quelqu’un demande s’il y a accord. « Il y a accord », répond affirmativement la voix, désormais collective. On dessine de nouveau l’escargot, mais cette fois en sens inverse, du dedans vers le dehors. La gomme suit, elle aussi, le chemin inverse, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une phrase occupant tout le vieux tableau noir. Une phrase qui n’est qu’élucubration pour beaucoup d’autres, mais qui, pour ces hommes et pour ces femmes, est une raison de se battre : « un monde où aient leur place de nombreux mondes ». Un peu plus tard, une décision est prise.

Maintenant, c’est le silence et l’attente. Une ombre sort sous la pluie nocturne. Une étincelle éclaire un bref instant son regard. L’obscurité rétablie, un filet de fumée s’échappe de ses lèvres. Les mains derrière le dos, il entame une promenade sans but, revenant sans cesse sur ses pas. Il y a quelques minutes, là, à l’intérieur, une mort a été décidée…

Deuxième partie : une mort

Il y a quelques jours, l’Armée zapatiste de libération nationale a décidé que devaient mourir les Aguascalientes de La Realidad, d’Oventik, de La Garrucha, de Morelia et de Roberto Barrios, tous situés en territoire rebelle. C’est après de longues réflexions qu’a été prise la décision de faire disparaître ces Aguascalientes.

C’est le 8 août 1994, lors d’une session de la Convention nationale démocratique qui se déroulait à Guadalupe Tepeyac, devant environ six mille personnes venues de différentes parties du Mexique et du monde, que le commandant Tacho, au nom du Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale, inaugurait le premier Aguascalientes et le remettait à la société civile mexicaine et internationale.

Beaucoup de gens n’ont pas connu ce premier Aguascalientes, soit parce qu’ils n’ont pas pu y venir, soit parce qu’ils étaient très jeunes cette année-là (si vous avez vingt-quatre ans et que vous êtes dans votre vingt-cinquième année, vous deviez avoir quatorze ans à ce moment-là, c’est-à-dire que vous entriez dans votre quinzième année), mais c’était un navire fantastique. Échoué sur le versant d’une colline, sa gigantesque voilure blanche aspirait à parcourir les sept mers. Sur le pont, féroce et défiant, flottait le pavillon portant la tête de mort sur les fémurs croisés, flanqué de deux énormes drapeaux mexicains qui lui faisaient comme des ailes. Cet Aguascalientes avait sa propre bibliothèque, son infirmerie, ses toilettes, ses lavabos, sa sono (alternant de manière obsédante La del moño colorado et Cartas marcadas) et même, paraît-il, un refuge en cas d’attentats. Comme je l’ai déjà dit en une autre occasion, le plan de cette construction évoquait un gigantesque escargot, à cause de ce que nous appelions la casa chueca [la « maison tordue »]. En fait, la casa chueca n’était pas tordue ; elle possédait un pli qui à première vue faisait penser à une bévue de l’architecte, mais vue d’en haut on appréciait parfaitement sa forme en spirale. L’équipage du premier Aguascalientes était formé d’individus et d’« individues » sans visage, évidents transgresseurs des chartes maritimes et terrestres, et son capitaine était le plus élégant pirate qui ait jamais sillonné les océans : un bandeau cachant son œil droit manquant, une barbe poivre et sel au reflet d’argent, un nez prononcé, un crochet dans une main et un sabre dans l’autre, une jambe de bois et une autre de chair et d’os, un pistolet à la ceinture et la pipe au bec.

Le processus suivi pour en arriver à la construction de ce premier Aguascalientes fut accidenté… et douloureux. Je ne parle pas de la construction proprement dite (réalisée en un temps record, et sans spots télévisuels), mais de sa construction conceptuelle.

Je m’explique.

Nous autres, après nous être préparés pendant dix ans pour tuer et pour mourir, pour manier des armes de toutes sortes et savoir tirer, pour fabriquer des explosifs, pour exécuter correctement des manœuvres militaires stratégiques et tactiques, bref, pour faire la guerre, nous nous sommes vus envahis après les premiers jours de combat par une véritable armée, d’abord de journalistes mais ensuite d’hommes et de femmes des plus diverses origines sociales et culturelles et des pays les plus variés. Ce fut juste après les « Dialogues de cathédrale » bien connus, en février-mars 1994. Les journalistes continuèrent de faire leur apparition de façon intermittente, mais le flux de ce que nous avons appelé, nous autres, « la société civile », pour la distinguer de la classe politique et pour ne pas l’enfermer dans des classes sociales, est toujours resté constant, lui.

Nous étions en train d’apprendre et j’imagine que cette société civile aussi. Nous apprenions à écouter et à parler, comme le faisait, j’imagine, la société civile. J’imagine aussi que, pour nous, cet apprentissage a été moins ardu. Après tout, n’oublions pas quelle avait été l’origine et la fondation de l’EZLN : un groupe d’« illuminés » débarquant de la ville pour « libérer » les exploités et qui se rend compte, confronté à la réalité des communautés indigènes, que, plus qu’à des « illuminés », il ressemble à des projecteurs fondus. Combien de temps nous a-t-il fallu pour nous rendre compte que nous devions d’abord apprendre à écouter et, après, à parler ? Je n’en suis pas certain, de l’eau a coulé sous les ponts depuis, mais je calcule que cela a dû nous prendre au moins deux ans. C’est-à-dire que ce qui, en 1984, était une guérilla révolutionnaire classique (soulèvement armé des masses, prise du pouvoir, instauration du socialisme par le haut, plein de statues et tout un stock de noms de héros et de martyrs, purges, etc., bref, le meilleur des mondes), était devenu, en 1986, un groupe armé composé d’une majorité écrasante d’indigènes, qui écoutait avec attention et qui bredouillait avec difficulté ses premiers mots, avec un nouveau maître d’école : les peuples indiens.

Je crois avoir déjà raconté plusieurs fois cette étape correspondant à la formation (ou « refondation ») de l’EZLN. Si je le répète aujourd’hui, ce n’est pas pour vous assommer d’évocations nostalgiques mais pour tenter d’expliquer comment on en est arrivé à l’édification du premier Aguascalientes et, par la suite, à sa prolifération en terres zapatistes, c’est-à-dire rebelles.

Je veux dire que le principal acte de fondation de l’EZLN a été d’apprendre à écouter et à parler. Je crois qu’à l’époque nous avons bien appris et que nous avons réussi à savoir écouter et à savoir parler. Avec le nouvel instrument que nous avons construit à l’aide de la parole apprise, l’EZLN s’est vite transformée en une organisation qui ne comptait pas seulement des milliers de combattants, mais qui s’était aussi manifestement « dissoute » dans les communautés indigènes.

Autrement dit, nous avons cessé d’être « des gens d’ailleurs » pour faire partie intégrante des montagnes du Sud-Est mexicain, ce recoin oublié de ce pays et du monde.

Vint le moment, je ne saurais préciser quand exactement, ou il n’y avait plus l’EZLN d’un côté et les communautés de l’autre, mais où nous étions simplement tous zapatistes. Je reste nécessairement schématique en évoquant cette période. Il y aura, j’espère, une autre occasion et d’autres moyens pour décrire en détail un processus qui, pour le dire rapidement, ne fut pas exempt de contradictions, de reculs et de rechutes.

Le fait est que nous en étions là, encore en train d’apprendre (je pense que l’on ne cesse d’ailleurs jamais d’apprendre), quand l’actuel « nouveau fantôme », Carlos Salinas de Gortari (alors président du Mexique grâce à une fraude électorale hors du commun), eut la « brillante » idée de décréter des réformes qui jetaient définitivement aux orties le droit des paysans à la terre.

L’impact d’une telle réforme au sein des communautés désormais zapatistes fut pour le moins brutal. Pour nous (remarquez que je ne fais plus de distinction entre communautés et EZLN), la terre n’est pas une marchandise mais possède des connotations culturelles, religieuses et historiques, qu’il n’y a pas lieu d’expliquer ici. De sorte que, rapidement, nos troupes régulières augmentèrent de façon exponentielle.

Pas seulement elles, mais aussi la misère et, avec elle, la mort, surtout celle d’enfants de moins de cinq ans. À l’époque, mon rôle comportait le « contrôle » radio de ce qui était déjà des centaines de villages et il ne se passait pas de jour sans que l’on me rapporte la mort d’un petit garçon, d’une petite fille, d’une mère. Comme si une guerre avait cours. Par la suite, nous avons compris qu’il s’agissait effectivement d’une guerre. Le modèle néolibéral que Carlos Salinas de Gortari ordonna de mettre en place avec cynisme et insouciance constituait pour nous une authentique guerre d’extermination, un ethnocide, en somme, attendu que c’étaient des peuples indiens tout entiers qui étaient anéantis. Ce qui explique que nous savons de quoi nous parlons quand nous évoquons « la bombe néolibérale ».

Je suppose – il y a sûrement des études sérieuses comportant des données et des analyses précises sur la question – qu’il se passait la même chose dans toutes les communautés indigènes du Mexique. La différence résidait cependant dans le fait que nous, nous étions armés et entraînés pour la guerre. Dans un de ses poèmes, Mario Benedetti dit que l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut, que l’on ne peut pas toujours le faire, mais que l’on a parfaitement le droit de refuser de faire ce que l’on ne veut pas faire. Eh bien ! En ce qui nous concerne, nous ne voulions pas mourir… Ou plutôt, nous ne voulions pas mourir de cette façon-là.

J’ai déjà parlé en une autre occasion de l’importance qu’a pour nous la mémoire. Et par conséquent, du fait que la mort par l’oubli était (et reste) pour nous la pire des morts. Je sais que cela aura l’air apocalyptique, et que beaucoup y verront un accent de martyr, mais, pour le dire platement, nous étions face à un choix. Non pas un choix entre la vie ou la mort, mais un choix entre une mort ou une autre. La décision que nous avons prise alors, collectivement, après avoir consulté chacun et chacune des, à ce moment-là, dizaines de milliers de zapatistes, fait déjà partie de l’histoire et provoqua cette étincelle que fut l’aube du 1er janvier 1994.

Euh, il me semble que je m’égare, parce qu’il s’agit ici ni plus ni moins que de vous informer de la décision que nous avons prise de donner la mort aux Aguascalientes zapatistes. De vous en informer, mais aussi de vous expliquer pourquoi. Enfin, soyez indulgents et continuez à lire.

N’ayant pas d’autre choix, nous avons surgi en cette aube du 1er janvier 1994 en étant certains uniquement de deux choses. L’une, c’est que nous allions être taillés en pièces ; l’autre, c’est que cet acte attirerait l’attention de personnes bien intentionnées sur un crime qui, tout silencieux et éloignés de moyens de communication qu’il fût, n’en était pas moins sanglant : le génocide de milliers de familles indigènes mexicaines. Tel que je le formule, on pourrait croire que nous avions (ou avons) une vocation de martyrs prêts à se sacrifier pour les autres.

Je mentirais si je disais que c’était le cas. Parce que, en l’envisageant froidement, même si nous n’avions aucune possibilité sur le plan militaire, dans notre cœur nous ne pensions pas à la mort, mais à la vie et, attendu que nous étions (et sommes) zapatistes – et que donc, notre responsabilité nous inclut à nous aussi –, nous pensions que nous pouvions fort bien nous tromper en pensant que nous allions être taillés en pièces, et que peut-être le peuple mexicain tout entier se soulèverait. Pourtant, je dois le dire sincèrement, notre doute et secret espoir n’était pas grand au point d’imaginer qu’il se passerait ce qui s’est passé.

Et c’est précisément ce qui s’est passé qui a débouché sur la création du premier Aguascalientes et de tous ceux qui ont suivi. Je ne crois pas utile de répéter ce qui s’est passé. Et même, je suis presque sûr (et pourtant, je ne suis presque jamais sûr de rien) que quiconque lira ces quelques lignes a eu quelque chose ou beaucoup à voir avec ce qui s’est passé.

Alors, faites un effort et mettez-vous à notre place. Des années entières à se préparer à se servir d’une arme et ne voilà-t-il pas que ce qu’il faut tirer, ce sont des mots. Ça n’a l’air de rien comme ça, et à l’heure où j’écris ces lignes on dirait que cela s’est fait quasi naturellement, comme dans ces syllogismes qu’on nous enseigne en logique. Or croyez-moi, ça n’a pas été facile du tout. Nous avons beaucoup bataillé… et nous continuons à le faire. Mais il se trouve qu’un guerrier n’oublie pas ce qu’il a appris et que, comme je l’ai expliqué auparavant, nous, nous avions appris à écouter et à parler. De sorte que l’histoire, à ce moment-là, fatiguée d’avancer s’est répétée, comme le disait je ne sais plus qui, et que nous nous sommes retrouvés comme au début, à apprendre.

Par exemple, nous avons appris que nous étions différents et qu’il y avait beaucoup d’autres différents de nous, mais aussi différents entre eux. Ce qui fait qu’aussitôt après les bombes (« Ce n’étaient pas des bombes, mais des roquettes », se hâtèrent de préciser à l’époque les intellectuels a-nnexes [2] critiquant les articles de presse qui parlaient de « bombardements des communautés indigènes »), il nous est tombé dessus une telle diversité que nous nous sommes plus d’une fois demandé si finalement il n’aurait pas mieux valu que l’on nous ait taillés en pièces.

Un de nos combattants a très bien exprimé ce que je veux dire, en avril de l’année 1994, en termes très zapatistes. Il venait me rapporter l’arrivée d’un convoi de la société civile. Je lui ai demandé combien ils étaient (il allait bien falloir les installer quelque part) et qui ils étaient (je ne demandais pas leur nom, bien sûr, mais l’organisation ou le groupe auxquels ils appartenaient, le cas échéant). Notre insurgé soupesa dans un premier temps la question, puis la réponse qu’il allait donner. D’habitude, chez nous, ça prend du temps, aussi ai-je allumé ma pipe. Après avoir évalué la question, le compañero répondit : « Son un chingo y son un desmadre » [Ils sont une flopée et c’est un chaos]. Je crois inutile de m’étendre sur l’ensemble quantitatif que représente le concept éminemment scientifique de chingo, mais par desmadre l’insurgé ne prétendait pas émettre un quelconque reproche ou qualifier l’état d’âme des gens qui arrivaient, mais définir la composition du groupe qu’ils formaient. « Comment ça, le chaos ? », lui ai-je rétorqué. « Mais si, il y a de tout, c’est… Il y en a… C’est le chaos », a-t-il fini par me dire pour bien marquer le fait qu’il n’y avait pas de concept scientifique à même de mieux définir la diversité qui venait d’envahir notre territoire rebelle. L’assaut s’est répété en maintes occasions. Parfois, ils étaient effectivement un chingo. Parfois, ils étaient deux chingos ou plus. Mais ce fut toujours, pour employer le néologisme introduit par l’insurgé, un desmadre. À ce moment-là, nous avons clairement pressenti qu’il n’y aurait pas moyen d’y couper : il allait falloir apprendre encore et que cet apprentissage vaille pour le plus grand nombre possible.

Nous avons alors pensé à une sorte d’école où nous serions les élèves et le chaos en question le professeur. Arrivés là, nous étions déjà rendus au mois de juin 1994 (on voit bien qu’il nous faut du temps pour comprendre que nous devons apprendre) et nous étions sur le point de rendre publique la Deuxième Déclaration de la forêt Lacandone, qui appelait à la formation de la Convention nationale démocratique, la CND.

L’histoire de la CND est matière pour un autre récit, je ne la mentionne que pour nous situer dans le temps et dans l’espace. Espace. Oui, l’espace, c’était bien une partie du problème que posait notre apprentissage. Nous avions besoin d’un espace pour apprendre à écouter et à parler avec cette diversité que nous avons appelée « société civile », aussi avons-nous décidé de construire cet espace et de l’appeler Aguascalientes car ce devait être le siège de la Convention nationale démocratique (ainsi nommée en mémoire de la Convention des forces révolutionnaires mexicaines des années vingt du XXe siècle). Mais l’intention de cet Aguascalientes n’en restait pas là. Nous, nous voulions en effet un espace de dialogue avec la société civile ; « dialogue » signifiant également apprendre à écouter les autres et apprendre à leur parler.

L’espace appelé Aguascalientes était cependant né suite à une initiative politique ponctuelle et nombreux sont ceux qui pensèrent qu’une fois l’expérience achevée il perdrait toute raison d’être. Peu de gens, très peu de gens sont revenus à cet Aguascalientes de Guadalupe Tepeyac. Puis est venue la trahison d’Ernesto Zedillo, le 9 février 1995, et notre Aguascalientes fut presque entièrement rasé par l’armée fédérale, qui a même été jusqu’à construire une caserne sur son emplacement.

Mais, s’il y a bien quelque chose qui caractérise les zapatistes, c’est la ténacité – d’autres diraient plutôt « l’ingénuité ». Ce qui fait qu’il ne s’était pas écoulé un an que déjà surgissaient d’autres Aguascalientes en plusieurs endroits du territoire rebelle. À Oventik, à La Realidad, à La Garrucha, à Roberto Barrios et à Morelia. Et cette fois les Aguascalientes ont effectivement été ce qu’ils étaient censés être : des lieux de rencontre et de dialogue avec la société civile mexicaine et internationale. Sans parler des nombreuses occasions où ils furent le siège de grands événements et de rencontres mémorables, ils étaient quotidiennement un lieu où « (ceusses des) sociétés civiles » et zapatistes se rencontraient.

L’histoire ne s’arrête pas là. D’autres Aguascalientes surgirent ailleurs, au Mexique (sans aller bien loin, je pense à la Casa del Lago [la Maison du Lac], fondée par le Cleta, et plus récemment ce que l’on a appelé Ojo de Agua, dans la cité universitaire de l’UNAM, tous deux dans la ville de Mexico), mais aussi dans le monde (le plus récent à Madrid, en Espagne). Ça ne fera sûrement pas plaisir aux personnes qui ont créé ces lieux et les ont fait fonctionner d’apprendre que les zapatistes ont maintenant décrété la mort de ces Aguascalientes. Mais ils auraient tort de se mettre en colère, parce que, avec les zapatistes il n’y a jamais de mort stérile.

Je vous disais que nous nous efforcions d’apprendre de toutes nos rencontres avec la société civile mexicaine et internationale. Mais nous attendions aussi d’elle qu’elle soit capable d’apprendre. Le mouvement zapatiste est né, entre autres, de l’exigence du respect. Or il se trouve que nous n’obtenions pas toujours ce respect. Non que l’on nous ait insultés, ou du moins pas intentionnellement. Il faut cependant comprendre que pour nous la pitié est un affront et l’aumône une gifle. Or ; parallèlement à la création et au fonctionnement de ces lieux de rencontre que furent les Aguascalientes, certains secteurs de la société civile ont cultivé ce que nous appelons le « syndrome de Cendrillon ».

De mon coffre de souvenirs, je reprends aujourd’hui des extraits d’une lettre que j’ai écrite il y a plus de neuf ans :

« Nous ne leur reprochons rien [aux membres de la société civile qui viennent dans les communautés], nous savons qu’ils prennent beaucoup de risques en venant nous voir et en apportant leur aide aux civils d’ici. Ce ne sont pas nos propres manques qui nous affligent, c’est de voir chez d’autres ce que ces autres ne voient pas : la même carence de liberté et de démocratie, le même manque de justice. […] Des quelques bénéfices que nous avons retirés de cette guerre, j’ai conservé un échantillon de cette aide humanitaire apportée aux indigènes chiapanèques, qui nous est parvenu il y a quelques semaines : une chaussure à talon aiguille, de couleur rouge, d’importation, taille 40 et… sans la seconde pour faire la paire. Je l’emporte toujours dans mon sac à dos, pour me rappeler, entre interviews, reportages photo et arsenal de séduction, ce que nous représentons pour ce pays après le 1er janvier : une Cendrillon. […] Ces bonnes gens qui nous envoient en toute sincérité une chaussure rouge à talon aiguille, taille 40, d’importation, sans la seconde, en pensant que pauvres comme nous le sommes nous accepterions n’importe quoi, charité et aumône. Comment dire à toutes ces bonnes gens que non, nous ne voulons pas continuer à vivre en étant la honte du Mexique ? Dans ces contrées qu’on voudrait maquiller pour qu’elles n’enlaidissent pas le reste. Non, nous ne voulons plus continuer à vivre dans de telles conditions. »

C’était en avril 1994. À l’époque, nous pensions que ce n’était qu’une question de temps pour que les gens comprennent que les indigènes zapatistes étaient des êtres dignes qui ne demandaient pas l’aumône mais le respect. L’autre chaussure rouge n’est jamais arrivée, la paire continue d’être incomplète, tandis que dans les Aguascalientes s’accumulent des ordinateurs qui ne servent à rien, des médicaments périmés, des vêtements extravagants (pour nous) ne pouvant même pas servir pour des pièces de théâtre (señas, des madame, comme on les appelle ici) et… Mais oui, encore des chaussures dépareillées ! Il continue de nous arriver des choses semblables, comme si les gens se disaient : « Les pauvres, ils manquent de tout, ça leur servira sûrement à quelque chose, et moi, ça m’encombre. »

Cela ne s’arrête pas là. Il existe une autre aumône plus sophistiquée, celle que pratiquent certaines ONG et certains organismes internationaux. Elle consiste grosso modo à décider ce dont les communautés ont besoin et, sans même les consulter, à leur imposer certains projets, ainsi que les délais et la forme dans lesquels ils sont réalisés. Imaginez le désespoir d’une communauté qui a besoin d’eau potable et à laquelle on refile une bibliothèque, ou celle qui a besoin d’une école primaire et à qui on donne un cours sur les plantes.

Il y a quelques mois, un intellectuel de gauche écrivait que la société civile devait se mobiliser pour obtenir l’application des Accords de San Andrés, parce que les communautés indigènes zapatistes souffraient beaucoup. (Vous saisissez ? Non parce que c’est de bon droit pour les peuples indiens du Mexique, mais pour que les zapatistes ne souffrent plus de privations.)

Minute ! Si les communautés zapatistes le voulaient, elles auraient le meilleur niveau de vie d’Amérique latine. Imaginez combien le gouvernement serait prêt à investir pour obtenir notre reddition et pouvoir faire toutes les photos qu’il veut et tous les spots où le Fox et la Martha se feraient leur pub, tandis que le pays se désagrège entre leurs doigts. Combien n’aurait pas été prêt à donner l’actuel « nouveau fantôme » Carlos Salinas de Gortari pour pouvoir achever son mandat non pas en étant inculpé de l’assassinat de Colosio et de Ruiz Massieu, mais avec un instantané des rebelles zapatistes signant la paix et le Sup livrant son arme (celle dont Dieu l’a muni ?) à celui qui a plongé dans la misère des millions de Mexicains ? Combien n’aurait pas offert Zedillo pour masquer avec l’image de son entrée triomphale à La Realidad la crise économique dans laquelle il a plongé notre pays ? Et combien n’aurait pas été disposé à donner Albores « El Croquetas » pour que les zapatistes acceptent le « remembrement municipal » éphémère qu’il a imposé pendant la farce tragi-comique de son mandat ?

Non. Les offres d’achat de leur conscience n’ont pas manqué, mais les zapatistes continuent à résister, faisant de leur pauvreté (pour qui a appris à voir) une leçon de dignité et de générosité. Nous, les zapatistes, nous disons : « Pour tous, tout, pour nous, rien ! » Et si nous le disons, c’est parce que nous le vivons. La reconnaissance par la Constitution des droits et de la culture indigènes ainsi que l’amélioration de leurs conditions de vie vaut pour tous les peuples indiens du Mexique, pas seulement pour les zapatistes. La démocratie, la liberté et la justice auxquelles nous aspirons, nous les voulons pour tous les Mexicains, pas seulement pour nous.

Nombreux sont ceux à qui nous avons dû répéter avec insistance que la résistance des communautés zapatistes ne cherchait pas à susciter de la pitié, mais le respect. Ici, aujourd’hui, la pauvreté est une arme qu’ont choisie nos peuples, pour deux raisons : pour bien faire comprendre que ce n’est pas de l’assistanat que nous voulons, et pour démontrer, en donnant l’exemple, qu’il est possible de gouverner et de se gouverner sans ce parasite qui se dit gouvernement. Mais bon, la question de la résistance comme forme de lutte n’est pas non plus l’objet de ce texte.

Le soutien que nous demandons, nous le demandons pour construire une petite partie de ce monde où tous les mondes aient leur place. Il s’agit donc d’un soutien politique, et non d’une aumône. Une partie de cette autonomie indigène (à laquelle se réfère d’ailleurs la « loi Cocopa ») est le pouvoir de se gouverner de manière autonome, c’est-à-dire de mener librement le développement harmonieux d’un groupe social. Les communautés zapatistes s’évertuent à tenter de le faire et elles ont démontré en plus d’une occasion qu’elles pouvaient y parvenir bien mieux que ceux qui se prétendent gouvernement. Le soutien aux communautés indigènes ne devrait pas être perçu comme une aide apportée à des handicapés mentaux qui ignoreraient leurs propres besoins (et à qui il faut donc dire ce qu’ils doivent recevoir), pas plus qu’à des enfants à qui il faut dire ce qu’ils doivent manger, et à quelle heure et de quelle manière, ou ce qu’ils doivent apprendre, ce qu’ils doivent dire et ce qu’ils doivent penser (mais je doute qu’il y ait des enfants qui acceptent encore pareil traitement). C’est pourtant le raisonnement tenu par certaines ONG et par une grande partie des organismes internationaux qui financent des projets dans les communautés.

Les communautés zapatistes se montrent responsables au sein de ces projets (il ne manque pas d’ONG qui pourront en témoigner). Ce sont elles qui les mettent en route, qui les font fonctionner et améliorent ainsi le sort de la collectivité, pas des individus. Quiconque apporte son soutien à une ou plusieurs communautés zapatistes soutient non seulement l’amélioration de la situation matérielle d’un collectif, mais aussi un projet beaucoup plus simple et beaucoup plus absorbant : la construction d’un monde nouveau, un monde qui contienne plusieurs mondes, un monde où l’aumône et la pitié pour l’autre appartiendraient aux romans de fiction… ou à un passé qui n’a rien de mémorable ou d’indispensable. Avec la mort des Aguascalientes, c’est également le « syndrome de Cendrillon » de certains parmi « les Société civile [3] » qui périt, ainsi que le paternalisme de certaines ONG mexicaines et d’autres pays. En tout cas, ils sont définitivement morts pour les communautés zapatistes, qui n’accepteront plus de surplus et ne permettront plus que des projets leur soient imposés.

En raison de tout ce qui précède, ainsi que pour d’autres motifs qui seront abordées plus tard, le 8 août 2003, date anniversaire du premier Aguascalientes, sera décrétée la mort bien « mourute » de tous les Aguascalientes. La fête (parce qu’il y a des morts que l’on doit fêter) aura lieu à Oventik et y seront invités tous ceux et toutes celles qui ont soutenu les communautés rebelles, tout au long de ces dix ans, que ce soit avec des projets, avec des campements de la paix et avec des convois ou avec une oreille attentive, avec la parole complice ou avec quoi que ce soit, à condition que ce ne soit pas avec de la pitié ou avec une aumône.

Le 9 août 2003, quelque chose de nouveau va naître. Mais je vous en parlerai demain. Ou plus exactement dans un instant, car c’est le petit matin, ici, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, recoin digne de notre patrie, terre rebelle, antre de transgresseurs de la loi (y compris la loi de la gravité [4]) et toute petite pièce du grand puzzle mondial de la rébellion pour l’humanité et contre le néolibéralisme.

Troisième partie : un nom

Il pleut. Il pleut comme d’habitude en juillet, septième mois de l’année. Je frissonne à côté du foyer et je n’arrête pas de me retourner, comme un poulet rôti sur sa broche, pour essayer de me sécher. La réunion des membres des comités s’est achevée très tard dans la nuit et nous, nous avions établi notre campement à bonne distance du lieu de réunion. Il ne pleuvait pas quand nous en sommes sortis, mais, comme s’il n’attendait que nous, un orage de tous les diables s’est abattu sur nous à mi-chemin du camp, juste quand cela revenait au même de rebrousser chemin ou de continuer. Les insurgés ont rejoint leurs cabanes respectives pour se changer et endosser un uniforme sec. Pas moi. Et pas parce que je suis plus courageux, mais parce que je suis bête : pour alléger un peu mon sac à dos, je n’avais pas pris d’uniforme de rechange. Me voilà donc trempé, à essayer de le sécher à la mode « poulet rôti façon Sinaloa », mais en vain, car de manière inexplicable pour moi ma casquette ressemble à une éponge qui se gonfle d’eau quand il pleut et s’essore toute seule à l’abri. Du coup, dans la cabane où j’ai mon feu, j’ai ma propre pluie. Ce genre de choses incompréhensibles ne me surprend plus. Après tout, nous sommes en terre zapatiste, où les faits inexplicables sont aussi fréquents que la pluie, surtout le septième mois de l’année. Comme si cela ne suffisait pas, j’ai attisé les flammes, et pas au sens figuré, et maintenant le brasier menace de mettre le feu au toit. « Il n’existe pas de maux qui ne puissent empirer », me dis-je, en pensant à un des dictons de Durito [5], et je préfère sortir de là.

Au dehors, la pluie a cessé de tomber du ciel, mais sous ma casquette c’est le déluge. J’essaye d’allumer ma pipe avec le fourneau tête en bas, quand surgit le major Rolando. Il reste à me regarder, puis lève les yeux vers le ciel (qui est depuis longtemps complètement dégagé, avec une lune qui ressemble à s’y méprendre à un soleil de minuit) et son regard se repose sur moi. Devinant sa perplexité, je lui dis : « C’est la casquette. » Rolando me répond « Mmh », ce qui est quelque chose comme « Ah bon ». Entre-temps, d’autres insurgés et insurgées sont arrivés, avec, bien entendu, une guitare (bien sèche, elle), et les voilà partis à chanter. Alors, Rolando et moi, nous nous lançons dans un duo et interprétons La Chancla [la sandale], devant un public déconcerté car le hit-parade local penche plutôt pour les cumbias, les corridos et les rengaines du Nord.

Face à l’échec répété de ma tentative pour percer comme chanteur, je me suis retiré dans un coin et j’ai suivi les sages conseils d’El Monarca, le Monarque [6], qui, en me voyant, à l’instar de Rolando, a regardé le ciel puis a posé les yeux sur moi et m’a simplement lancé : « Enlève la casquette, Sup. » Je l’ai ôtée et, bien entendu, ma pluie individuelle s’est arrêtée aussitôt. Le Monarque a rejoint les autres. Moi, j’ai glissé au capitaine José Luis (qui fait partie de mon escorte) d’aller se reposer, parce que je n’allais pas bouger. Il m’a laissé, mais pas pour se reposer, sinon pour se joindre aux chansonniers.

Je suis donc resté seul, encore à trembloter mais sans pluie qui me tombait dessus. J’ai réessayé d’allumer ma pipe, le fourneau vers le haut, cette fois, ce qui m’a permis de découvrir que mon briquet s’était mouillé et qu’il n’en sortait pas la moindre étincelle. J’ai marmonné : « P. de merde, s’il n’y a même pas moyen que j’allume ma pipe, sûr que s’en est fini de mon sex-appeal. » Je m’étais mis à fouiller dans mes innombrables poches de pantalon, à la recherche d’un briquet sec, et non d’un exemplaire de poche du Kama-sutra, quand une flamme a surgi tout près de moi.

Ayant reconnu le visage du Vieil Antonio derrière la flamme, j’ai approché le fourneau de ma pipe de son allumette enflammée et, tout en aspirant par petits coups, je lui ai dit : « Il fait froid. »

« Il fait froid », a-t-il répondu, après quoi, avec une nouvelle allumette, il a allumé sa cigarette roulée. À la brève lueur de la flamme, le Vieil Antonio m’a regardé, puis a regardé le ciel et s’est de nouveau tourné vers moi, mais il n’a rien dit. Moi non plus. C’est sans doute que le Vieil Antonio est habitué tout comme moi aux mystères dont regorgent les montagnes du Sud-Est mexicain. Le vent s’est brusquement levé et a éteint la flamme, nous laissant seuls sous la lumière d’une lune pareille à un fer de hache élimé, tandis que des brins de fumée entrecoupaient l’obscurité. Nous nous sommes assis sur le tronc d’un arbre mort. Je crois que nous sommes restés un bon moment silencieux, je ne me rappelle plus trop, mais le fait est que sans que je m’en sois rendu compte le Vieil Antonio s’était mis à me raconter…

L’HISTOIRE DE CELUI QUI SOUTENAIT LE CIEL

« Selon nos plus lointains ancêtres, il faut soutenir le ciel pour éviter qu’il ne tombe. Ainsi, le ciel n’est pas vraiment bien ferme, de temps en temps il faiblit, et c’est comme s’il se relâchait d’un seul coup et qu’il se laissait tomber comme tombent les feuilles des arbres et alors il arrive toutes sortes de calamités parce que la milpa prend le mal et la pluie fait des ravages et le Soleil brûle la terre et c’est la guerre qui commande et c’est le mensonge qui gagne la bataille et c’est la mort qui marche et la douleur qui pense.

« Nos plus lointains ancêtres disaient que cela arrive parce les dieux qui firent le monde, les premiers d’entre les premiers, mirent tant d’ardeur à faire le monde que, quand ils l’ont eu terminé, il ne leur restait plus beaucoup de forces pour faire le ciel, le toit de notre maison, et qu’ils l’accrochèrent comme ça sans trop y penser et alors le ciel est posé sur la terre comme une de ces toiles en plastique. Aussi le ciel n’est-il pas bien ferme, sinon que quelquefois c’est comme s’il se détendait. Et il faut que tu saches que quand cela arrive les vents et les eaux sont complètement déboussolés, le feu s’énerve et la terre se met à se lever et à marcher sans trouver d’endroits où retrouver son calme.

« C’est pour cela que ceux qui sont venus avant nous ont expliqué que quatre dieux peints de couleurs différentes revinrent dans le monde et qu’ils se firent géants et qu’ils se disposèrent aux quatre coins du monde pour tenir le ciel afin qu’il ne tombe pas et pour qu’il se tienne tranquille et bien plat, pour que puissent le parcourir sans efforts le Soleil et la Lune et les étoiles et les songes.

« Mais ceux qui sont venus les premiers sur ces terres racontent aussi qu’il arrive parfois à un ou à plusieurs des bacabes, les géants qui soutiennent le ciel, de se mettre à rêver et c’est comme s’il s’endormait ou qu’il était distrait par un nuage et alors il ne tend pas bien son côté du toit du monde, le ciel, et alors c’est comme si le ciel, le toit du monde, se relâchait et comme s’il allait tomber sur la terre, et alors le Soleil et la Lune ne trouvent plus leur chemin plat, et pareil pour les étoiles.

« Il en est ainsi depuis le début des temps, c’est pour cela que les dieux premiers, ceux qui ont accouché le monde, ont chargé l’un de ceux qui soutiennent le ciel de rester vigilant et de lire le ciel pour voir quand celui-ci commence à se détendre et alors il doit s’adresser aux autres qui comme lui soutiennent le ciel pour qu’ils se réveillent et retendent leur côté et que les choses reprennent leur place.

« Et celui-là parmi ceux qui soutiennent le ciel ne dort jamais, il doit toujours veiller et être prêt à réveiller ses semblables quand le mal vient frapper la terre. Et les plus anciens, les plus sages dans la marche et dans la parole, disent qu’un escargot pend sur la poitrine de celui-là parmi ceux qui soutiennent le ciel et qu’avec cet escargot il écoute les bruits et les silences du monde pour voir si tout est comme il faut, et qu’avec cet escargot il appelle les autres qui soutiennent le ciel pour qu’ils ne s’endorment pas ou pour qu’ils se réveillent.

« Et eux qui furent les premiers d’entre les premiers disent que pour ne pas s’endormir celui-là parmi ceux qui soutiennent le ciel va et vient en dedans et en dehors de son propre cœur, à travers les chemins qu’il porte sur la poitrine, et ils racontent, ces rêveurs anciens, que celui-là enseigna aux hommes et aux femmes la parole et l’écriture, parce qu’ils disent que tant que la parole va de par le monde il est possible que le mal s’apaise et que le monde aille comme il faut. C’est ce qu’ils disent.

« C’est pour cela que la parole de celui-là qui ne dort pas, qui est attentif au mal et à ses méfaits, ne va pas directement d’un côté à l’autre mais avance et revient sur ses propres pas, en suivant les lignes du cœur, et marche vers le dehors, en suivant les lignes de la raison, et les sages d’avant disent que le cœur des hommes et des femmes a la forme d’un escargot, et que ceux et celles qui ont le cœur bon et pensent avec lui vont d’un côté et de l’autre, et réveillent les dieux et les hommes pour qu’ils fassent attention à ce que le monde soit comme il faut. Aussi celui qui veille quand les autres dorment se sert-il de son escargot à lui, et il l’emploie pour beaucoup de choses mais surtout pour ne pas oublier. »

En prononçant ces derniers mots, le Vieil Antonio a pris une brindille et a dessiné quelque chose sur le sol. Le Vieil Antonio s’en est allé. Moi aussi. Au levant, le soleil pointe tout juste à l’horizon, comme s’il ne faisait que jeter un œil, comme s’il vérifiait que quiconque veille ne s’est pas endormi et qu’il y a bien quelqu’un pour faire attention à ce que le monde redevienne comme il faut.

Je suis revenu sur les lieux à l’heure du pozole, quand le soleil avait déjà séché la terre et ma casquette. Par terre, à côté du tronc d’arbre, j’ai vu le dessin qu’avait fait le Vieil Antonio. C’était une spirale tracée d’une main ferme. Un escargot.

Le soleil avait déjà effectué la moitié de son trajet quotidien quand j’ai rejoint la réunion des « comité ». La mort des Aguascalientes ayant été décidée la nuit précédente, on décidait maintenant la naissance des Caracoles, les « Escargots », qui devront remplir d’autres fonctions, en plus de celles attribuées aux Aguascalientes déjà moribonds.

Ces Caracoles seront donc comme des portes permettant d’entrer dans les communautés et permettant aux communautés de sortir ; comme des fenêtres pour nous voir dedans et pour que nous puissions voir dehors ; comme des porte-voix permettant d’envoyer au loin notre parole et pour écouter la parole de qui est au loin. Mais surtout, pour nous rappeler que nous devons veiller et être attentifs à la bonne marche des mondes qui peuplent le monde.

Les comités de chaque zone se sont réunis pour donner un nom à leur Caracol respectif, ce qui ne manquera pas d’occasionner des heures de propositions, de discussions sur les traductions, de rires, d’énervements et de votes. Je sais que cela prend du temps. Je me suis donc retiré et j’ai demandé que l’on me prévienne quand un accord aura été trouvé.

De retour au campement, nous avons pris notre repas, puis, un peu après, le Monarque s’est mis à raconter qu’il a trouvé une mare bien « chouette » pour se baigner et tout et tout. Il se trouve que Rolando, qui ne se baigne jamais même si sa vie en dépend, trouve l’idée bonne et dit « ¡Vamos ! ».

Moi, j’ai écouté le Monarque avec scepticisme (ce ne serait pas la première fois qu’il nous jouerait un tour à sa façon), mais de toute manière il faut attendre que ceux des comités se soient mis d’accord. Alors, moi aussi, je dis « ¡Vamos ! ». José Luis dit qu’il nous rejoindra plus tard, parce qu’il n’a pas encore mangé, et les trois autres, à savoir Rolando, le Monarque et ma pomme, nous nous mettons en route. Nous traversons un enclos, et le Monarque dit qu’on y est presque. Nous traversons une milpa, et on y est presque. J’ai glissé à Rolando qu’à mon avis nous allions arriver quand la guerre serait déjà terminée. Le Monarque rétorque que c’est tout près maintenant.

Nous y arrivons enfin. La fameuse mare est un simple gué par où le bétail traverse la rivière. Elle est donc toute boueuse et entourée de partout par de la bouse de vache et du crottin de cheval. Rolando et moi protestons en même temps, mais le Monarque se défend en disant qu’elle n’était pas comme ça la veille. Moi, je lui dis : « Et en plus, il fait froid, moi, j’ai bien l’impression que je ne vais pas me baigner. » Rolando, qui a perdu tout son bel enthousiasme en chemin, rappelle que la saleté protège aussi contre les balles, comme le dit si bien El Piporro, et profère un « Je crois bien que moi non plus ». Le Monarque y va alors d’un discours sur le devoir et je ne sais quoi et « peu importe les privations et les sacrifices » et tout et tout. Moi, je lui rétorque que je voudrais bien savoir ce que le devoir a à voir avec sa saleté de mare, mais lui, du coup, nous assène le coup de grâce et nous lance : « Ah ! Alors, vous vous dégonflez ! »

Je n’en croyais pas mes yeux : Rolando a les dents qui grincent comme un sanglier furieux tandis qu’il se déshabille ; quant à moi, je mords ma pipe en ôtant mes vêtements jusqu’à dévoiler entièrement mon « autre signe particulier ». Et nous nous mettons dans l’eau par pur orgueil. On fait comme si on se baignait, mais la boue nous met les cheveux dans un état à faire baver d’envie le punk le plus radical. Par la suite, José Luis arrive et lance : « Elle est bien pourrie c’te flotte. » À quoi Rolando et moi nous répliquons, en stéréo : « Ah ! Alors, tu te dégonfles ! » Et José Luis de se plonger lui aussi dans la mare boueuse. C’est en sortant que nous nous sommes rendu compte que personne n’avait apporté de quoi se sécher. Comme Rolando a proposé qu’on se sèche tous au soleil, nous avons seulement enfilé nos bottes et remis nos ceinturons et nos pistolets, et nous voilà tous repartis, complètement à poil, notre misère à l’air, à nous sécher avec le soleil.

Soudain José Luis, parti en avant-garde, nous avertit que quelqu’un vient. Nous enfilons nos passe-montagnes et poursuivons. C’était un groupe de compañeras qui allaient laver du linge à la rivière. Évidemment, elles étaient mortes de rire et ont lancé quelque chose dans leur langue. J’ai demandé au Monarque s’il avait compris ce qu’elles disaient. « Voilà le Sup qui passe », me répondit-il. Mouais… Moi, je dis qu’elles m’ont reconnu à cause de la pipe, parce que, croyez-moi sur parole, ce n’est certainement pas à cause de mon « autre » signe particulier.

Avant d’arriver au campement, nous avons fini de nous rhabiller, encore tout trempés, parce qu’il ne fallait pas non plus affoler les insurgées. Nous avons appris à ce moment-là que « les Comité » avaient fini. Chacun des Caracoles avait maintenant un nom.

Le Caracol de La Realidad, formé de zapatistes tojolabals, tzeltals et mams, s’appellera « MADRE DE LOS CARACOLES DEL MAR DE NUESTROS SUEÑOS » [Mère des Caracoles de la mer de nos songes], à savoir : « S-NAN XOCH BAJ PAMAN JA TEZ WAYCHIMEL KU’UNTIK ».

Celui de Morelia, formé de zapatistes tzeltals, tzotzils et tojolabals, s’appellera « TORBELLINO DE NUESTRAS PALABRAS » [Tourbillon de nos paroles], à savoir : « MUC’UL PUY ZUTU’IK JU’UN JC’OPTIC ».

Celui de La Garrucha, formé de zapatistes tzeltals, s’appellera « RESISTENCIA HACIA UN NUEVO AMANECER » [Résistance jusqu’à une aurore nouvelle], à savoir : « TE PUY TAS MALIYEL YAS PAS YACH’IL SACÁL QUINAL ».

Celui de Roberto Barrios, formé de zapatistes chols, zoques et tzeltals, s’appellera « EL CARACOL QUE HABLA PARA TODOS » [Le Caracol qui parle pour tous], à savoir : « TE PUY YAX SCO’PJ YU’UN PISILTIC », en tzeltal, et « PUY MUITIT’AN CHA’AN TI LAK PEJTEL », en chol.

Et celui d’Oventik, formé de zapatistes tzotzils et tzeltals, s’appellera « RESISTENCIA Y REBELDÍA PARA LA HUMANIDAD » [Résistance et rébellion pour l’humanité], à savoir : « TA TZIKEL VOCOLIL XCHIUC JTOYBAILTIC SVENTA SLEKILAL SJUNUL BALUMIL ».

Ce soir, il n’a pas plu et le soleil a pu nous parvenir sans difficultés, parcourant un ciel bien plat jusqu’à la maison qu’il a derrière la montagne. Après, la lune est venue, et, même si cela paraît incroyable, le petit matin a rafraîchi les montagnes du Sud-Est mexicain.

Quatrième partie : un plan

Depuis plusieurs années, les communautés indigènes zapatistes s’efforcent de construire leur autonomie. Pour nous, l’autonomie ne signifie pas la fragmentation d’un pays ou le séparatisme, mais l’exercice du droit de gouverner et de se gouverner, comme le stipule l’article 39 de la Constitution politique des États-Unis du Mexique.

Dès les premiers jours de leur insurrection, et même bien avant, les indigènes zapatistes ont précisé clairement qu’ils étaient mexicains… mais aussi qu’ils étaient indigènes. Cela signifie que nous réclamons la place qui nous revient au sein de la nation mexicaine, mais sans cesser d’être ce que nous sommes.

Le prétendu projet zapatiste d’une « nation maya » n’existe que dans les dossiers des militaires les plus stupides de l’armée fédérale mexicaine. Ils savent bien que la guerre qui est faite contre nous est sans fondements, mais ils emploient ce pauvre argument pour convaincre leurs troupes que, en nous attaquant, c’est le Mexique qu’elles défendent, alors que l’état-major de l’armée et ses services d’intelligence savent pertinemment que l’EZLN n’aspire aucunement à se séparer du Mexique et qu’elle recherche, comme le dit bien son nom, la « libération nationale ».

Il existe effectivement un projet séparatiste du Sud-Est mexicain, mais c’est dans l’application de la doctrine néolibérale sur nos terres, sous l’égide du gouvernement fédéral, qu’il faut le chercher. Le désormais malheureux « Plan Puebla-Panama » n’était rien d’autre qu’un plan de fragmentation de notre pays, qui voulait faire du Sud-Est mexicain le « terrain de chasse » particulier du capital mondial.

Selon ce projet de fragmentation mis en œuvre par le gouvernement (qui constitue d’ailleurs la véritable « feuille de route » des partis politiques) et des trois pouvoirs de l’Union (union qui n’est pas celle dont parle la presse), le Mexique devait être divisé en trois : le Nord, avec ses États incorporés à la logique productrice et commerciale des États-Unis ; le Centre, fournisseur de consommateurs au pouvoir d’achat moyen ou élevé ; le Sud-Sud-Est, territoire à conquérir et où déchaîner l’appropriation des ressources naturelles, toujours plus importantes dans le cadre de la destruction mondialisée : l’eau, l’air et la terre (forêts, pétrole, uranium… et habitants).

Pour schématiser, on pourrait dire que ce plan veut faire : du Nord, une gigantesque maquila, un polygone d’ateliers industriels ; du Centre, un énorme mall, un centre commercial, « lieu de vie » moderne ; et du Sud-Sud-Est, une immense finca, une gigantesque exploitation agricole.

Cependant, les plans tracés sur le papier et la réalité sont deux choses distinctes. La voracité de la haute finance, la corruption de la classe politique, l’incompétence des pouvoirs publics et la résistance croissante de groupes, collectivités et communautés, ont empêché qu’un tel plan puisse être appliqué comme prévu, mais ont aussi fait que partout où il a été mis en place il ait la solidité d’un décor de théâtre de marionnettes.

Les « suicides » ont l’air d’être à la mode pour le pouvoir, pourtant on ne saurait mieux qualifier le plan des politiciens et grands patrons pour notre pays : c’est du suicide.

La mondialisation de l’argent exige la destruction de l’État national. Un État qui, pendant longtemps, a été (entre autres) un bunker où trouvaient refuge les capitaux locaux pour subsister et croître. Aujourd’hui, il ne reste plus de ce refuge que quelques décombres.

À la campagne, les petits et moyens producteurs ont succombé un à un face aux grandes exploitations agricoles. Ils ne tarderont guère à être suivis par les grands producteurs. À la ville, les malls, c’est-à-dire les centres commerciaux, suppriment le petit et le moyen commerce, mais ils « phagocytent » aussi le grand commerce national. Et ne parlons pas de l’industrie nationale, qui en est déjà à l’article de la mort.

Face à cette situation, les bailleurs de fonds mexicains ont appliqué une stratégie naïve, pour ne pas dire stupide. Ils ont réparti leurs prébendes sur toute la largeur du spectre des partis politiques, croyant ainsi s’assurer que la couleur de qui gouverne n’aurait aucune importance, parce que ce serait toujours au service de la couleur de l’argent. Aussi les grands patrons mexicains financent-ils aussi bien le PRI que le PAN ou le PRD ou tout autre parti politique qui ait quelque possibilité de faire partie du montage gouvernemental et parlementaire.

Quand ils se réunissent (comme au bon vieux temps de la mafia italo-américaine, les mariages sont couramment le prétexte permettant à ces grands seigneurs de conclure des accords et de régler leurs conflits), les seigneurs mexicains de l’argent se félicitent mutuellement : ils ont dans leurs poches l’ensemble de la classe politique du pays.

J’ai pourtant une mauvaise nouvelle à leur annoncer. Comme le montre le scandale des « Amis de Fox », qui circulait jusqu’ici à mots couverts, l’argent qui compte vraiment vient d’ailleurs. Quand celui qui paye commande, celui qui paye plus commande plus. Les hommes politiques en question feront donc passer des lois en mesure du chèque qu’ils toucheront. Tôt ou tard, les grands capitaux étrangers s’empareront de tout, en commençant par mener à la ruine ou par absorber ceux qui possèdent le plus, confortablement protégés par des lois ad hoc. Les hommes politiques sont depuis longtemps les employés dociles… du plus offrant. Les grands patrons mexicains ont tort de penser que l’argent étranger se contentera de l’industrie électrique et du pétrole. Le nouveau pouvoir mondialisé veut tout. Les capitaux nationaux ne seront bientôt plus qu’un souvenir empreint de nostalgie et avec beaucoup de chance ces financiers devront se contenter d’un poste de cadre dirigeant dans un quelconque comité directeur.

Le capital national agonisant est saisi de terreur, dans son aveuglement historique, devant tout ce qui ressemble à une organisation sociale. Les riches équipent leurs luxueuses résidences de systèmes d’alarme sophistiqués, parce qu’ils craignent que d’en bas surgisse la main qui va leur arracher tout ce qu’ils possèdent. En faisant usage de leur droit à la paranoïa, sans le savoir les Mexicains riches révèlent la véritable source de leur prospérité, mais aussi leur courte vue. Ils seront dépouillés de leurs biens, c’est vrai, mais pas par une éventuelle fureur populaire, sinon par une cupidité plus vorace que la leur, celle de ceux qui sont riches parmi les riches. Le malheur ne s’abattra pas sur eux en prenant d’assaut, à l’aube, leurs résidences de luxe, il viendra sonner à la porte principale, aux heures de bureau. Le voleur qui leur fait si peur n’a pas les traits du pauvre, mais ceux du banquier prospère.

Ceux qui prendront tout aux Slim, aux Zambrano, aux Romo, aux Salinas Pliego, aux Azcárraga, aux Salinas de Gortari et aux autres familles de l’univers élitiste des grandes fortunes mexicaines ne parlent pas le tzeltal, le tzotzil, le chol ou le tojolabal. Ils n’ont pas non plus la peau sombre. Ils ne parlent d’ailleurs même pas l’espagnol. Ils parlent anglais, ont la peau couleur vert dollar et étudient dans les universités à l’étranger. Ce sont des voleurs aux manières raffinées.

C’est pourquoi leurs armées et leurs polices ne serviront à rien. Leurs sbires se préparent et se retranchent pour affronter des forces rebelles alors que leur plus grand ennemi, celui qui les anéantira totalement, professe la même idéologie : le capitalisme sauvage.

De son côté, la classe politique traditionnelle a déjà commencé à être déplacée. En effet, quand l’État est conçu comme une entreprise, il vaut mieux le confier à des gestionnaires qu’à des hommes politiques. D’ailleurs, dans la néo-entreprise « Etatnational.com », l’art de la politique n’a plus cours.

Les hommes politiques taillés à l’ancienne s’en sont déjà rendu compte et ils cherchent à se retrancher dans leurs fortins régionaux ou locaux respectifs, mais l’ouragan néolibéral ira aussi les débusquer dans leur retraite.

Entre-temps, le capital national poursuivra ses festins plantureux. Sans se rendre compte que l’un des invités est peut-être son futur fossoyeur.

Aussi est-ce en vain que certains espèrent que la défense de l’État national vienne du patronat mexicain, des hommes politiques ou des « institutions de la République ». Les uns et les unes comme les autres sont ivres de pouvoir faire partie de l’hologramme du pouvoir national, sans se rendre compte qu’ils seront bientôt expulsés de ce qu’ils croient être leur propriété.

Nous, les zapatistes, nous nous sommes référés en diverses occasions au Plan Puebla-Panama comme à quelque chose de mort et enterré. C’est pour plusieurs raisons.

L’une est que ledit plan a déjà été saboté et que la moindre tentative de l’implanter ne fera qu’accentuer encore les révoltes sociales.

Une autre est que ce plan voudrait nous faire admettre qu’au nord et au centre de notre pays les cartes sont déjà jouées et que personne ne s’y oppose. C’est faux. Les chemins de la résistance et de la rébellion sillonnent l’ensemble du territoire national, et affectent aussi aujourd’hui les endroits où il semblait que la modernité avait définitivement triomphé.

Une autre encore est que, en tout cas dans les montagnes du Sud-Est mexicain, on ne permettra jamais, sous aucun prétexte, son application.

Nous ne voyons quant à nous aucun inconvénient à ce que Derbez et Taylor continuent à tromper les industriels avec ce plan ou que divers fonctionnaires perçoivent un salaire pour plancher sur un cadavre. Nous nous contentons d’avertir, libre ensuite à chacun de croire ce qu’il veut.

Le plan principal du gouvernement n’est pas le Plan Puebla-Panama. Il ne sert qu’à occuper une partie des bureaucrates et à faire prendre des vessies pour des lanternes aux patrons mexicains, en leur faisant avaler que le gouvernement va vraiment enfin faire quelque chose pour assainir l’économie.

Non, le plan principal du couple présidentiel [7] est totalement distinct du « PPP ». Il consiste à démanteler les maigres défenses de l’économie mexicaine, à livrer le pays pieds et poings liés au désordre mondialisé et à atténuer autant que faire se peut, par des sermons et des aumônes, les conséquences brutales d’une guerre mondiale qui a déjà ravagé plusieurs pays.

En son temps, le projet du gouvernement de Carlos Salinas de Gortari, qui devait se prolonger au-delà de son mandat sexennal, c’était le Pronasol (souvenez-vous que l’on avait même commencé à former le « parti solidarité »). Aujourd’hui, sous le « foxisme », c’est la Fondation Vamos México, dirigée par Martha Sahagún de Fox. Le Pronasol n’était rien d’autre qu’une aumône institutionnalisée. Vamos México émet en plus une forte odeur de moisi.

Les plans gouvernementaux sont généralement compliqués et retentissants, mais la seule chose que cache tout leur verbiage, c’est le salaire gonflé des fonctionnaires impliqués. De tels plans ne servent qu’à justifier bureaux et officines, à émettre des communiqués de presse et à donner l’impression que l’on fait quelque chose pour les gens.

Ceux qui commandent en commandant oublient que la principale vertu d’un bon plan réside dans sa simplicité.

Alors, face au Plan Puebla-Panama en particulier, et en général contre tout plan global de fragmentation de la nation mexicaine, l’Armée zapatiste de libération nationale lance aujourd’hui son… Plan La Realidad-Tijuana (dont l’acronyme est « RealiTi »).

Ce plan consiste à relier toutes les résistances au sein de notre pays et, avec elles, à reconstruire la nation mexicaine par le bas. Dans tous les États de la Fédération, il existe des hommes, des femmes, des enfants et des anciens qui ne se rendent pas et qui luttent, même dans l’anonymat, pour la démocratie, la liberté et la justice. Notre plan consiste à parler avec eux et à les écouter.

Le Plan La Realidad-Tijuana ne jouit d’aucun budget, n’emploie aucun fonctionnaire et n’a pas de siège social. Il n’est formé que des gens qui résistent contre la dépossession, là où ils sont, en leur temps et à leur façon, et il rappelle que notre patrie n’est pas une entreprise avec des succursales partout, mais une histoire commune. Et que l’histoire ce n’est pas seulement le passé. C’est aussi, et surtout, l’avenir.

Comme dans l’air connu El Caballo blanco, mais en clair-obscur, et partant un dimanche de La Realidad (et non de Guadalajara), la parole et les oreilles zapatiste traverseront l’ensemble du territoire national, de Cancun et Tapachula à Matamoros et La Paz, arriveront à Tijuana au lever du jour, passeront par Rosarito et ne se coucheront pas avant d’avoir atteint Ensenada.

Ce n’est pas tout. Attendu que notre modeste ambition est de contribuer à construire un monde où plusieurs mondes auront leur place, nous avons aussi un plan pour les cinq continents.

Pour le nord du continent américain, nous avons le Plan Morelia-pôle Nord, qui comprend les États-Unis et le Canada.

Pour l’Amérique centrale, les Caraïbes et l’Amérique du Sud, nous avons le Plan La Garrucha-Terre de Feu.

Pour l’Europe et l’Afrique, nous avons le Plan Oventik-Moscou (en marchant vers l’est) qui passe par Cancun en septembre prochain.

Pour l’Asie et l’Océanie, nous avons le Plan Roberto Barrios-New Delhi (en marchant vers l’ouest).

Pour les cinq continents, le plan est le même : la lutte contre le néolibéralisme et pour l’humanité.

Pour les galaxies aussi, nous avons un plan ! Mais nous ne savons pas encore quel nom lui donner. (la Terre-Alpha du Centaure ?). Notre plan intergalactique est aussi simple que les précédents et consiste, en gros, à ce qu’il n’y ait aucune honte à se dire « être humain ».

Inutile de préciser que nos plans comportent de nombreux avantages. Ils ne sont pas chers, ils n’ont aucun directeur et ils peuvent être appliqués sans avoir à couper de rubans, sans cérémonies ennuyeuses, sans statues et sans que l’orchestre se retienne de jouer ce qu’il veut ; un petit coup de cumbia et hop, quand les participants sont bien accrochés, ce morceau qui dit « Ya se mira el horizonte… » [8].

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Juillet 2003.
Chiapas, Mexique, continent américain, planète Terre, système solaire, galaxie…
Galaxie… Zut ! Comment s’appelle donc notre galaxie ?

P-S : Tant que l’on parle de plans pervers. Le 25 juillet, cela fera neuf ans qu’a été commis l’attentat contre le cortège d’Amado Avendaño, alors candidat au poste de gouverneur du Chiapas. Cet attentat coûta la vie aux militants de la lutte sociale Agustin Rubio, Ernesto Fonseca et Rigoberto Mauricio. La justice n’a pas encore été rendue. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais nous, nous n’oublions pas.

Cinquième partie : une histoire

L’histoire des communes autonomes rebelles zapatistes est relativement courte. Elle n’a que sept ans et entre dans sa huitième année. Leur création avait été annoncée à l’occasion de la rupture de l’encerclement militaire, en décembre 1994, mais ces communes autonomes rebelles zapatistes (les Marez – Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas) ont mis un moment avant de véritablement voir le jour.

Aujourd’hui, l’exercice de l’autonomie indigène est une réalité en terre zapatiste et nous sommes fiers de pouvoir dire qu’elle est l’œuvre des communautés elles-mêmes. L’EZLN s’est limitée à accompagner ce processus et à intervenir en cas de conflits ou de dérives. C’est ce qui explique que la voix de l’EZLN ne coïncidait pas avec celle des communes autonomes. Ce sont elles qui exprimaient directement leurs exigences, leurs protestations, leurs éclaircissements, leurs accords ou leurs jumelages (plus d’une commune autonome rebelle zapatiste est en effet en rapport étroit avec des communes d’autres pays, surtout d’Italie). Si ces communes autonomes ont demandé aujourd’hui à l’EZLN d’être leur porte-parole, c’est qu’elles sont entrées dans un stade supérieur d’organisation et que, cette expérience s’étant généralisée, il n’incombe plus à une seule commune, ou à plusieurs d’entre elles, d’annoncer leurs décisions. C’est suite à un tel accord que l’EZLN a été chargée de faire connaître publiquement les changements survenus.

Les problèmes qui se sont posés aux communes autonomes dans la période écoulée ont été essentiellement de deux sortes : ceux qui se réfèrent à leur relation avec la société civile mexicaine et internationale, et ceux qui concernent leur autonomie, c’est-à-dire leurs relations avec les communautés zapatistes et non zapatistes.

En ce qui concerne leur relation avec la société civile mexicaine et internationale, le problème principal est qu’il existe un déséquilibre dans le développement des communes autonomes, dans celui des communautés qui sont comprises dans ces communes et même dans les familles zapatistes qui y vivent. À savoir, les communes autonomes les plus connues (comme le sont celles qui étaient le siège des Aguascalientes, aujourd’hui défunts) ou les plus faciles d’accès (car plus près des agglomérations ou accessibles par la route) reçoivent plus de soutien et plus de projets. Il en va de même pour les communautés : les plus connues et celles qui se trouvent à proximité d’une voie de circulation bénéficient de plus d’attentions de la part des « Société civile ».

Pour ce qui est des familles zapatistes, il se trouve que quand la société civile visite une communauté ou y travaille à un projet ou y installe un camp de la paix, une relation spéciale s’établit généralement avec une ou plusieurs familles de la communauté concernée. Logiquement, il en résulte que, à cause de commandes passées, de cadeaux ou d’attentions particulières, ces familles-là en retirent plus d’avantages que les autres, même si celles-ci sont toutes zapatistes. De même, il n’est pas rare que les personnes interlocutrices de la société civile, en raison de leur charge, de leur rôle au sein d’une communauté, d’une commune autonome, d’une région ou d’une zone, bénéficient d’une attention spéciale et reçoivent des cadeaux qui font jaser les autres membres des communautés et qui ne respectent pas le critère zapatiste « à chacun selon ses besoins ».

Je dois préciser qu’il ne s’agit ni de relations perverses ni de ce que quelqu’un s’est permis d’appeler hautainement une « contre-insurrection bien intentionnée », mais de quelque chose de naturel dans les relations humaines. Cependant, cela peut provoquer des déséquilibres dans la vie communautaire quand il n’existe pas de contrepartie à cette attention privilégiée.

En ce qui concerne leur relation avec les communautés zapatistes, notre « commander en obéissant » a été appliqué sans distinction. Les autorités doivent s’assurer que les accords des communautés sont respectés et elles doivent informer régulièrement de leurs décisions, le « poids » de la collectivité ainsi que le « bouche à oreille », qui fonctionne dans toutes les communautés, constituant un gardien difficile à esquiver. Il n’empêche qu’il y a quand même des gens qui trouvent le moyen de tromper cette vigilance et de se laisser corrompre, sans que cela aille très loin cependant. Il est en effet impossible de cacher un enrichissement illicite dans les communautés, les responsables étant châtiés en étant obligés de collectiviser et de rendre à la communauté ce qu’ils se sont indûment approprié.

Quand une « autorité » sort du droit chemin, se corrompt ou, pour employer un terme de chez nous, « está de haragán » [tire au flanc], on lui retire sa charge, son mandat, et elle est remplacée. Dans les communautés zapatistes, la charge d’être une autorité n’est en aucune façon rémunérée (pendant tout le temps qu’une personne est l’autorité, elle est prise en charge par la communauté), elle est conçue comme un travail effectué pour le bien de la collectivité et suit une rotation. D’autre part, il n’est pas rare qu’elle soit utilisée par la collectivité pour sanctionner la négligence ou le manque d’intérêt de l’un de ses membres. C’est ce qui arrive, par exemple, quand une personne vient très peu aux assemblées communautaires et qu’elle est punie en se voyant confier une charge comme agent municipal ou responsable de l’ejido.

Cette « forme » d’autonomie (que je résume ici à l’extrême) n’est ni une invention ni un apport de l’EZLN. Elle vient de bien plus loin et cela faisait déjà un bon moment qu’elle était en place quand a été fondée l’EZLN, quoique seulement au niveau de chaque communauté.

C’est en raison de la croissance démesurée de l’EZLN (à la fin des années 1980, comme je l’ai expliqué antérieurement) que cette pratique est passée du niveau local au régional. Fonctionnant avec des responsables au niveau local (des personnes chargées de l’organisation de chaque communauté), au niveau régional (un groupe de communautés) et de zone (un groupe de régions), l’EZLN a pu constater que, de façon naturelle, les personnes qui n’effectuaient pas correctement leurs tâches étaient remplacées par d’autres. Sauf en ce qui concerne l’EZLN, étant donné que c’est une organisation politico-militaire, où le commandement prend la décision finale.

Je me réfère au fait que la structure militaire de l’EZLN « contaminait » d’une certaine manière une tradition de démocratie et d’autonomie. L’EZLN était, pour ainsi dire, un des éléments « antidémocratiques » dans un rapport de démocratie directe communautaire (l’Église constitue un autre élément antidémocratique, mais c’est un thème à aborder dans un autre texte).

Quand les communes autonomes ont entamé leur existence, l’autonomie est non seulement passée du local au régional, mais elle s’est aussi délestée (de façon tendancielle) de « l’ombre » de la structure militaire. L’EZLN n’intervient en rien dans la désignation ou la destitution des autorités autonomes. Elle s’est cependant limitée à signaler – étant donné que l’EZLN, par principe, ne lutte pas pour prendre le pouvoir – qu’aucun des chefs et gradés militaires ou membres du Comité clandestin révolutionnaire indigène ne peut occuper une charge d’autorité dans une communauté ou dans une commune autonome. Ceux et celles qui souhaitent participer aux gouvernements autonomes doivent renoncer définitivement à tout rôle organisateur au sein de l’EZLN.

Je ne vais pas m’étendre très longtemps sur le fonctionnement des Conseils autonomes. Leurs actes parlent fort bien pour eux (leur modo, leur méthode, comme nous disons, nous) et il ne manque pas de témoins « Société civile » mexicains ou d’autres pays qui les ont vus fonctionner et travaillent directement avec eux.

Je ne voudrais cependant pas donner l’impression qu’il s’agit de quelque chose de parfait et qu’on l’idéalise. Sur les territoires zapatistes, le « commander en obéissant » est une tendance, qui n’est pas sans connaître des hauts et des bas, des contradictions et des déviations, mais c’est une tendance dominante. Que cette tendance ait bénéficié aux communautés, j’en veux pour preuve qu’elles ont pu survivre à des persécutions, à un harcèlement et à une pauvreté rarement rencontrés dans l’histoire du monde. Sans parler du fait que les conseils autonomes sont parvenus, avec le soutien fondamental des « Société civile », à mener une tâche titanesque : construire les conditions matérielles de la résistance.

Chargés de gouverner un territoire en rébellion, c’est-à-dire sans quelque appui que ce soit des institutions, et soumis aux persécutions et au harcèlement de l’armée fédérale, les conseils autonomes ont déployé leurs batteries dans deux directions essentielles : la santé et l’éducation.

En ce qui concerne la santé, ils ne se sont pas contentés de construire des cliniques et des pharmacies (toujours avec l’appui des « Société civile », ne l’oublions pas), ils ont également formé des agents de santé et poursuivent des campagnes permanentes d’hygiène communautaire et de prévention des maladies.

Entre parenthèses, un jour une de ces campagnes m’a presque valu d’être critiqué en assemblée (je ne sais pas si vous savez ce que c’est que d’être critiqué dans une assemblée, mais si vous ne le savez pas, qu’il suffise de dire que l’enfer ne doit pas être très différent) et d’être « regardé » par la communauté (c’est-à-dire que les gens vous « regardent », mais avec un de ces regards qui donnent le frisson ; comme au purgatoire, quoi). Je crois bien que c’était à La Realidad, où j’étais de passage et où je devais passer la nuit dans une des cabanes prévues par les compas pour ce genre d’occasion. Ce jour-là, « ceusses du comité de santé » de la communauté sont passés vérifier les toilettes de toutes les maisons (aux termes d’un accord, les toilettes devaient être régulièrement couvertes de chaux et de cendres pour éviter la prolifération de maladies). Vous vous en doutez, bien entendu nos toilettes n’avaient ni chaux ni cendres. Les « Comité de santé » m’ont aimablement déclaré : «  Compañero sous-commandant insurgé Marcos, nous vérifions les toilettes par accord de la communauté et dans vos toilettes il n’y a ni chaux ni cendres alors vous devrez en mettre et demain nous repasserons pour voir si c’est fait. » Moi, j’ai commencé à bredouiller quelque chose à propos du voyage, de mon cheval boiteux, des communiqués, des mouvements de troupes, des paramilitaires et je ne sais plus quoi d’autre. Les « Comité de santé » m’ont écouté patiemment jusqu’à ce que j’aie eu terminé de parler, puis m’ont dit : « C’est tout, camarade sous-commandant insurgé Marcos. » Vous pouvez être sûr que le lendemain, quand les « Comité de santé » sont passés, les toilettes avaient leurs cendres, leur chaux, leur sable et que s’il n’y avait pas de ciment c’est parce que je n’en ai pas trouvé, parce que, sinon, je les aurais scellées à jamais ces maudites toilettes.

Dans le domaine de l’éducation, dans des terres où il n’y avait pas d’écoles et encore moins de professeurs, les conseils autonomes (avec l’appui des « Société civile », je ne me lasserai pas de le répéter) ont construit des écoles, formé des promoteurs d’éducation et, dans certains cas, ont été jusqu’à créer leurs propres contenus éducatifs et pédagogiques. Manuels d’alphabétisation et livres de texte sont élaborés par les compas « Comité d’enseignement » et par les promoteurs, accompagnés par des « Société civile » qualifiés en la matière. Dans certaines régions (pas dans toutes, certes), on a été en mesure de faire que des petites filles assistent aux cours alors qu’elles sont traditionnellement exclues de l’accès aux connaissances, depuis les temps ancestraux. Même si l’on est parvenu à empêcher que les femmes continuent d’être vendues et à faire qu’elles puissent aujourd’hui choisir librement leur compagnon, il existe encore sur les terres zapatistes ce que les féministes appellent « discrimination de genre ». La « loi révolutionnaire des femmes » est encore loin d’être totalement respectée.

Toujours en ce qui concerne l’éducation, dans certaines régions, les bases zapatistes ont passé des accords avec des professeurs de la section démocratique du syndicat des enseignants (ceux qui ne sont pas avec Gordillo, quoi) pour qu’ils ne fassent pas de contre-insurrection et qu’ils respectent les contenus recommandés par les conseils autonomes. Zapatistes comme ils le sont, ces professeurs démocratiques ont accepté cet accord et l’ont appliqué au pied de la lettre.

Les services de santé ne touchent pas toutes les communautés zapatistes, c’est vrai, pas plus que les services éducatifs, mais la plupart d’entre elles, la majorité, ont déjà les moyens de se procurer un médicament, de soigner un malade et éventuellement de l’emmener en ville en cas de maladie ou d’accident graves. L’alphabétisation et l’école primaire en sont encore à se généraliser, mais une région possède déjà une école secondaire autonome : celle-ci accorde d’ailleurs ces jours-ci le diplôme de fin d’étude à une nouvelle génération composée d’hommes et, attention, de femmes indigènes.

Il y a quelques jours, quelqu’un m’a montré les diplômes et les certificats de fin d’études de l’École secondaire rebelle autonome zapatiste. À mon humble avis, ils devraient les fabriquer en chewing-gum, parce que leur en-tête dit : « EZLN. Armée zapatiste de libération nationale ». Après quoi on lit (en « castillo [9] » et en tzotzil) :

« Le système éducatif rebelle autonome zapatiste de libération nationale (indiquant celui qui fonctionne dans les Altos de Chiapas car d’autres zones ont un autre système éducatif) certifie que l’élève Untel ou Unetelle a suivi de façon satisfaisante les trois niveaux de la Secondaire autonome, selon les plans et programmes zapatistes en vigueur dans l’ESRAZ, l’École secondaire rebelle autonome zapatiste “1er Janvier 1994”, et y a obtenu une moyenne générale de —. Au vu de quoi notre système éducatif le (la) remercie de ses efforts, de sa contribution à la lutte de résistance et l’invite à partager avec nos communautés ce que la communauté lui a donné. »

Et après, il est écrit : « Pour une éducation libératrice ! Pour un enseignement scientifique et populaire ! Je me mets au service de ma communauté. » Ce qui fait qu’en cas d’arrestation, par exemple, les élèves en question ne pourront pas montrer fièrement leur diplôme mais devront aussitôt l’avaler, d’où il vaudrait mieux qu’il soit en chewing-gum. Il y a aussi le bulletin scolaire (intitulé « Reconnaissance ») où on peut lire les matières étudiées (en réalité, il s’agit d’areas, de « domaines », pas de matières) : Humanités, Sport, Arts, Réflexion sur la réalité, Sciences sociales, Sciences naturelles, Réflexion sur la langue maternelle, Communication, Mathématiques et Production et services à la communauté. Il n’y a que deux évaluations : A (domaine approuvé) et ANA (domaine non approuvé). Je me doute bien que toutes les Ana [10] de par le monde vont se sentir vexées, mais je n’y peux plus rien car, comme je vous l’ai dit, les Autonomes sont autonomes.

L’éducation est gratuite et les « Comité d’éducation » font tout leur possible (je répète : avec le soutien des « Société civile ») pour que tous les élèves aient un cahier et un crayon, sans rien avoir à débourser.

On fait des efforts pour que dans le domaine de la santé tout soit gratuit également. Dans certaines cliniques zapatistes, on ne fait payer aux compañeras et compañeros ni la visite, ni les médicaments, ni l’opération (dans le cas où elle serait nécessaire et où il est possible de la réaliser sur place) ; pour le reste, on ne fait payer que le prix du médicament, pas la visite ou les soins. Nos cliniques bénéficient du soutien et de la participation directe de spécialistes, de chirurgiens, de docteurs et de doctoresses, d’infirmiers et d’infirmières de la société civile mexicaine et d’autres pays, ainsi que d’étudiants et de stagiaires en médecine et en odontologie de l’UNAM et d’autres instituts d’études supérieures. Ils ne sont pas payés et il n’est pas rare qu’ils y soient de leurs poches.

Je sais que plus d’une personne parmi vous trouve que ça commence à ressembler à un rapport du gouvernement et qu’il n’y manque plus que « le nombre de pauvres a baissé » ou une « foxade » du même tonneau. Mais non, ici, le nombre de pauvres a augmenté, parce que le nombre de zapatistes a augmenté et que cela marche ensemble.

C’est pourquoi je tiens à souligner que tout cela s’effectue dans des conditions d’extrême pauvreté, de carences et de manque de moyens techniques et de connaissances. Sans compter que le gouvernement fait tout son possible pour bloquer les projets venant d’autres pays.

Il n’y a pas longtemps, des « Société civile » me parlaient des tribulations qu’ils avaient endurées pour pouvoir apporter un congélateur fonctionnant à l’énergie solaire. Leur projet consiste à pouvoir vacciner les enfants, mais la majorité des communautés n’ont pas l’électricité – et quand elles l’ont, elles n’ont pas de réfrigérateur. Un congélateur permettrait donc de conserver les vaccins jusqu’à ce qu’ils puissent être injectés à ceux qui en ont besoin. Eh bien, pour pouvoir apporter le fameux congélateur, ils ont dû effectuer un nombre incalculable de démarches bureaucratiques et, après enquête, il s’est trouvé que le seul organisme qui avait le droit d’importer de l’étranger tout ce qu’il voulait et de manière rapide, c’était la Fondation Vamos México de Martha Sahagún de Fox ! Il était évidemment hors de question de passer par cette agence de publicité. Mais bon, toutes les démarches administratives ont été dûment effectuées et, même si cela doit prendre du temps, le congélateur sera installé et on aura les vaccins.

En dehors de l’éducation et de la santé, les conseils autonomes s’occupent aussi des problèmes de la terre, du travail et du commerce, où des progrès sont faits. Ils s’occupent également des questions de logement et d’alimentation, et à ce niveau nous en sommes au tout début. Là où ça va assez bien, c’est au niveau de la culture et de l’information. Sur le plan de la culture, on promeut surtout la défense de la langue et des traditions culturelles. Sur celui de l’information, plusieurs stations de radio zapatistes émettent des bulletins d’information en langue locale. Elles émettent aussi, entrecoupés de musique de toute sorte, des messages recommandant aux hommes le respect des femmes et appelant les femmes à s’organiser et à exiger le respect de leurs droits. Et, soit dit en passant, notre couverture de la guerre en Irak a été bien meilleure que celle de CNN (ce qui ne signifie finalement pas grand-chose, à y regarder de plus près).

Les conseils autonomes administrent également la justice. Le résultat est irrégulier. Dans certains endroits (à San Andrés Sakamch’en de los Pobres, par exemple), même les partisans du PRI s’adressent à l’autorité autonome, parce que, disent-ils, « eux écoutent et résolvent vraiment “la” problème ». Ailleurs, cela ne se fait pas sans heurts, comme je vais l’expliquer.

Si l’on peut dire que la relation des conseils autonomes avec les communautés zapatistes comporte bien des contradictions, leur relation avec des communautés non zapatistes occasionne constamment des frictions et des affrontements.

Dans les bureaux des ONG qui s’occupent de la défense des droits humains (mais aussi au Commandement général de l’EZLN) s’accumulent les plaintes déposées contre des zapatistes pour prétendues violations de ces droits, injustices et comportements arbitraires. Quand c’est le Commandement général qui reçoit ces plaintes, elles sont renvoyées aux comités de zone pour qu’ils en vérifient la véracité et, lorsqu’elles sont justifiées, pour résoudre le problème en réunissant les parties afin de parvenir à un accord.

Par contre, quand elles parviennent aux organismes de défense des droits humains, une certaine confusion règne parce qu’il n’est pas évident de savoir à qui s’adresser : à l’EZLN ou aux conseils autonomes ?

Ils ne se trompent pas (ces organismes) parce que ce n’est effectivement pas clair. Il existe aussi le problème de la différence entre droit commun et ce que l’on appelle les « us et coutumes », pour reprendre le terme employé par les juristes, ou le « chemin de la bonne pensée », comme nous disons, nous. Les problèmes liés à ce dernier doivent être résolus par ceux qui ont fait de la défense des droits humains toute leur vie. Ou bien, comme dans le cas de Digna Ochoa, leur mort (pour le procureur spécial chargé de l’enquête, elle n’était qu’une simple employée de bureau – comme si une employée de bureau comptait moins que les autres –, mais pour les personnes persécutées politiquement, elle était, et est encore, un défenseur). Pour ce qui est de savoir précisément à qui il faut s’adresser pour déposer ces plaintes, c’est aux zapatistes de le définir clairement. Dans les jours qui vont suivre, nous ferons savoir comment nous comptons faire pour résoudre cette question.

Comme on le voit, les problèmes auxquels doit s’affronter l’autonomie indigène en territoire zapatiste ne manquent pas. Pour tenter de remédier à certains d’entre eux, d’importants changements ont été effectués affectant la structure et le fonctionnement de cette autonomie. Je vous en parlerai un peu plus tard car pour l’instant je voulais seulement vous donner un bref aperçu de là où nous en sommes.

On doit ces longues explications au fait que la construction de cette autonomie indigène n’a pas seulement été l’œuvre des zapatistes. Il est exact que la conduite de l’ensemble de ce processus a été exclusivement le fait des communautés, mais sa réalisation a impliqué le soutien de beaucoup d’autres personnes.

Tandis que le soulèvement du 1er janvier 1994 a été possible grâce une conspiration impliquant la complicité de dizaines de milliers d’indigènes, la construction de l’autonomie en territoire rebelle, elle, est possible grâce à la complicité de centaines de milliers de personnes de différentes couleurs, de différentes nationalités, de différentes cultures et de différentes langues. Bref, de mondes différents.

Elles et eux, par leur soutien, ont rendu possible (pour ce qui est des bonnes choses, les mauvaises étant sous notre seule responsabilité), sans qu’une solution soit enfin apportée à leurs exigences, que s’améliorent quelque peu les conditions de vie des indigènes rebelles et, surtout, qu’ils aient survécu et pu faire grandir une – peut-être la plus petite – des alternatives à ce monde qui exclut tous les « autres », à savoir, les indigènes, les jeunes, les femmes, les enfants, les émigrants, les travailleurs, les professeurs, les paysans, les chauffeurs de taxi, les commerçants, les chômeurs, les homosexuels, les lesbiennes, les transsexuels, les artistes, les intellectuels et … (ajoutez vous-mêmes ce qui manque).

Pour elles toutes et eux tous (et pour ceux qui ne sont ni elles ni eux), il devrait aussi exister un diplôme qui dirait : « L’Armée zapatiste de libération nationale et les communautés indigènes rebelles zapatistes certifient que … (nom du ou de la complice en question) est notre frère/sœur et qu’elle/il possède sur ces terres et avec nous, comme maison un cœur à la peau brune, comme aliment la dignité, comme étendard la rébellion et comme avenir celui d’un monde où plusieurs mondes aient leur place. Concédé en terres et en cieux zapatistes, tel jour de tel mois de telle année, etc. » Signé par les hommes et les femmes zapatistes qui savent signer, les autres mettant leur empreinte digitale. Moi, dans un coin, je mettrais :

Des montagnes du Sud-est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, juillet 2003.

Sixième partie : un bon gouvernement

Dans chacun des cinq Caracoles qui sont sur le point de voir le jour en territoire rebelle, on travaille à tour de bras pour que tout soit prêt – enfin, comme me le disait un compa comité : « Ça va être un peu prêt, pas bien bien, mais si, plutôt pas mal prêt. » Avec plus d’enthousiasme que de savoir-faire, on érige, on peint ou repeint les bâtiments, on lave, on aménage, on réorganise. Les bruits de marteau, de scie, de terrassement et de semis résonnent en permanence dans les montagnes du Sud-Est mexicain, accompagnés d’une musique d’ambiance qui varie d’un coin à l’autre. Là-bas, par exemple, c’est Los Bukis et Los Temerarios ; ailleurs, Los Tigres del Norte et El Dueto Castillo ; plus loin, Filiberto Remigio, Los Nakos, Gabino Palomares et Oscar Chávez ; plus près, Maderas Rebeldes (un groupe zapatiste qui grimpe de manière surprenante au hit-parade local, mais sans que j’aie pu vérifier si c’était vers le haut ou vers le bas).

Et dans chaque Caracol, on distingue parfaitement un nouveau bâtiment, appelé la « Maison du conseil de bon gouvernement » [Casa de la Junta de Buen Gobierno]. Chaque secteur devrait disposer de son « conseil de bon gouvernement », qui incarne un effort d’organisation des communautés en vue de faire face aux problèmes posés par l’autonomie, mais aussi pour construire un pont plus direct entre elles et le monde.

De sorte que :

Pour tenter de contrecarrer le déséquilibre survenu dans le développement des communes autonomes et des communautés ;

Pour intervenir dans les conflits qui pourraient survenir entre communes autonomes ainsi qu’entre communes autonomes et municipalités du gouvernement ;

Pour répondre aux plaintes déposées contre les conseils autonomes pour violations des droits humains, ainsi qu’aux protestations et désaccords, pour en vérifier la véracité, pour ordonner aux conseils autonomes rebelles zapatistes de corriger de telles erreurs et pour veiller à l’application de ces correctifs ;

Pour superviser la réalisation des projets et tâches communautaires dans les communes autonomes rebelles zapatistes, en veillant au respect des délais et des formes convenus par les communautés ; également pour promouvoir le soutien aux projets communautaires au sein des communes autonomes rebelles zapatistes ;

Pour veiller au respect des lois qui, d’un commun accord avec les communautés, sont appliquées dans les communes autonomes rebelles zapatistes ;

Pour répondre aux besoins de la société civile et l’orienter lors de séjours dans les communautés, pour mettre en œuvre des projets de production, pour installer des campements de la paix, pour effectuer des recherches (attention : qui devront bénéficier aux communautés) et réaliser toute activité autorisée dans les communautés rebelles ;

Pour, d’un commun accord avec le CCRI-CG de l’EZLN, promouvoir et approuver la participation de compañeras et de compañeros des communes autonomes rebelles zapatistes à des activités et à des manifestations hors des communautés rebelles, ainsi que pour choisir et préparer ces compañeras et compañeros ;

En résumé, pour veiller à ce que, sur le territoire rebelle zapatiste, quiconque commande, commande en obéissant, seront déclarés constitués, le 9 août 2003, les « conseils de bon gouvernement » zapatistes.

Ils auront leur siège dans les Caracoles. Chaque zone rebelle aura son conseil, formé par un ou deux délégué(e)s de chacun des conseils autonomes du secteur concerné.

Restent prérogatives exclusives du gouvernement des communes autonomes rebelles zapatistes : l’impartition de la justice ; la santé communautaire ; l’éducation ; le logement ; la terre ; le travail ; l’alimentation ; le commerce ; l’information et la culture, ainsi que la circulation locale.

Dans chaque zone, le Comité clandestin révolutionnaire indigène veillera au fonctionnement des conseils de bon gouvernement afin d’empêcher tout acte de corruption, toute manifestation d’intolérance, tout arbitraire, toute injustice ou toute infraction au principe zapatiste « Commander en obéissant ».

Chacun des conseils de bon gouvernement porte un nom différent, choisi par les conseils autonomes respectifs :

Le Conseil de bon gouvernement Selva Fronteriza (recoupant la zone comprise entre Marqués de Comillas, la région des Montes Azules et toutes les communes frontalières avec le Guatemala, jusqu’à Tapachula) se nomme HACIA LA ESPERANZA [« Vers l’espoir »] et regroupe les communes autonomes General Emiliano Zapata, San Pedro de Michoacán, Libertad de los Pueblos Mayas et Tierra y Libertad.

Le Conseil de bon gouvernement Tzots Choj (recoupant une partie des territoires comprenant les municipalités officielles d’Ocosingo, Altamirano, Chanal, Oxchuc, Huixtán, Chilón, Teopisca et Amatenango del Valle) se nomme CORAZÓN DEL ARCOIRIS DE LA ESPERANZA [« Cœur de l’arc-en-ciel de l’espoir »] (en langue locale : « Yot’an te xojobil yu’un te smaliyel ») et regroupe les communes autonomes 17 de Noviembre, Primero de Enero, Ernesto Che Guevara, Olga Isabel, Lucio Cabañas, Miguel Hidalgo et Vicente Guerrero.

Le Conseil de bon gouvernement Selva Tzeltal (recoupant une partie des territoires où se situe la municipalité officielle d’Ocosingo) se nomme EL CAMINO DEL FUTURO [« Le Chemin de l’avenir »] (en langue locale : « Te s’belal lixambael ») et regroupe les communes autonomes Francisco Gómez, San Manuel, Francisco Villa et Ricardo Flores Magón.

Le Conseil de bon gouvernement Zona Norte de Chiapas (recoupant une partie des territoires comprenant les municipalités officielles du nord de l’État du Chiapas, de Palenque à Amatán) se nomme NUEVA SEMILLA QUE VA A PRODUCIR [« Nouvelle Graine qui va germer »] (en tzeltal, « yach’il ts’ unibil te yax bat’p’oluc » ; en chol, « Tsi Jiba Pakabal Micajel Polel ») et regroupe les communes autonomes Vicente Guerrero, Del Trabajo, La Montaña, San José en Rebeldía, La Paz, Benito Juárez et Francisco Villa.

Le Conseil de bon gouvernement Altos de Chiapas (recoupant une partie des territoires comprenant les municipalités officielles des Hautes Terres du Chiapas et s’étend jusqu’à Chiapa de Corzo, Tuxtla Gutiérrez, Berriozábal Ocozocuautla et Cintalapa) se nomme CORAZÓN CÉNTRICO DE LOS ZAPATISTAS DELANTE DEL MUNDO [« Cœur central des zapatistes devant le monde »] (en langue locale : « Ta olol yoon zapatista tas tuk’il sat yelob sjunul balumil ») et regroupe les communes autonomes San Andrés Sakamch’en de los Pobres, San Juan de la Libertad, San Pedro Polhó, Santa Catarina, Magdalena de la Paz, 16 de Febrero et San Juan Apóstol Cancuc.

Les conseils de bon gouvernement ont déjà adopté les premières mesures suivantes :

Un. Il ne sera plus permis de destiner les dons et le soutien de la société civile mexicaine et d’autres pays à une personne en particulier ou à une communauté ou commune autonome déterminée. C’est le conseil de bon gouvernement qui décidera, après avoir évalué la situation des communautés, où il est nécessaire que ce soutien soit accordé. Le conseil de bon gouvernement prélèvera sur tous les projets une taxe appelée « impôt fraternel » s’élevant à 10 pour cent du montant total du projet. C’est-à-dire que quand une communauté, une commune ou une collectivité reçoit une aide économique pour un projet, elle est tenue de donner 10 pour cent de celle-ci au conseil de bon gouvernement pour que ce dernier le destine à une autre communauté ne bénéficiant d’aucun soutien. L’objectif de cette mesure est d’équilibrer un tant soit peu le développement économique des communautés en résistance. Ajoutons qu’aucun surplus et aucune aumône ne seront tolérés, pas plus que toute tentative d’imposer un projet à une communauté.

Deux. Seules seront reconnues comme zapatistes les personnes, communautés, coopératives et sociétés de production et de commercialisation qui seront enregistrées auprès d’un conseil de bon gouvernement. Il s’agit d’éviter non seulement que des personnes qui ne le sont pas se fassent passer pour zapatistes, mais aussi que des personnes qui sont antizapatistes fassent de même (ce qui est le cas de certaines coopératives de production et de commercialisation de café biologique). Les excédents ou bonifications résultant de la commercialisation de produits des coopératives et sociétés zapatistes seront versés aux conseils de bon gouvernement afin d’aider les compañeras et compañeros qui ne peuvent pas commercialiser leurs produits ou qui ne bénéficient d’aucun soutien.

Trois. Il arrive fréquemment que des personnes malhonnêtes trompent la société civile mexicaine ou internationale en se présentant en ville comme des « zapatistes » prétendument envoyés « en mission secrète » ou « spéciale » pour demander de l’argent pour des malades, pour des projets, pour des voyages ou des choses de ce genre. Parfois, il leur est même arrivé de proposer un entraînement dans de prétendues (et fausses) casas de seguridad [« refuges, planques »] de l’EZLN à Mexico. Dans le premier cas que nous signalons, ce sont des intellectuels, des artistes, des membres de professions libérales et plus d’un fonctionnaire de l’administration locale qui ont été trompés. Dans le second, ce sont de jeunes étudiants qui ont été victimes de tels mensonges. L’EZLN tient à faire savoir qu’elle ne possède aucune casa de seguridad dans la ville de Mexico et qu’elle ne propose aucun entraînement d’aucune sorte. Selon les informations dont nous disposons, ces personnes malhonnêtes sont impliquées dans le brigandage et l’argent qu’elles obtiennent n’est employé qu’à leur bénéfice personnel. L’EZLN a d’ores et déjà entamé une enquête pour établir la responsabilité de ceux qui usurpent son nom et abusent de personnes bonnes et honnêtes. Comme il est difficile de prendre contact avec le Commandement général de l’EZLN pour vérifier si telle ou telle personne appartient ou non à l’EZLN ou à ses bases de soutien, et pour savoir si ce qu’elle dit est vrai ou non, on pourra maintenant se mettre en contact avec un des conseils de bon gouvernement (celui de la zone dont dit provenir « l’imposteur »), qui répondra en quelques minutes si c’est vrai ou non, et indiquera si la personne est zapatiste ou non. Les conseils de bon gouvernement émettront à cet effet des certificats et des accréditations, qui devront cependant être corroborés.

Ces dispositions et d’autres seront prises par les conseils de bon gouvernement (qui s’appellent ainsi, précisé-je, non parce qu’ils seraient « bons » en soi, mais pour se distinguer du « mauvais gouvernement »).

Les « Société civile » savent maintenant à qui s’adresser pour se mettre d’accord sur des projets, des campements de la paix, des visites, des dons, etc. Les défenseurs des droits humains savent désormais à qui ils doivent communiquer les plaintes qu’ils reçoivent et de qui ils obtiendront une réponse. L’armée sait désormais qui attaquer (sauf que dans ce cas, cette fois, nous y mettrons notre grain de sel – nous, c’est-à-dire l’EZLN). Les médias qui racontent ce qu’on les paye pour le faire savent désormais qui calomnier et/ou ignorer. Les moyens de communication honnêtes savent désormais à qui s’adresser pour concerter des interviews ou des reportages dans les communautés. Le gouvernement fédéral et son « commissionnaire » savent désormais ce qu’ils doivent faire, à savoir : faire comme si tout ça n’existait pas. Et le pouvoir de l’argent sait désormais quel autre pouvoir il doit craindre.

Le bruit et l’agitation continuent. Quelque part, quelqu’un manipule le cadran de la radio, quand soudain, on entend bien nettement : « Ici Radio insurgée, la Voix des sans-voix, émettant de quelque part dans les montagnes du Sud-Est mexicain. » Après quoi on entend une marimba jouant sur le rythme inimitable de « Ya se mira el horizonte ». Les compañeros et compañeras délaissent un instant leurs occupations et commencent à échanger quelques commentaires en langue indigène. Ça ne dure pas, et le vacarme des outils reprend.

C’est étrange. Subitement je me suis mis à penser que ces hommes et ces femmes n’ont pas l’air d’être en train de construire des maisons. On dirait que c’est un monde nouveau qu’ils érigent au milieu de tout ce raffut. Mais peut-être pas. Il ne s’agit peut-être que de quelques bâtiments et ce n’est sans doute que l’effet de clair-obscur que le petit matin étend sur les communautés où l’on est en train de dessiner les Caracoles qui m’a fait penser que l’on construisait un monde nouveau.

Je me retire dans un recoin des heures pâles de la nuit et j’allume ma pipe et le doute. Alors, je m’entends nettement dire : « Peut-être pas… Mais peut-être que si… »

Septième et dernière partie : un post-scriptum

Ça y est, le voilà ! Il est de retour ! Cela faisait si longtemps qu’il ne nous ravissait plus de son style sans égal ! Avec vous aujourd’hui ! Le seul ! L’inclonable ! L’incommensurable ! Celui qu’on attendait ! Leeeee… Pooossstcriptummmm Réééééécidive ! Ouaiiis ! Youppiiiie ! Hourrah ! Bravo ! Chouette ! (Ici, le public fou de joie est censé se lancer dans des applaudissements à tout rompre.)

P-S QUI TEND LA MAIN ET LA PAROLE. C’est officiel, vous êtes tou(te)s formellement invité(e)s à la cérémonie d’enterrement des Aguascalientes et à la fête pour donner un nom aux Caracoles et inaugurer les « conseils de bon gouvernement ». Cela se fera à Oventik, dans la commune autonome San Andrés Sakamch’en de los Pobres, au Chiapas zapatiste et rebelle, les 8, 9 et 10 août 2003. Comme on dit ici, arrivée le 8, fête le 9 et départ le 10, quoi. À l’entrée du Caracol d’Oventik, un écriteau porte l’inscription suivante : « Vous êtes en territoire rebelle zapatiste : ici, le peuple commande et le gouvernement obéit. » (Moi, je veux en mettre un pareil dans nos campements, mais où il serait écrit : « Ici, c’est le Sup qui commande et tout le monde fait ce qu’il lui plaît. » Soupirs.)

P-S QUI RÉVÈLE DES INFORMATIONS CLASSÉES « TOP SECRET ». À cette fête, selon nos services d’intelligence (qui ne sont pas si intelligents que ça, finalement, parce qu’ils n’ont toujours pas retrouvé la chaussette que j’ai perdue l’autre jour), seront présents les conseils autonomes de TOUTES les communes rebelles zapatistes, le Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’EZLN et plusieurs milliers de personnes des bases de soutien. On prévoit peu de discours et beaucoup de chansons (le bruit court avec insistance que des orchestres zapatistes des différentes zones y viendront et que nous ferons un hyper-méga-magna-super-duper concert sans autre prétexte que la joie d’être encore en vie et rebelles – en comparaison, n’importe quel concert de techno sera comme un goûter avec ananas, gorritos et paquets de bonbons).

Au cas bien improbable où vous souhaiteriez venir et partager la joie de ces transgresseurs de la loi, vous feriez bien d’écouter les recommandations suivantes.

P-S QUI MET BEAUCOUP DE SAUCE DANS SES TACOS PARCE QU’IL DIT QUE LES ABRIS ÇA SERT D’AUTO (CONTRE LA PLUIE, S’ENTEND). En terre zapatiste, le sol digne et rebelle est également froid, humide et boueux. Les fêtes sont généralement si animées que la pluie ne peut s’empêcher d’être de la partie et de faire irruption, d’habitude copieusement, en plein milieu des bals et des discours bien sentis. Il ne serait donc pas idiot d’emporter, en plus de pieds légers pour la danse, un parapluie, un sachet, un plastique et un imperméable (ou à défaut un journal) pour pouvoir vous protéger des pieds à la tête. Un de ces horribles « sac de couchage » (ou sleeping bags) vous serait d’une grande utilité si vous avez la chance de pouvoir interposer quelque chose entre vous et la pluie, et entre vous et le sol.

P-S QUI FAIT LE SIGNE DE CROIX. En sols zapatêtes, le seul toit garanti est celui que tient celui qui soutient le ciel (dixit le Vieil Antonio) et, étant donné ce qui est expliqué dans le post-scriptum précédent, aux dates des jours et des nuits prévues, il pleut d’habitude comme si c’était la soif et non la dignité qui abondait ici. Aussi devez-vous être disposé(e)s à dormir avec beaucoup d’autres personnes (« Jésus, Marie, Joseph ! »), sous un même toit, et avec une promiscuité telle que les orgies romaines s’en trouveront reléguées à la catégorie de fêtes d’anniversaire pour enfants.

Ou alors vous devrez emporter un de ces petits chalets de campagne portatifs (qui sont très pratiques, parce que ce sont les premiers à naufrager dans la pluie et dans la boue) pour vous abriter pendant les très rares moments de silence et de tranquillité dont vous disposerez.

P-S QUI SE PRÉPARE UNE GALETTE « MARCOS’ SPECIAL ». Sous les cieux zapatates, la seule nourriture abondante et consistante est l’espoir. Attendu que des études scientifiques recommandent un régime équilibré pour compléter l’espoir par des calories, des hydrates de carbone, des vitamines, des hydrocarbures et toute cette sorte de choses, vous feriez bien de vous munir d’une ration appropriée d’aliments en conserve, de nourriture en boîte, de tourtes, de biscuits (s’ils sont « tout beurre », ils seront immédiatement réquisitionnés), etc., parce qu’il se peut que la seule chose que vous trouviez sur place ce soit des tortillas de maïs (et encore).

P-S QUI SE BRANCHE SUR LES ONDES. Si vous en avez une, prenez une radio à ondes courtes (ou « empruntez-en » une, mais ne l’achetez pas, à moins que ce ne soit à des marchands ambulants ou dans un petit commerce, elles sont meilleures que dans les grands centres commerciaux) car le 9 août, à une heure qui n’a pas encore été décidée, aura lieu la première émission intergalactique de Radio insurgée. Quand bien même vous décideriez de nous punir de votre mépris, vous pourrez nous écouter où que vous soyez. La bande et la fréquence précises sont les suivantes : bande de 49 mètres, 5,8 mégahertz ondes courtes. Comme il est probable que le gouvernement brouille l’émission, naviguez sur le cadran comme si vous dansiez la cumbia, jusqu’à ce que vous nous trouviez.

P-S QUI NE SE MOUCHE PAS AVEC LE DOS DE LA CUILLER. Dans ce macro-événement, il est également prévu un tournoi de basket-ball féroce. La victoire reviendra à la meilleure équipe (nota bene : toute équipe visiteurs qui oserait vaincre les équipes locales – zapatistes, quoi – sera immédiatement faite prisonnière, obligée à écouter en entier le programme « Fox avec vous » et déclarée « illégale », sa victoire se voyant annulée). Participez ! Venez soutenir votre équipe favorite ! (nota bene : toute manifestation de soutien ou de sympathie du public envers une équipe qui ne serait pas une des équipes locales – zapatistes, quoi – sera unanimement répudiée et la personne responsable arrêtée et remise à l’assemblée la plus proche pour y être critiquée et « regardée »). Il y aura des équipes de toute la planète (États-Unis, Euzkal Herria, État espagnol, France, Italie, UNAM, UAM, POLI, ENAH, les « Société civile », « Desmadre SA de (i)R (i)L, de C.V » et bien d’autres), y compris la dream team de l’École secondaire rebelle autonome zapatiste 1er Janvier 1994 (quand on aura fini de la présenter, l’équipe adverse se sera déjà endormie) ! Nous sommes presque certains que la finale verra s’affronter l’EZLN contre l’EZLN (pour s’en assurer, de généreuses rations de pozole aigre seront distribuées aux autres équipes). Le bruit court qu’une rivalité féroce oppose les grandes compagnies multinationales de retransmission d’événements sportifs pour décrocher l’exclusivité, mais il semblerait que ce soit le Système zapatiste de télévision intergalactique qui en possède les droits. On prétend aussi qu’à Las Vegas, les paris sont à 7 fois 7 contre 0,0001 (en faveur des zapatodes, of course !)

Allez, salut. Et si vous ne pouvez pas venir, ne vous inquiétez pas, vous serez avec nous de toute façon.

Des montagnes du Sud-est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, juillet 2003.

(C’est fini.)

Traduit par Ángel Caído.
Mexique, calendrier de la résistance

éditions Rue des Cascades, Paris, 2007.

Notes

[1Nom artistique d’un acteur comique mexicain des années 1950, sorte de Bourvil mâtiné de Fernandel, en plus chrétien encore (NDT).

[2Dans l’original : “a-nexos”. Allusion aux coupeurs de cheveux en quatre de la revue Nexos (NDT).

[3Moitié par humour, moitié par tournure idiomatique, quand les zapatistes disent « les société civile » ils se réfèrent « aux gens de la société civile », ce chaos qui est pour eux une éternelle source d’étonnement amusé (ou d’agacement), comme lorsqu’ils parlent « des comité de santé » (les membres de tels comités). C’est ce que nous avons essayé de rendre, en prenant des libertés avec la langue française, tantôt par « ceusses des sociétés civiles », tantôt par « les Société civile » (NdT).

[4En espagnol, gravedad signifie aussi bien le « sérieux », comme en français, que la « gravité » (la pesanteur, l’attraction terrestre) (NdT).

[5Durito, le scarabée doué de raison (?), ennemi farouche du néolibéralisme et chevalier errant dont Marcos est le scribe et l’écuyer (NdT).

[6Comme le très gros papillon du même nom, qui migre chaque année sur plus d’un millier de kilomètres.

[7Vicente Fox et Martha Sahagún de Fox.

[8L’hymne zapatiste (NdT).

[9Castillo, plus souvent appelée castilla : la langue espagnole.

[10Le prénom Anne, en espagnol.

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