la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Accueil > essais et documents > récits et témoignages > David Barahona, du Teatro Vivo guatémaltèque à l’exil parisien

David Barahona, du Teatro Vivo guatémaltèque
à l’exil parisien

lundi 6 mai 2013, par Renato Barrios

Né le 6 juillet 1950, David Barahona, acteur, mime, artisan, magicien, clown, légende de la scène alternative du Guatemala des années 1970, est mort le 29 mars 2013 à Paris, ville où il vécut trente années d’exil.

Des hommes et des femmes exceptionnels ont sacrifié leur vie à combattre les dangers auxquels on est exposés au quotidien. David de son côté a combattu l’ennui. J’ai travaillé avec lui dans une pièce de sa prolifique carrière. Lorsque j’ai été embauché, il m’a expliqué la taille de ce qu’il allait entreprendre. C’était une comédie où les personnages jouent leur propre rôle dans la vie.

« Chaque être humain est un artiste », m’a-t-il dit. Il m’a donné le privilège d’aider à l’écriture du scénario et m’a permis d’assister à ses « castings ». À ces occasions, j’ai vu que David accordait son attention et tout son temps à chaque être humain avec qui il entrait en contact. Tous avaient le droit de participer à son monde imaginaire. Après avoir analysé le potentiel de chaque personne, il lui accordait un personnage. Son œuvre a des dimensions universelles.

Dans un moment clé de son travail de création, David s’est appliqué à résoudre la tâche audacieuse d’inclure le public dans sa création. Mais le public ne pouvait pas voir et avoir un rôle en même temps. Ce doute l’a envahi pendant la veille jusqu’au sommeil. Parfois, il trouvait un moment de paix au milieu de l’ivresse de ces allées et venues. Il a essayé de fixer définitivement ces instants, mais quand il se réveilla, il se retrouvait à nouveau avec le grand défi. Néanmoins, il a accepté de mettre toutes ses énergies à le résoudre.

Lorsque David apprit que j’allais rester à la rue à Paris, il m’a donné la clé de sa maison. C’était un appartement qui était au rez-de-chaussée d’un immeuble de trois étages. J’ai trouvé une chambre qui contrastait avec les autres. Elle était bien peinte et tout était soigneusement disposé. Un lit, un placard… tout était mathématique et géométriquement arrangé. Il y avait un couple de poupées du Guatemala et sur le bureau une photo magnifiquement encadrée. C’était une dame vêtue en blanc et on devinait l’élégance d’une ancienne lignée royale. À côté de la date il y avait une dédicace de sa mère. J’ai ressenti une immense paix dans l’œil d’un ouragan. J’ai réalisé que c’était une sorte de sanctuaire pour combattre les seigneurs de Xibalbá [1].

Mais ceux de Xibalbá était bien là. Son neveu raconte qu’ils avaient tourné autour de lui et sa famille lorsque son frère Elias les avait dénoncés à Panama. David a pris des mesures. Il sortit avec quelques provisions et il a marché par les dangereuses rues de la ville. Il a continué à marcher pendant des jours. C’était un pèlerinage de liberté. Il se couchait là où il était rattrapé par la nuit, la fatigue et le sommeil. Il se réveillait là où l’aube de la veille l’avait amené. Il a traversé des champs, l’aridité, des villages et la solitude. Il a dû épouvanter à coups de pied des chiens qui auraient pu le dévorer. Quelques semaines plus tard, il était arrivé au Nicaragua. Sur le chemin, plein de fatigue mais portant toujours la solidarité de ceux qui l’avait aidé pendant son voyage, il a entendu les appels d’une voix amie. C’était le magicien du cirque où David travaillait comme clown et trapéziste dans le désormais lointain Guatemala. Le magicien Chen K qui avait également été exilé n’était ni blond ni chinois et il ne fumait pas, mais il s’adaptait à tous les environnements où il n’y a pas de rires. Rires de joie de vivre et non de moqueries de ceux de Xibalbá. David a trouvé une main tendue et il a pu étancher sa soif et sa faim jusqu’au voyage qui l’a amené à Paris.

Un après-midi de ces étés où les Parisiens partent en vacances et laissent la ville libre de tant de mauvaises vibrations, il m’a parlé de son expérience du théâtre. Il m’a dit qu’il avait mis en place un travail pour la fin de l’année. « Ça n’a pas été possible mon ami, imagine, les actrices m’ont dit qu’elles partaient en vacances en août ! » David a refusé d’accepter cette irrévérence et il a tout abandonné. Nous travaillions pour un Colombien qui faisait beaucoup d’argent avec des techniques de marketing qu’il avait apprises en Amérique. Nous devions faire quelques tables avec des tables qui devaient être placées sur des poutres. Les tables devaient servir dans la présentation d’une machine importée qui faisait des chips mexicaines. Face à cette tâche simple et pratique, David a été inspiré par l’idée de rentabiliser la production des tables. À cette fin, il a pris une nappe en papier et il a fait le dessin d’une scierie artisanale. L’invention fournissait tout le nécessaire pour scier des planches de façon quasi automatique. Le mécanisme a été conçu pour capitaliser les coûts de l’énergie et ainsi permettre son utilisation dans les plus pauvres économies de la planète. Le chef d’entreprise nous a vus dans ces ruminations et il a annoncé l’achat des tables toutes faites. Face à l’incompréhension des propriétaires des moyens de production, nous avons commencé à rechercher un financement alternatif pour nos projets.

Nous sommes sortis avec une grande détermination faire un tour pour offrir nos services à des négoces dans une rue de Paris. Nous sommes arrivés à un entrepôt de produits artisanaux africains. À l’intérieur se trouvaient trois ou quatre étagères avec du poisson salé, l’un avec des racines comme le manioc et des tresses de cheveux portées par les femmes avec des cheveux défrisés. Les propriétaires surveillaient au fond du magasin. David s’est présenté à grandes voix en exposant des changements nécessaires dans la publicité à l’entrée ainsi qu’une nouvelle disposition des produits afin de rivaliser avec la variété des supermarchés. Il a aussi fait appel à la rivalité entre les communautés immigrées en parlant du magasin de l’Arabe du quartier. Il a fait une description d’un panneau à l’entrée de l’entreprise. La publicité était un grand tableau qui devrait être fait par un de ses amis, un peintre muraliste célèbre. Quelque chose m’a dit qu’il était question de Jacobo Rodriguez Padilla, ce qu’il m’a confirmé plus tard. Mais revenons à ce moment-là, j’ai pensé qu’il les avait convaincus, mais je n’ai pas pu me retenir et au milieu de ce torrent d’improvisations un rire a été partagé par les personnes présentes, les clients et les propriétaires. Une dame très polie a réalisé la perturbation de la paix de l’entreprise, elle nous a très poliment remerciés et avec un grand geste, elle nous a indiqué le chemin de la sortie. Grande fut ma surprise quand j’ai vu qu’au lieu de reproches David se mit à rire avec les convives. La vérité, scientifique et précise, est que pendant un instant, nous avions tous vu l’entrepôt bien amélioré. Le mural n’a pas été réalisé mais il aurait pu être coté dans la Bourse internationale d’art contemporain.

Un autre soir, nous sommes allés à l’ouverture d’un restaurant mexicain. Beaucoup d’étudiants et de jeunes étaient allés en Amérique latine. L’ambiance était animée. David a organisé une piñata [2] et il m’a confié une extrémité de la corde et a donné l’autre à l’entrepreneur colombien cité plus haut. Il n’a pas fait son choix par hasard en nous donnant le balancement de la poupée qui a été cassée comme il se doit. Puis nous avons parlé à d’autres personnes et une femme s’est approchée de nous avec une grande gaité. Nous avons commencé la conversation et elle a dit que son nom était Hilda et qu’elle était cubaine. David lui a demandé si elle était de la famille du Che Guevara, je pensais que c’était une blague, mais non, elle nous a confirmé qu’elle était sa fille. David a fait l’évanoui et il s’est laissé tomber au sol. J’ai paniqué, Hilda se mit à rire. Puis David a disparu pour continuer l’organisation de la fête. J’ai essayé de l’excuser, j’ai parlé à Hilda d’Elias le frère de David et de sa contribution à sauver des vies au péril de sa vie au Guatemala. Nous n’avons plus vu Hilda. Il y a quelques années, j’ai appris qu’un cancer l’avait emportée.

Dans une autre de ces sorties, nous sommes allés dans sa fourgonnette rendre visite à ses « frères spirituels » comme il les appelait. C’était un camp de Gitans. Le regard de l’un de ses « frères » ne semblait pas particulièrement amical. David a fait la blague d’écraser sa fourgonnette contre une voiture qu’il était en train de réparer. Le Gitan a réagi en agitant une grande pince anglaise à la main. J’ai réalisé que nous étions en danger, mais la menace est restée telle quelle, il était question d’une salutation affectueuse. Le Gitan a laissé son occupation de mécanicien et il nous a accueillis à côté de sa remorque avec un grand respect. À ma grande surprise il a fait venir sa mère et son épouse. Elles ont disposé une table et elles ont proposé une bouteille de vin rosé. Nous avons savouré la boisson et David parlait avec eux avec une grande familiarité. Ils ne riaient pas ou du moins leur rire n’était pas expressif. À cette époque, je ne parlais pas français. J’imagine que David leur a parlé de moi. Nous nous sommes quittés et David les a invités à venir nous rendre visite. Le lendemain, la famille gitane est venue à la maison. David a dit qu’il allait faire des courses mais nous ne l’avons plus vu de toute l’après-midi. Ils ont commencé à nous raconter des choses, je me suis aperçu que la mère était l’autorité. Elle s’est assise au centre. Le Gitan nous a expliqué certaines coutumes de sa communauté. Il a abordé le sujet de la fidélité gitane et d’un coup il a illustré son récit en attrapant une machette guatémaltèque de David et il a fait le geste de décapiter son épouse qui a son tour lui a exhibé sa gorge en jetant la tête en arrière. Elle était jeune et brune et elle avait des cheveux un peu blonds qu’elle a laissés pendouiller en étendant le cou. Mais je ne crois pas qu’elle aurait été décapitée à cause de moi. Je pense qu’ils ont sympathisé avec moi parce qu’ils m’ont proposé une caravane pour aller vivre chez eux. Le prix m’était accessible et ils proposaient des conditions avantageuses. J’ai refusé l’offre. C’était un dimanche. Parfois, je me pose la question… et s’ils m’avaient accepté dans leur communauté ? M’auraient-ils mis au courant des règles ?

Je n’exclus pas que la visite de la tribu n’avait rien à voir avec ce que nous ont fait les propriétaires de l’appartement quelques jours plus tard. Ils auraient dû supposer que les Tsiganes allaient envahir le bâtiment de sorte qu’ils ont fait signer une lettre d’expulsion remise en mains propres à Altagracia, la femme de David. Lorsqu’il est arrivé il a lu la lettre et se mit à rire de la formule de politesse : « Veuillez agréer, Cher Monsieur David Barahona y Barahona, l’expression de nos sentiments les meilleurs. » Le lendemain, David est arrivé très agité pour avertir qu’un huissier de justice était sur son chemin avec la police. Tout dans la maison allait être saisi puisque le loyer avait plusieurs mois de retard. Au milieu de l’agitation il a dit en riant : « Voilà les meilleurs sentiments que peuvent avoir nos propriétaires ! » J’ai disposé les trois bricoles que j’avais et j’ai partagé avec lui des pantalons qui lui allaient bien. Nous sommes partis à la hâte dans sa fourgonnette avec tous nos objets de valeur. Le mien était mon diplôme de médecin argentin pas reconnu en France et David avait ses photos et quelques souvenirs. Des années plus tard il m’a dit qu’il a vécu alors dans la fourgonnette et que la police lui avait fait peur à plusieurs reprises. David a eu froid à Paris.

En fait, l’œuvre créatrice de David n’était pas dans le domaine de la dramaturgie scénique. Pourtant elle reste dans la mémoire et l’imagination peut assurer sa survie comme dans le cas d’une de ses aventures qui ont eu lieu plusieurs années auparavant. Je l’ai appris grâce au récit que son neveu a fait à ma fille à Stockholm : l’aventure du lion du cirque. Pour éviter que l’humiliation devienne un spectacle et indigné par les conditions de vie inhumaines des stars du cirque où David travaillait, il est entré en contact avec la Société protectrice des animaux du Guatemala. Cette intervention a permis à l’autorité de faire la réquisition du lion et la cause a été gagnée. David est allé attendre le félin à sa libération. En le voyant sortir de sa cage sale et étroite il a été très content. Un sentiment semblable à celui de l’ami qui attend la sortie d’un détenu politique d’un de ces endroits sombres qui ont été utilisés par la répression de notre pays. Mais le lion n’était pas un nounours. Il n’était pas au courant des mesures prises et encore moins de ses droits et la bête l’a presque tué avec une griffe quand David a essayé de l’embrasser. L’accident a été évité grâce au fouet opportun du dompteur.

Les années ont passé, je me suis marié et j’ai eu mes enfants. Nous nous sommes perdus de vue. Je l’ai vu quelques fois mais j’avais déjà assumé le rôle de spectateur et j’avais changé, alors que David était toujours le même. Quand je l’ai vu dans le lit dans lequel il faisait son dernier rêve, son esprit était déjà saturé d’autant de créations théâtrales. Peut-être il a réalisé que ses personnages étaient impliqués dans leur quotidien et qu’ils ne l’avaient pas compris. Je suis sûr que tout le monde était pour David le meilleur interprète du rôle que chacun a dans la vie. Sans savoir grâce à qui ou pourquoi, personne n’oublie jamais le sentiment d’être observé pendant un clin d’œil avec compassion. Ceux qui ont vécu cette expérience n’ont pas réalisé qu’ils étaient les acteurs d’une œuvre monumentale qui ne sera jamais projetée. Spectateur et auteur d’un divertissement qui a été joué dans son champ de vision, son ouïe et ses sens. Les rideaux de cette scène se sont fermés à jamais le 29 mars 2013 dans un hôpital à Paris. Revenons à l’interprétation de nos propres vies. Les seigneurs de Xibalbá continuent à tourner aux alentours.

Paris, 2013,
Renato Barrios
El Café Latino, 15 avril 2013.

Teatro Vivo s’est installé en France depuis 1984.

Notes

[1Xibalbá pour le Popol Vuh, livre sacré des Mayas, est le royaume souterrain qui peut être domestiqué grâce au savoir-faire de l’agriculture.

[2Une piñata est un jeu de fêtes d’enfants. Il y a une poupée qui est balancée et attachée à une corde. Remplie de bonbons elle doit être rompue à coups de bâton. Chaque enfant frappe avec les yeux bandés et les invités lui signalent la direction des coups.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0