la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Accueil > essais et documents > réflexions et analyses > Chiapas : le Sud-Est en deux vents, un orage et une prophétie

Chiapas : le Sud-Est en deux vents, un orage et une prophétie

1996, par SCI Marcos (Date de rédaction antérieure : 1992).

Premier vent
Celui d’en haut

Chapitre premier

Où l’on voit comment le gouvernement suprême s’est ému de la misère des indigènes du Chiapas et a veillé à bien doter cette entité d’hôtels, de prisons, de casernes et d’un aéroport militaire.
Où l’on voit aussi comment la bête se nourrit du sang de ce peuple et d’autres événements misérables et malheureux.

Supposez que vous habitez au nord, au centre ou à l’occident du pays. Supposez que vous accordez un sens à la vieille phrase de l’agence de voyages Sectur qui dit « Découvrez le Mexique d’abord ». Supposez que vous décidez de faire d’abord connaissance avec le sud-est du pays et supposez que, dans le Sud-Est, vous choisissez l’État du Chiapas. Supposez que vous empruntez la route (arriver au Chiapas par les airs n’est pas seulement cher mais fantaisiste et improbable : il n’y a que deux aéroports « civils » et un militaire). Supposez que vous vous engagez sur la route Transistmica. Supposez que vous ne prêtez aucune attention à cette caserne qui abrite un régiment d’artillerie de l’Armée fédérale au niveau de Matias Romero et que vous continuez jusqu’à La Ventosa. Supposez que vous n’avez pas aperçu la guérite du Service de l’immigration du ministère de l’Intérieur placée à cet endroit (et qui donne l’impression que l’on sort d’un pays pour entrer dans un autre). Supposez que vous tournez à gauche et que vous prenez la direction du Chiapas. Plusieurs kilomètres plus loin, vous quitterez Oaxaca et trouverez un grand panneau qui vous souhaite la « BIENVENUE AU CHIAPAS ». Vous y êtes ? Bien, supposez que oui. Vous êtes entré par l’une des trois routes qui mènent à cet État : par le nord, par la côte Pacifique et par cette route que vous supposez avoir suivie, l’on parvient du reste du pays à ce coin du Sud-Est. Et la richesse ne sort pas de ces terres que par ces trois routes. Le Chiapas saigne par des milliers de chemins : des oléoducs et des gazoducs, des lignes électriques et des wagons de chemin de fer, par la voie de comptes en banque, par camions et camionnettes, par des sentiers clandestins, des chemins de terrassement, par brèches et trous ; cette terre continue de payer son tribut aux empires : pétrole, énergie électrique, bétail, argent, café, bananes, miel, maïs, cacao, tabac, sucre, soja, sorgho, melon, mamey, tamarins et avocats, et le sang du Chiapas coule par les mille et une morsures des crocs du pillage dans la gorge du Sud-Est mexicain. Matières premières, des milliards de tonnes, qui s’écoulent vers les ports mexicains, les centrales ferroviaires, aériennes, et routières, avec diverses destinations : les États-Unis, le Canada, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, le Japon ; mais toujours le même destinataire : l’empire. La part qu’impose le capitalisme au sud-est de ce pays, comme cela a toujours été le cas depuis sa naissance, mêle le sang et la boue.

Une poignée de marchands, parmi lesquels l’État mexicain, emporte toute richesse du Chiapas et laisse en échange son empreinte mortelle et nauséabonde : les mâchoires de la finance ont obtenu, en 1989, un total de 1 222 669 millions de pesos, dont il n’a reversé que 616 340 millions, en travaux et crédits. Plus de 600 millions de pesos ont fini dans l’estomac de la bête.

Dans le Chiapas, les 86 dents de Pemex sont plantées dans les communes de Estación Juarez, Reforma, Ostuacán, Pichucalco et Ocosingo. Chaque jour, elles sucent 92 000 barils de pétrole et environ 155 milliards de mètres cubes de gaz. Elles emportent le gaz et le pétrole et laissent en échange la marque du capitalisme : destruction écologique, dénuement agricole, hyperinflation, alcoolisme, prostitution et pauvreté. La bête ne se contente pas de cela et étend ses tentacules à la jungle Lacandone : huit gisements de pétrole sont à l’étude. Les brèches sont ouvertes à la pointe des machettes, celles qu’empoignent ces paysans qui se sont vu déposséder de leurs terres par la bête insatiable. Les arbres tombent, les déflagrations de dynamite résonnent à travers des terres où seuls les paysans n’ont pas le droit d’abattre les arbres pour y semer. Chaque arbre abattu peut leur coûter une amende équivalant à dix fois le salaire minimum et une peine de prison. Le pauvre ne peut abattre les arbres ; la bête pétrolière, entre des mains chaque fois plus étrangères, oui. Le paysan déboise pour vivre ; la bête déboise pour piller.

C’est aussi sous la forme du café que le Chiapas perd son sang. Trente cinq pour cent de la production nationale de café provient l’étranger, essentiellement aux États-Unis et à l’Europe. Plus de 100 000 tonnes de café quittent l’État pour nourrir les comptes bancaires de la bête : en 1988, le kilo de café brut se vendait à l’étranger au prix moyen de 8 000 pesos, mais on le payait au producteur chiapanèque 2 500 pesos ou moins.

Le deuxième pillage par ordre d’importance, après le café, concerne le bétail. Trois millions de vaches attendent des négociateurs et un petit groupe d’intermédiaires pour aller emplir les entrepôts frigorifiques d’Arriaga, de Villahermosa et de Mexico DF. Les vaches sont achetées jusqu’à 1 400 pesos le kilo vif aux pauvres ejidatarios, et revendues par les négociateurs et les intermédiaires parfois dix fois ce prix.

Le tribut que le capitalisme reçoit du Chiapas n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Cinquante-cinq pour cent de l’énergie hydroélectrique nationale provient de cet État, qui produit aussi 20 % de l’énergie électrique totale du Mexique. Pourtant, seul un tiers des logements du Chiapas est équipé en électricité. Où vont les 12 907 gigawatts que produisent chaque année les centrales hydroélectriques du Chiapas ?

Malgré la mode écologique, le pillage du bois continue dans les forêts du Chiapas. De 1981 à 1989, 2 444 700 mètres cubes de bois précieux, de conifères et d’essences tropicales sont partis en direction de Mexico DF, de Puebla, de Veracruz et de Quintana Roo. En 1988, l’industrie du bois a rapporté 23 900 millions de pesos, soit 6 000 % de plus qu’en 1980.

Le miel que produisent les 79 000 ruches de l’État va dans sa totalité vers les marchés des États-Unis et de l’Europe. Les 2 756 tonnes de miel et de cire produites chaque année dans les campagnes se transforment en dollars que le Chiapas ne verra pas.

Quant au maïs, plus de la moitié de ce qu’on produit ici est destiné au marché national. Le Chiapas en est l’un des tout premiers États producteurs du pays. Le sorgho, pour sa majeure partie, va au Tabasco. Quatre-vingt-dix pour cent du tamarin est destiné à Mexico DF et à d’autres États. Les deux tiers des avocats sont commercialisés hors de l’État, ainsi que la totalité du mamey. Soixante-neuf pour cent du cacao va au marché national, et 31 % à l’étranger, aux États-Unis, en Hollande, au Japon et en Italie. La majeure partie des 451 627 tonnes de bananes est exportée.

Que laisse la bête en échange de tout ce qu’elle emporte ?

Le Chiapas couvre 75 634,4 kilomètres carrés, soit 7,5 millions d’hectares, occupe le huitième rang national en surface et 111 communes y sont divisées, à des fins d’exploitation, en 9 régions économiques. Ici l’on trouve 40 % du total national des variétés de plantes, 36 % des mammifères, 34 % des batraciens et des reptiles, 66 % des espèces d’oiseaux, 20 % des poissons d’eau douce et 80 % des papillons. C’est 9,7 % de la pluie de tout le pays qui tombe sur ces terres. Mais la plus grande richesse du Chiapas réside en ses habitants, dont les deux tiers vivent et meurent en milieu rural. La moitié n’a pas l’eau potable et les deux tiers pas d’évacuation d’eaux usées. Quatre-vingt-dix pour cent de la population disposent de revenus minimaux ou nuls.

Les voies de communication sont une grotesque caricature pour un État qui produit du pétrole, de l’électricité, du café, du bois et du bétail pour la bête affamée. Seuls deux tiers des chefs-lieux bénéficient d’un accès pavé, 12 000 communes n’ayant pas d’autre voie de communication que les centenaires caminos reales. La ligne de chemin de fer ne répond pas aux besoins du peuple du Chiapas mais à ceux du pillage capitaliste en cours depuis le temps du porfirisme. La voie ferrée qui suit la côte (il n’y a que deux lignes, l’autre traversant une partie du nord de l’État) date du début du siècle, et son tonnage est limité du fait de la vétusté des ponts porfiristes qui enjambent les cours d’eau du Sud-Est. L’unique port du Chiapas, Puerto Madero, n’est qu’une porte de plus par laquelle la bête peut emporter ce qu’elle vole.

L’éducation ? c’est la plus mauvaise du pays. En primaire, 72 % des enfants ne passent pas la première année. Plus de la moitié des écoles ne proposent pas mieux que la troisième année et la moitié n’ont qu’un professeur pour assurer tous les cours. Il existe des estimations très élevées, occultées d’ailleurs, de la désaffection scolaire d’enfants indigènes forcés de travailler à l’exploitation. Dans n’importe quel village indigène, il est courant de voir des enfants porter du bois et du maïs, cuisiner ou laver du linge aux heures de classe. Des 16 058 salles de classe qui existaient en 1989, seules 1 096 se trouvaient en zone indigène.

L’industrie ? Voyez vous-mêmes : 40 % de l’« industrie » du Chiapas consiste en moulins à maïs, en tortillas et en meubles de bois. La grande industrie, soit 0,2 %, appartient à l’État mexicain (et bientôt à l’étranger), il s’agit du pétrole et de l’électricité. La moyenne industrie, soit 0,4 %, est constituée de raffineries de sucre, d’usines de conditionnement de poisson et de crustacés, de farine, de chaux, de lait et de café ; 94,8 % de l’industrie relève de la micro-industrie.

La santé des Chiapanèques est un criant exemple de l’emprise capitaliste : 1 500 000 personnes ne disposent d’aucun service médical. On dénombre 0,2 cabinet par millier d’habitants, soit cinq fois moins que la moyenne nationale. II y a 0,3 lit d’hôpital par millier d’habitants, trois fois moins que dans le reste du Mexique ; il y a un chirurgien pour 100 000 habitants, deux fois moins que dans tout le pays ; 0,5 médecin et 0,4 infirmière par millier de personnes, deux fois moins que la moyenne nationale.

La santé et l’alimentation rivalisent de misère. Cinquante-quatre pour cent de la population du Chiapas souffre de malnutrition, chiffre qui dépasse les 80 % dans les hauteurs et la forêt.

L’alimentation moyenne d’un paysan est constituée de café, de pozol, de tortillas et de haricots.

Voilà tout ce que laisse le capitalisme en rétribution pour ce qu’il emporte.

Cette partie du territoire, qui s’est annexée de son plein gré à la jeune République indépendante, en 1824 était fondue dans la géographie nationale jusqu’à ce que le choc pétrolier rappelle au pays qu’il avait un Sud-Est (où se trouvent 82 % des installations pétrochimiques de Pemex) ; en 1990, les deux tiers de l’investissement public dans le Sud-Est ont été consacrés au secteur énergétique. Mais cet État ne souffre pas seulement de modes quinquennales, son expérience du pillage et de l’exploitation remonte à des siècles. Comme aujourd’hui, le bois, les fruits, le bétail et les hommes s’écoulaient alors déjà vers les métropoles. À la façon des républiques bananières, mais en pleine apogée du néolibéralisme et des « révolutions libertaires », le Sud-Est continue d’exporter des matières premières et de la main-d’œuvre, comme il le fait depuis cinq cents ans, et d’importer l’essentiel de la production capitaliste : la misère et la mort.

Un million d’indigènes habitent des terres et partagent avec les métis et les ladinos un cauchemar inéquitable : le choix qu’il leur reste ici, cinq cents ans après la « rencontre des deux mondes », c’est mourir de la misère ou de la répression. Le programme de prise en compte de la pauvreté, cette petite goutte de social-démocratie qu’asperge aujourd’hui l’État mexicain et qui, sous Salinas de Gortari, porte le nom de Pronasol, est une farce caricaturale qui coûte des larmes de sang à ceux qui, sous les pluies et ces soleils, se brisent l’échine.

Bienvenue !... Vous êtes arrivés dans l’État le plus pauvre du pays : le Chiapas.

Supposez que vous continuez à conduire et que d’Ocosocoautla vous descendez jusqu’à Tuxtla Gutiérrez, capitale de l’État. Ne vous y attardez pas trop ; Tuxtla Gutiérrez n’est qu’un grand entrepôt où sont concentrées les productions d’autres parties de l’État. Ici arrive une partie des richesses dont la destination dépendra des desseins capitalistes. Ne vous arrêtez pas, vous ne faites qu’effleurer les babines sanglantes de la bête sauvage. Passez par Chiapa de Corzo sans prêter attention à l’usine installée par Nestlé, et entreprenez l’ascension de la montagne. Que voyez-vous ? Vous avez vu juste, vous êtes bien entré dans un autre monde : le monde indigène. Un autre monde, mais un monde de souffrances que partagent des millions d’autres gens dans le reste du pays.

Ce monde indigène est peuplé de 300 000 Tseltals, 300 000 Tsotsils, 120 000 Chols, 90 000 Zoques et 70 000 Tojolabals. Le gouvernement suprême reconnaît que la moitié « seulement » de ces indigènes est analphabète.

Poursuivez par la route vers la pleine montagne, et vous arrivez à la région qu’on appelle Los Altos de Chiapas. Ici, voilà cinq cents ans, l’indigène était majoritaire, maître et seigneur des terres et des eaux. À présent, il n’est majoritaire qu’en quantité et en pauvreté. Continuez, avancez jusqu’à San Cristóbal de Las Casas, qui, cent ans plus tôt, était la capitale de l’État, mais que les querelles entre bourgeois ont privé de ce statut douteux, lorsqu’il s’agit de l’État le plus pauvre du Mexique. Non, ne vous arrêtez pas, si Tuxtla Gutiérrez est un grand entrepôt, San Cristóbal est un grand marché : par des milliers de chemins arrive le tribut indigène au capitalisme ; Tsotsils, Tseltals, Chols, Tojolabals et Zoques, tous apportent quelque chose : du bois, du café, du bétail, des tissus, des produits artisanaux, des fruits, des légumes, du maïs. Tous emportent quelque chose : maladie, ignorance, moquerie et mort. De l’État le plus pauvre du Mexique, c’est la plus pauvre région. Bienvenue à San Cristóbal de Las Casas, « ville coloniale » comme le disent les coletos, mais la majeure partie de la population est indigène. Bienvenue au grand marché rénové par Pronasol. Ici tout s’achète et se vend, sauf la dignité indigène. Ici tout est cher, sauf la mort. Mais ne vous arrêtez pas, continuez par la route, émerveillez-vous de l’infrastructure touristique : en 1988, l’État comptait 6 270 chambres d’hôtel, 139 restaurants et 42 agences de voyage ; cette année-là sont venus 58 098 touristes qui ont laissé 250 milliards de pesos entre les mains des hôteliers et des restaurateurs.

Vous avez fait le calcul ? Ça y est ? Il est bon : il y a environ 7 chambres pour 1 000 touristes, mais 0,3 lit d’hôpital pour 1 000 Chiapanèques. Bon, laissez tomber ces calculs et poursuivez, dépassez, en y prenant garde, ces trois files de policiers aux bérets colorés qui trottent sur le bord de la route, passez devant la caserne de la Sécurité publique et poursuivez entre les hôtels, les restaurants et les grands magasins, avant de prendre la sortie vers Comitan. En quittant la célèbre « marmite »de San Cristóbal et sur cette même route, vous verrez les fameuses grottes de San Cristóbal, entourées de bois touffus. Vous voyez cet écriteau ? Non, vous ne vous méprenez pas, ce parc national est administré par... l’armée ! Sans être revenu de votre étonnement, poursuivez... Vous voyez ? Des bâtiments modernes, de bonnes maisons, des rues pavées... Une université ? Une cité de travailleurs ? Non, regardez bien le panneau à côté des canons et lisez : « Quartier général de la 31e Zone militaire ». La rétine encore endolorie de cette blessante image vert olive vous parvenez au croisement ; décidez alors de ne pas aller à Comitan, vous vous épargnerez la peine de constater que, quelques mètres plus loin, sur la colline dite del Extranjero, du personnel nord-américain manipule un radar, dont il enseigne le maniement à ses collègues mexicains. Mieux vaut aller vers Ocosingo, puisque la mode est à l’écologie et à toutes ces sornettes. Contemplez ces arbres, respirez profondément... Ça va mieux ? Oui ? Alors gardez l’œil sur la gauche, faute de quoi, au kilomètre n° 7, vous verrez une autre magnifique construction portant la noble inscription SOLIDARITÉ sur sa façade. Ne regardez pas, je vous dis de regarder de l’autre côté, ne vous rendez pas compte que ce bâtiment tout neuf est... une prison (les mauvaises langues disent que c’est l’un des avantages qu’offre Pronasol : à présent, les paysans n’auront pas à aller jusqu’à Cerro Hueco, prison de la capitale de l’État). Allons, mon ami, ne vous découragez pas, le pire est toujours caché : l’excès de misère fait fuir le tourisme... Poursuivez, descendez jusqu’à Huixtan, remontez à Oxchuc, voyez la merveilleuse cascade qui donne naissance à la rivière Jataté dont les eaux traversent la jungle Lacandone, passez par Cuxulja et ne prenez pas la déviation qui mène à Altamirano, allez plutôt à Ocosingo : la « porte de la forêt Lacandone »...

C’est bon, arrêtez-vous un moment. Un petit tour rapide à travers la ville... Les principaux centres d’intérêt ? Voici : ces deux grandes bâtisses à l’entrée sont des maisons de prostitution ; ça, c’est une prison ; là-bas c’est l’église ; et l’autre, là, c’est la ganadera ; ce bâtiment-là, c’est une caserne de l’armée fédérale ; là-bas, il y a le tribunal, la présidence municipale, et, plus près de nous, Pemex. Le reste n’est que petites maisons entassées qui tremblent au passage des gigantesques camions de Pemex et des camionnettes des propriétaires terriens.

Alors qu’en dites-vous ? Une hacienda porfiriste ? Mais ça fait soixante-quinze ans que c’est fini, tout ça. Non, ne prenez pas ce mauvais chemin qui mène à San Quintin, en face de la réserve des Montagnes Bleues. Non, allez plutôt jusqu’à la jonction des rivières Jataté et Perlas, ne descendez pas là-bas, ne marchez pas pendant trois journées de huit heures, n’arrivez pas à San Martin, ne voyez pas qu’il s’agit d’un terrain communal très pauvre et tout petit, ne vous approchez pas de ce hangar qui tombe en morceaux et dont les parois sont rouillées et cassées. Qu’est-ce que c’est ? Eh bien, parfois c’est l’église, parfois c’est l’école et parfois la salle de réunions. À cette heure-ci, c’est l’école, il est 11 heures du matin. Non, ne vous en approchez pas, ne regardez pas au-dedans, ne voyez pas ces quatre groupes d’enfants infestés de vers et de poux, à demi nus, ne voyez pas les quatre jeunes indigènes qui font les maîtres d’école pour une paie de misère qu’ils doivent aller chercher au bout des trois journées de marche que vous avez vous-même connues ; ne voyez pas que l’unique séparation entre une « classe » et l’autre est un petit couloir. Jusqu’à quelle classe les cours sont-ils assurés ici ? Tercero. Non, ne regardez pas ces panneaux, seule chose que le gouvernement ait envoyée à ces enfants, ne les regardez pas : ce sont des panneaux pour la prévention du sida...

Mieux vaut poursuivre notre chemin et revenir à la route pavée. 0ui, je sais qu’elle est en mauvais état. Quittons Ocosingo, et continuez d’admirer ces terres... Leurs propriétaires ? Oui, des grands fermiers. Ce qu’on y produit ? Du bétail, du café, du maïs... Vous avez vu l’Institut national indigéniste ? Oui, à la sortie. Vous avez vu ces splendides camions ? Ils sont donnés à crédit aux paysans indigènes. Ils ne roulent qu’à l’essence Magna-Sin, pour ces histoires d’écologie... Hein ? On ne trouve pas de Magna-Sin à Ocosingo ? Bon, mais c’est du détail, tout ça... 0ui, vous avez raison, le gouvernement se soucie du sort des paysans ; bien sûr, les mauvaises langues prétendent que dans ces montagnes il y a des guérilleros, que l’aide monétaire du gouvernement sert à acheter la loyauté des indigènes, mais ce ne sont que rumeurs. 0n essaie sûrement de dénigrer le Pronasol... Comment ? Le Comité de défense des citoyens ? Ah, oui ! C’est un groupe d’« héroïques » éleveurs, commerçants, et de délégués syndicaux corrompus qui constituent des « gardes blanches » pour procéder aux expulsions et aux intimidations. Non, comme je vous l’ai dit, la légende porfiriste a pris fin voilà soixante-quinze ans... Il vaut mieux que nous poursuivions... Au carrefour là-bas, prenez à gauche. Non, n’allez pas à Palenque. Mieux vaut continuer, passons par Chilon... C’est joli, non ? Oui, Yajalon... très moderne, il y a même une station d’essence...

Regardez, ça, là-bas, c’est une banque, et là c’est la présidence municipale ; plus près, c’est le tribunal, la ganadera, et là-bas l’armée... Encore cette histoire d’hacienda ? Allons-nous-en et ne regardez pas ce grand immeuble moderne à la sortie de la ville vers Tila et Sabanilla, ne regardez pas sa magnifique enseigne SOLIDARITÉ qui illumine l’entrée mieux vaut ne pas voir que c’est... une prison.

Bien, nous voici au croisement. Maintenant, retour à Ocosingo... Palenque ? Vous êtes sûr ? D’accord, allons-y... Oui, belles terres. Ouais, des grands fermiers. Parfaitement : élevage, café, bois. Regardez, nous voici à Palenque. Une visite rapide de la ville ? Bon ! Ça, ce sont des hôtels, là, des restaurants, ici la Présidence municipale, le tribunal ; ça, c’est la caserne de l’armée, et là-bas... Quoi ? Non, je sais déjà ce que vous allez me dire... ne le dites pas, non... Fatigué ? D’accord, arrêtons-nous un peu. Vous ne voulez pas voir les pyramides ? Non ? D’accord. Xi’Nich ? Ouais, ç’a été une marche des indigènes. Oui, jusqu’à Mexico. À pied, oui. Combien ? Mille cent six kilomètres. Des résultats ? Ils ont bien reçu les pétitions. Oui, c’est tout. Vous êtes encore fatigué ? Encore plus ? Bon, attendons... Pour Bonampak ? La route est très mauvaise. D’accord, allons-y. Oui, la route panoramique... Ça, c’est le piquet de l’armée fédérale, celui-là, c’est celui de l’Armada, l’autre, c’est celui du tribunal, et celui-là au bout, c’est celui de l’État. Toujours comme ça ? Non, parfois on croise une manifestation de paysans. Fatigué ? Vous voulez rentrer ? Bon. D’autres endroits ? Différents ? Dans quel pays ? Au Mexique ? Vous verrez la même chose, les couleurs changeront, ainsi que la langue, le paysage, les noms, mais les hommes, l’exploitation, la misère et la mort sont les mêmes. Mais cherchez bien. Oui, dans chaque État de la République. Ouais, bonne chance... et s’il vous faut un guide touristique, ne manquez pas de me faire signe, je suis à votre service... Ah ! autre chose. Ça ne sera pas toujours comme ça. Un autre Mexique ? Non, celui-là... Je vous parle d’autre chose, comme d’un autre air qui commence à circuler, comme d’un vent nouveau qui se lève...

Chapitre deuxième

Où il est question du gouverneur apprenti vice-roi, de son combat héroïque contre le clergé progressiste, et de ses aventures avec les seigneurs féodaux du bétail, du café et du commerce.
Où il est également question d’autres faits tout aussi fantastiques.

Il était une fois un vice-roi en chocolat au nez de cacahuète. L’apprenti vice-roi, le gouverneur Patrocinio González Garrido, à la manière des anciens monarques installés par la Couronne espagnole lors de la conquête, a réorganisé la géographie du Chiapas. La gestion des espaces urbains et ruraux est un attribut du pouvoir assez complexe, mais s’il est exercé avec la maladresse de monsieur González Garrido, on atteint les sommets d’une délicieuse stupidité. Le vice-roi a décidé que les villes dotées de services et d’avantages seraient réservées à ceux qui ont déjà tout. Et il décide, le vice-roi, que la masse est aussi bien au-dehors, dans les intempéries, et qu’elle ne mérite de place que dans les prisons, qui ne sont pas des plus confortables. C’est pourquoi le vice-roi a fait construire les prisons à l’extérieur des villes, pour que la proximité de cette masse délinquante et indésirable n’incommode pas ces messieurs-dames. Prisons et casernes sont les principaux travaux qu’a entrepris ce gouverneur dans le Chiapas. L’amitié qui le lie aux grands fermiers et aux commerçants puissants n’est secrète pour personne, pas plus que ne l’est son aversion profonde pour les trois diocèses qui règlent la vie catholique de l’État. Le diocèse de San Cristóbal, avec à sa tête l’évêque Samuel Ruiz, est une gêne permanente dans les projets de réorganisation de González Garrido. Désireux de moderniser l’absurde structure d’exploitation et de pillage du Chiapas, Patrocinio González se heurte régulièrement à l’obstination des religieux et des laïques qui prêchent et vivent pour les pauvres catholiques.

Fort des bravos pharisaïques de l’évêque de Tuxtla, Aguirre Franco, et de l’approbation muette de celui de Tapachula, González Garrido encourage et soutient les conspirations « héroïques » des éleveurs et des commerçants contre les membres du diocèse de San Cristóbal. « Les équipes de Don Samuel », comme on les appelle parfois, ne sont pas formées de croyants inexpérimentés : Patrocinio González Garrido ne rêvait pas encore de gouverner son État que le diocèse de San Cristóbal de Las Casas prêchait déjà le droit à la liberté et à la justice. Pour une des bourgeoisies les plus rétrogrades du pays, la bourgeoisie agricole, ces mots n’ont qu’un sens : la rébellion. Et ces « patriotes », ces « croyants », grands fermiers et commerçants, savent comment on arrête les rébellions : l’existence de gardes blanches armées sur leurs deniers et entraînées par des membres de l’armée fédérale, des policiers de la Sécurité publique et les autorités judiciaires de l’État, est archiconnue des paysans, qui subissent ses affronts, ses tortures et ses balles.

Il y a quelques mois, le prêtre Joel Padron, de la paroisse de Simojovel, a été arrêté. Accusé par les éleveurs de cette région d’avoir incité à des occupations de terrains et d’y avoir participé, le père Joel a été arrêté par les autorités de l’État et enfermé à la maison d’arrêt de Cerro Hueco, dans la capitale de l’État. Grâce à la mobilisation des membres du diocèse de San Cristóbal (ceux de Tuxtla et de Tapachula ont brillé par leur absence), et à un soutien fédéral, ils ont obtenu la libération du père Padron.

Tandis que des milliers de paysans manifestaient à Tuxtla Gutiérrez pour exiger la libération du père, les éleveurs d’Ocosingo ont envoyé leurs fières gardes blanches déloger d’autres occupants du domaine El Momonal : 400 hommes armés par les grands fermiers ont frappé et détruit, ils ont brûlé des maisons, molesté les femmes indigènes et assassiné d’un coup de feu au visage le paysan Juan. Après l’expulsion, les gardes blanches, pour la plupart des vachers des fermes et des petits possédants fiers de participer aux expéditions en compagnie des jeunes propriétaires terriens, ont parcouru les routes de la région à bord de camionnettes pick-up fournies par leurs maîtres. Exhibant ostensiblement leurs armes, ivres et drogués, ils criaient : « La ganadera est la meilleure » et prévenaient tout le monde que ça n’était qu’un début. Les autorités municipales d’Ocosingo et les soldats détachés au premier rang des spectateurs ont contemplé impassibles ce défilé triomphal des pistoleros.

À Tuxtla Gutiérrez, près de 10 000 paysans défilaient pour la libération de Joel Padron. Dans un coin d’Ocosingo, la veuve de Juan enterrait seule la victime du glorieux fermier. II n’y eut ni marche, ni prière, ni la moindre signature de protestation contre la mort de Juan. C’est comme ça, le Chiapas.

Récemment, le vice-roi González Garrido a été au cœur d’un nouveau scandale rendu public parce que les victimes ont fait appel aux médias pour dénoncer les injustices dont ils souffrent. Avec la dotation annuelle du vice-roi, les seigneurs féodaux d’Ocosingo ont organisé le Comité de défense des citoyens, la tentative la plus aboutie d’institutionnalisation des gardes blanches néoporfiristes qui maintiennent l’ordre sur les terres des Chiapas. Rien ne se serait passé, sans doute, si l’on n’avait pas découvert un complot destiné à assassiner le curé Pablo Ibarren et la religieuse Maria del Carmen ainsi que Samuel Ruiz, évêque du diocèse. La mise au jour du complot a été menée par la presse honnête du Chiapas, car il en existe encore, et touché l’audience nationale. Il y a eu des rétractations et des démentis, le vice-roi a déclaré qu’il entretenait de bonnes relations avec l’Église et il a spécialement confié l’enquête à un procureur. Celle-ci n’a rien donné, et l’eau est revenue à la source.

À la même époque, des services gouvernementaux livraient des chiffres qui donnent le frisson : dans le Chiapas, il meurt chaque année 14 500 personnes. C’est le plus fort taux de mortalité du pays. Les causes ? Des maladies curables : infections respiratoires, entérites, parasitoses, amibiases, paludisme, salmonellose, gale, dengue, tuberculose pulmonaire, onchocercose, trachome, typhus, choléra et rougeole. Les mauvaises langues prétendent que le véritable chiffre dépasse en réalité 15 000 décès, parce que l’on ne tient pas de comptabilité des morts survenues dans les zones marginales, qui constituent pourtant la majeure partie de l’État... Au cours des quatre années de « vice-règne » de Patrocinio González Garrido, plus de 60 000 habitants du Chiapas sont morts, des pauvres pour la plupart. La guerre que livrent contre le peuple le vice-roi et les seigneurs féodaux revêt des formes plus subtiles que celle des bombardiers. La presse locale et nationale n’a pas consacré une ligne à cet assassinat prémédité qui coûte encore à présent des vies et des terres, comme au temps de la conquête.

Le Comité de défense des citoyens poursuit son travail de prosélytisme, organise des réunions pour persuader les riches et les pauvres de la ville d’Ocosingo qu’ils doivent s’organiser et s’armer, afin que les paysans n’entrent pas en ville, car ils y détruiraient tout, sans respecter les riches ni les pauvres. Le vice-roi affiche un sourire approbateur.

Chapitre troisième

Où l’on voit comment le vice-roi a eu une brillante idée qu’il a mise en pratique et comment l’empire a décrété la mort du socialisme et, plein d’enthousiasme, s’est mis en tête de répandre la nouvelle, pour le bonheur des puissants, au désespoir des indécis et dans l’indifférence de la plupart.
Où l’on voit aussi que, d’après certains, Zapata n’est pas mort.
Ainsi que d’autres événements déconcertants.

Le vice-roi se fait du souci. Les paysans refusent d’applaudir à leur mise à mort institutionnelle, qui est à présent inscrite dans le nouvel article 27 de la Carta Magna. Le vice-roi enrage. Les exploités ne sont pas d’heureux exploités. Ils refusent de recevoir en procession servile l’aumône du Pronasol aux terres du Chiapas. Le vice-roi est désespéré, il consulte ses conseillers. Ils lui répètent une vérité ancienne : il ne suffit pas pour dominer de bâtir des prisons et des casernes, il faut aussi apprivoiser la pensée. Le vice-roi déambule inquiet dans son magnifique palais. II s’arrête, sourit et écrit...

XEOCH : Rap et mensonges pour les paysans.

Ocosingo et Palenque, Cancuc et Chilón, Altamirano et Yalajon, les Indigènes sont à la fête. Un nouveau cadeau du gouvernement suprême réjouit les peones et les petits propriétaires, les paysans sans terre et démunis, les ejidatarios. Voici qu’ils ont une station de radio locale qui dessert, cette fois c’est vrai, jusqu’aux recoins les plus éloignés de l’orient du Chiapas. Sa programmation est des plus adéquates : marimbas et rap proclament la bonne nouvelle. La campagne des Chiapas se modernise. XEOCH émet du chef-lieu, Ocosingo, sur la bande des 600 mégahertz en modulation de fréquence, de 4 heures du matin à 22 heures. Ses informations sont truffées de mensonges : la « désorientation » que prêchent des religieux « subversifs » parmi les paysans, l’affluence de crédits qui en réalité ne parviendront pas à la communauté indigène, l’annonce de travaux publics nulle part visibles. Le superbe vice-roi prend aussi le temps de transmettre par XEOCH ses menaces et de rappeler à tout le monde que tout n’est pas que mensonge et rap, qu’il existe aussi des prisons et des casernes ainsi qu’un code pénal, le plus répressif de la République, qui sanctionne toute manifestation de mécontentement populaire : les délits d’émeute, de rébellion, d’incitation à la rébellion, de mutinerie, etc. qui sont répertoriés dans les articles de cette loi démontrent que le vice-roi tient à bien faire les choses, un point c’est tout.

Il n’y a pas de quoi lutter. Le socialisme est mort. Vivent le conformisme et la réforme et la modernité et le capitalisme et les et cetera cruels qui s’ensuivent et s’y ajoutent. Le vice-roi et les seigneurs féodaux dansent et rient, euphoriques, dans leurs palais et résidences. Leur joie déconcerte quelques-uns des rares penseurs indépendants qui vivent dans les parages. Incapables de comprendre, ils se laissent aller au désespoir et battent leur coulpe. C’est vrai, à quoi bon lutter ? Le rapport de forces est défavorable. Ce n’est pas le moment... Il faut attendre encore... Peut-être des années... Gare aux aventuriers. Soyons raisonnables. Que rien ne bouge dans les campagnes et dans les villes, que tout se perpétue. Le socialisme est mort. Vive le capital ! La radio, la presse et la télévision le proclament, quelques anciens socialistes le répètent, qui sont revenus à la raison et se sont repentis.

Mais tous n’écoutent pas les voix du désespoir et du conformisme. Tous ne se laissent pas glisser sur le toboggan du découragement. La plupart, les millions, continuent de ne pas écouter la voix du puissant, et les indécis ne peuvent pas entendre, assourdis qu’ils sont par les sanglots et le sang qui, mort et misère, leur hurlent à l’oreille. Mais quand ils ont un moment de repos, parce que cela se produit encore, ils écoutent une autre voix, pas celle qui vient du haut, mais celle que porte le vent d’en bas et qui naît dans le cœur indien des montagnes, celle qui leur parle de justice et de liberté, celle qui leur parle du socialisme, celle qui leur parle d’espoir... le seul espoir ici-bas. Et les plus anciens parmi nos anciens racontent qu’un certain Zapata s’était levé au nom des siens et que sa voix chantait plus qu’elle ne criait « Terre et liberté ! ». Et ces anciens disent qu’il n’est pas mort, que Zapata doit revenir. Et les plus anciens parmi nos anciens racontent que le vent, la pluie et le soleil disent au paysan quand il doit labourer, quand il doit semer et quand il doit récolter. Et ils racontent que l’espoir aussi se sème et se récolte. Et ces anciens disent que le vent, la pluie et le soleil se mettent à parler d’une façon nouvelle à la terre, que tant de misère ne peut pas continuer à donner cette moisson de mort, qu’elle doit commencer à donner une moisson de révolte. Ainsi parlent les anciens. Les puissants n’écoutent pas, ils ne peuvent pas entendre, assourdis qu’ils sont par le hurlement abrutissant des empires à l’oreille. « Zapata » insiste le vent, celui d’en bas, le nôtre.

Deuxième vent
Celui d’en bas

Chapitre quatrième

Où l’on voit la dignité s’apparenter à la révolte dans le Sud-Est et comment les fantômes de Jacinto Pérez et les mapaches parcourent les montagnes du Chiapas.
Où l’on voit aussi la patience s’épuiser, ainsi que d’autres événements imperceptibles mais dont les conséquences sont prévisibles.

Ce peuple est né digne et rebelle, la fraternité qui le lie aux autres exploités n’est pas née de l’Acte d’annexion de 1824, mais d’une longue chaîne d’ignominies et de révoltes. Déjà du temps où la soutane et l’armure faisaient la conquête de ces terres, l’exigence de dignité et la révolte étaient courantes sous ces pluies.

Le travail collectif, la pensée démocratique, la soumission à la voix de la majorité sont plus qu’une tradition en zone indienne, ils ont été la seule chance de survie, de résistance, de préservation de la dignité et de révolte. Ces « mauvaises pensées », aux yeux des propriétaires terriens et des commerçants, vont à l’encontre du précepte capitaliste qui dit « beaucoup entre peu de mains ».

On a dit, à tort, que l’indocilité du Chiapas est d’un autre temps qu’elle ne correspond pas au calendrier national. C’est faux : la spécialité de l’exploité du Chiapas est la même que celui du Durango, du Bajio ou du Veracruz : se battre et perdre. Si la voix de ceux qui écrivent l’histoire parle de contretemps, c’est parce que la voix des opprimés ne parle pas... encore. Il n’existe pas de calendrier historique, national, qui dresse la liste de chacune des révoltes et des manifestations de désaccord envers le système imposé et maintenu par le feu et le sang dans tout le territoire national. Au Chiapas, la voix de la révolte ne se fait entendre que lorsque frémit le petit monde des propriétaires terriens et des commerçants. C’est à ce moment que le fantôme de la barbarie indienne prend corps dans les murs des palais des gouvernants et que tout passe avec l’aide du plomb brûlant, de l’emprisonnement, de la ruse et de la menace. Si les révoltes du Sud-Est échouent, comme elles échouent au nord, au centre et à l’ouest, ce n’est pas par désynchronisation, mais parce que le vent est le fruit de la terre, qu’il a son rythme et sa maturation, pas dans les livres de lamentations, mais dans les poitrines assemblées de ceux qui n’ont rien d’autre que la dignité et la révolte. Et ce vent d’en bas, celui de la révolte, celui de la dignité, n’est pas qu’une réponse aux commandements du vent d’en haut, il n’est pas que contestation téméraire, il est porteur d’une proposition nouvelle, ça n’est pas simplement la destruction d’un système injuste et arbitraire, c’est surtout un espoir, celui de la transformation de la dignité et de la révolte en liberté et en dignité.

Comment cette voix nouvelle parviendra-t-elle à se faire entendre à travers ces terres et toutes celles du pays ? Comment ce vent occulte devra-t-il s’amplifier, alors qu’il se contente pour l’instant de souffler dans les montagnes et les vallons, sans descendre encore jusqu’aux vallées où commande l’argent et gouverne le mensonge ? De la montagne viendra ce vent, il naît déjà sous les arbres et conspire pour l’avènement d’un nouveau monde, si nouveau qu’il est encore à peine une intuition dans le cœur collectif qui l’anime...

Chapitre cinquième

Où l’on voit comment il prit à la dignité indigène de se mettre en marche pour se faire entendre et comment sa voix s’éleva brièvement, où l’on voit aussi comment les voix d’antan reviennent aujourd’hui et que les indigènes se remettront à marcher mais d’un pas ferme, et qu’ils s’uniront à d’autres marcheurs démunis, pour prendre ce qui leur est dû, et que la musique de mort qu’on réserve à présent à ceux qui n’ont plus rien sonnera pour d’autres.
Où il est aussi question d’événements étonnants présents et, dit-on, à venir.

La marche indigène Xi’Nich, des paysans de Palenque, Ocosingo, et Salto de Agua, démontre l’absurdité du système. Ces indigènes ont dû parcourir 1 106 kilomètres pour se faire entendre, ils sont arrivés à la capitale de la République pour que le pouvoir central leur obtienne une entrevue avec le vice-roi. Ils sont arrivés à Mexico DF alors que le capitalisme produisait d’épouvantables effets sous le ciel de Jalisco. Ils sont parvenus à la capitale de l’ancienne Nouvelle-Espagne, aujourd’hui Mexique, l’an cinq cent après le cauchemar étranger qui s’imposa parmi les ténèbres de cette terre. Ils sont arrivés, et tous les honnêtes et nobles gens, car il en reste encore, les ont écoutés, ainsi qu’ont écouté ceux qui oppriment aujourd’hui le sud-est, le nord, le centre et l’ouest de la patrie. Ils ont fait les 1 106 kilomètres du retour, les poches pleines de promesses. Une fois de plus, rien n’en est resté.

Dans le chef-lieu de Simojovel, les paysans de la CIOAC ont été attaqués par des hommes à la solde des éleveurs de la région. Les paysans de Simojovel ont décidé de rompre le silence et de répondre aux menaces que concrétisent les fermiers. La ville est aux mains des paysans, rien ni personne n’y entre ou n’en sort sans leur consentement. L’armée fédérale rentre aux casernes, la police recule, et les seigneurs féodaux de l’État réclament le feu pour rétablir l’ordre et le respect. Les commissions de médiateurs vont et viennent. Le conflit semble se résoudre, les causes subsistent, et, en apparence toujours, le calme revient.

Dans le village de Betania, aux alentours de San Cristóbal de Las Casas, les indigènes sont régulièrement arrêtés et rackettés par des représentants de la justice, sous prétexte qu’ils coupent du bois pour leurs foyers. La justice accomplit ainsi son devoir de protection de l’écologie, disent les agents. Les indigènes décident de rompre le silence et séquestrent trois agents. Non contents de cela, ils prennent la route panaméricaine et coupent les accès à l’ouest de San Cristóbal. Au croisement des routes d’Ocosingo et de Comitan, les paysans attachent les agents et exigent de parler avec le vice-roi avant de débloquer la route. Le commerce s’enlise, le tourisme s’effondre. La noble bourgeoisie coleta gratte sa vénérable tête. Les commissions de médiateurs vont et viennent. Le conflit semble se résoudre, les causes subsistent, et, en apparence toujours, le calme revient.

À Marqués de Comillas, municipalité d’Ocosingo, les paysans ramassent du bois pour survivre. L’autorité judiciaire les arrête et confisque le bois au profit de son commandant. Les indigènes décident de rompre le silence, ils prennent les véhicules et capturent les agents, le gouvernement envoie des hommes de la Sécurité publique, qui se voient capturés à leur tour. Les indigènes détiennent les camions, le bois et les prisonniers. Ils relâchent ces derniers. Aucune réponse ne vient. Ils se rendent à Palenque pour exiger une solution, l’armée les réprime et capture leurs dirigeants. Ils détiennent toujours les camions. Les commissions de médiateurs vont et viennent. Le gouvernement libère les dirigeants, les paysans rendent les camions. Le conflit semble se résoudre, les causes subsistent, et, en apparence toujours, le calme revient.

Abasolo, ejido de la municipalité d’Ocosingo. Depuis des années, les paysans ont pris des terres qui leur revenaient de par la loi et dans les faits. Trois dirigeants de leur communauté ont été arrêtés et torturés par le gouvernement. Les indigènes décident de rompre le silence et barrent la route qui relie San Cristóbal à Ocosingo. Les commissions de médiateurs vont et viennent. Les dirigeants sont libres. Le conflit semble se résoudre, les causes subsistent, et, en apparence toujours, le calme revient.

Antonio rêve que la terre qu’il travaille lui appartient, il rêve que sa sueur est payée de justice et de vérité, il rêve qu’il y a une école pour guérir l’ignorance et une médecine pour faire fuir la mort, il rêve que sa maison s’illumine et que sa table se garnit, il rêve que sa terre est libre et que son peuple peut gouverner et se gouverner, il rêve qu’il est en paix avec lui-même et avec le monde. Il rêve qu’il doit lutter pour que ce rêve devienne réalité, il rêve qu’il faut la mort pour avoir la vie. Antonio rêve et se réveille... Il sait à présent quoi faire et voit sa femme accroupie qui attise le feu, il entend son fils pleurer, il regarde le soleil saluer à l’orient, et il aiguise sa machette en souriant.

Un vent se lève qui renverse tout ; lui, il se lève et part à la rencontre d’autres. Quelque chose lui a dit que son désir est celui de beaucoup, et il va les chercher.

Le vice-roi rêve que sa terre est agitée par un vent terrible qui emporte tout, il rêve que ce qu’il a volé lui est repris, il rêve que sa maison est détruite et que son règne s’écroule. Il rêve sans dormir. Le vice-roi va trouver les seigneurs féodaux qui lui avouent faire le même rêve. Le vice-roi, ne trouvant pas le repos, va trouver ses médecins qui décident ensemble que c’est de la sorcellerie indienne ; ensemble, ils décident que seul le sang permettra de défaire le sort ; alors le vice-roi fait tuer et arrêter et construire plus de prisons et de casernes, et le rêve continue de le dévoiler.

Dans ce pays, tout le monde rêve. C’est bientôt l’heure de se réveiller...

L’ORAGE...

... celui-là même

Il naîtra du choc de ces deux vents, son heure arrive, le four de l’histoire brûle déjà ; pour l’instant, le vent d’en haut domine, le vent d’en bas approche, voici l’orage... Ainsi s’accomplira...

LA PROPHÉTIE...

... celle-là même

Quand l’orage sera passé, quand la pluie et le feu laisseront à nouveau la terre en paix, le monde ne sera plus le monde, mais quelque chose de mieux.

Forêt Lacandone, août 1992.
Sous-commandant insurgé Marcos.

Traduction Anatole Muchnik, ¡Ya basta ! tome I.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0