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Depuis Mexico, ruta 2009 (I)

lundi 14 septembre 2009, par Georges Lapierre

Los señores del Reino del Miedo
No producían maíz, ni chocolate, ni mantas.
Ellos sólo producían miedo.
Y con miedo pagaban a los hombres y a las mujeres
Que cultivaban la tierra
Y tejían el algodón.
Quien protestaba, moría ;
Y también la duda estaba condenada.
 [1]

Depuis Mexico, ruta 2009

(première partie)

Sur toutes les routes du Mexique est apparu un nouveau panneau portant en chiffres de couleur une seule date, toujours la même, 2010, ruta 2010. Le Mexique d’aujourd’hui, le Mexique del Señor Fécal, dit Calderón, se prépare à célébrer en grande pompe le centenaire de la Révolution mexicaine et le bicentenaire de la lutte pour l’indépendance. C’est leur 14 Juillet, mais avec une petite différence tout de même, alors que le 14 juillet 1789 marque le début de la contre-révolution française, et les petits hommes d’État français peuvent bien l’honorer avec des défilés militaires, 1910 rappelle le commencement du soulèvement zapatiste, el votán Zapata, et nous savons tous ici que Zapata n’est pas mort, que la lutte pour la liberté et pour la Madre tierra, ne s’est jamais arrêtée ; quant à la date de 1810, elle marque le point de départ de la lutte pour la libération des peuples, n’oublions pas que les armées des curés Miguel Hidalgo et José Maria Morelos étaient formées les peuples purhépecha et nahua du Michoacán, qui ne parlaient pas espagnol et qui cherchaient avant tout à se libérer des oppresseurs, aussi bien espagnols que créoles. 1810, 1910... tous ces panneaux ruta 2010 que le gouvernement a pris soin de dresser tout le long des routes me paraissent une façon, pour lui, de conjurer un avenir proche, qu’il semble appréhender.

Aujourd’hui, en 2009, le peuple nahua d’Ostula, petit bourg sur le versant pacifique de la Sierra Madre dans l’État du Michoacán, vient de récupérer plus de mille hectares de terre, qu’au cours des ans s’étaient peu à peu appropriés, avec la complicité des instances gouvernementales, quelques personnages douteux et sans vergogne. Lors de la rencontre [2] entre le peuple d’Ostula et le Congrès national indigène, qui a eu lieu les 7, 8, et 9 août de cette année, les autorités villageoises ont évoqué la Vierge de Guadalupe, patronne du village et figure de la Terre Mère universelle. La Vierge de Guadalupe est l’étendard des troupes zapatistes comme elle fut l’étendard des armées de Miguel Hidalgo. Les petits hommes d’État mexicains vont tenter de faire de la révolution mexicaine et de la lutte de libération des peuples une fiction, un pur spectacle avec fanfares et jeux de lumière, gardons pourtant en mémoire que la résistance et la lutte des peuples pour leur libération est toujours d’actualité et fait partie de la réalité du Mexique d’aujourd’hui.

Au Mexique, comme partout ailleurs, nous nous débattons entre la représentation que l’on cherche à nous donner de la réalité et cette même réalité. Ici pourtant le contraste est trop grand entre représentation et réalité pour que nous tombions dans le panneau. L’idéal d’un mode de vie, dont se veut porteuse la société de consommation avec jeunes femmes blondes grandes et sveltes et jeunes hommes porteurs d’attaché-case, à l’image du monde anglo-saxon, est bien trop éloigné de notre quotidien pour présenter un quelconque attrait. Nous sommes encore attachés à la réalité de la vie collective, la fiction d’un futur déshumanisé où l’after-shave serait le summum de la séduction a peu de prise sur notre imaginaire, les mensonges de l’État aussi. Seule une toute petit frange de la société se laisse prendre aux promesses d’un futur aseptisé et démocratique débordant de marchandises. Cet hiatus entre représentation et réalité nous permet de saisir ici plus aisément que dans le premier monde les enjeux de notre temps.

Ces enjeux n’ont pas changé, ils sont les mêmes depuis des siècles, depuis l’apparition de l’État moderne fondé sur la suppression du travail d’autrui dans l’échange marchand. Depuis que l’activité des marchands a envahi l’ensemble de la société, nous ne connaissons plus qu’une vie sociale en implosion où toute forme de vie collective tant soit peu autonome doit fatalement disparaître. La pensée du marchand est, comme toute pensée digne de ce nom, pratique, elle est comme toute pensée digne de ce nom une pensée spéculative, elle spécule sur un échange qui n’a pas encore eu lieu, sur un échange à venir, c’est une pensée spéculative et pratique, une pensée effective, elle supprime sans cesse le travail d’autrui dans un échange marchand futur. La pensée spéculative du marchand est la pensée qui anime impérieusement toute l’activité de notre monde, elle a pris la forme objective du capital. Il s’agit du capital financier, évidemment, de l’argent, et cette pensée se trouve entre la production de marchandise, le travail, qu’elle supprime déjà en pensée (l’argent comme spéculation) et l’échange marchand (l’argent comme réalisation de la pensée).

« La forme valeur est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux, qui revêt pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles », écrivait déjà Marx en son temps. La production de marchandises, ce que l’on appelle le travail, n’a plus rien à voir avec le travail d’antan, avec le travail des esclaves d’autrefois, ce n’est plus le fouet qui fait travailler les esclaves modernes, mais bien la pensée du maître dans la tête des esclaves, pensée qui a pris la forme objective de l’argent. Nous sommes ainsi amenés à préciser et à compléter la phrase de Marx que nous venons de citer : tout rapport social, disons toute vie sociale, est déterminé par la pensée, et cette pensée est la pensée de l’échange. Elle a pu être la pensée des hommes et des femmes pratiquant entre eux l’échange selon des règles communes reconnues par tous, elle a pu être celle d’une aristocratie ayant instauré un rapport de vassalité au cœur de la société. Avec le monde marchand ou capitaliste, nous avons affaire à un rapport social des hommes entre eux déterminé par une pensée séparée, qui leur est étrangère et qui est étrangère à la vie sociale elle-même. C’est le paradoxe du monde capitaliste et aussi son côté totalitaire : un monde qui se nourrit de la ruine de toute vie sociale. Voilà des gens, les marchands, qui se sont émancipés des règles de la vie commune pour imposer leur mode d’être à l’ensemble de la planète, détruisant toute vie collective, nous contraignant à n’être plus que des individus abstraits à leur image, des individus réduits à leur ego, en fait au sentiment intérieur d’un manque indicible que nous cherchons frénétiquement à satisfaire dans une guerre de tous contre tous.

Dans un article paru dans La Jornada du 14 août 2009, et intitulé Imperio, bases y acumulación por desposesión, « Empire, bases (il s’agit des bases militaires installées en Colombie) et accumulation par dépossession », Raúl Zibechi s’interroge sur le fonctionnement du système capitaliste aujourd’hui ; il note que le système donne depuis quelques décennies la priorité au capital financier sur le capital productif en vue d’une accumulation par dépossession, s’appropriant tout ce qui est du domaine commun. Cette forme d’accumulation, nous dit l’auteur, a bien des ressemblances avec ce que Marx a appelé l’accumulation primitive du capital. Cela signifie la fin de l’État providence (ou des États progressistes de l’Amérique latine), le vol, le dépouillement et le contrôle policier ou militaire des gens. Je noterai entre parenthèses que les États nationaux n’ont représenté qu’un moment de la domination capitaliste. Dans la géographie de son expansion planétaire, il est plus indiqué de parler d’empires marchands et d’une confrontation entre ces empires pour une domination planétaire, le protectionnisme est encore concevable à l’échelle des empires, il ne l’est plus à celle des États nationaux et les États d’Amérique latine, qui sont dans la sphère d’influence des intérêts du Nord anglo-saxon, en font chaque jour la triste expérience. Mais revenons à la thèse de Raúl Zibechi pour lui donner une perspective un peu différente.

Je dirai qu’il n’y a pas à proprement parler de capital productif séparé du capital financier, le capital financier est productif dans le sens strict du mot dans la mesure où il est la pensée qui anime la production de marchandises en vue de sa réalisation dans l’échange marchand. Quand Raúl Zibechi parle d’« accumulation par dépossession », il fait allusion à un autre aspect de l’activité capitaliste : le capitalisme comme machine de guerre contre toute forme de vie sociale autonome. L’avidité des marchands pour ce que Raúl Zibechi appelle « le bien commun » (les ressources naturelles, les mines, la terre, l’eau, le pétrole, la biodiversité...) n’est que le moyen par lequel le monde capitaliste atteint sa véritable cible : la vie collective. Il s’agit donc bien d’une accumulation par dépossession, mais la dépossession ne touche qu’en apparence les biens matériels. Les gens sont en réalité dépossédés de l’esprit qui animait leur vie, ils sont dépossédés de la pensée de l’échange. En fait, le capital, ou l’accumulation du capital, se présente comme le procès, éminemment pratique, de l’aliénation de la pensée partout dans le monde. Toute vie collective autonome se présente donc à la fois comme une limite à l’avancée du monde marchand, comme un obstacle (et en conséquence il doit être détruit), mais aussi comme l’élément moteur qui fait que le procès d’aliénation peut se poursuivre, elle alimente en quelque sorte le processus d’aliénation. Inversement, toute résistance met en péril le procès d’aliénation, toute résistance sociale met en péril l’activité capitaliste.

La domination de la société marchande est telle qu’elle a rendu définitivement caduque toute autre forme de domination. Cette domination complète a mis à nu le dernier bastion de la résistance au totalitarisme de la pensée, tous les autres recours (État providence ou État chrétien, État progressiste, État despotique) n’ont fait que préparer et soutenir l’avènement de la domination capitaliste. Cette épuration de l’histoire nous conduit à reconnaître dans l’existence des peuples ou dans la reconstruction d’une vie collective fondée sur des règles d’échange mutuel la seule opposition possible au totalitarisme, la seule critique réelle au despotisme de la pensée. C’est le privilège d’une époque d’avoir mis face à face les deux pôles de la pensée et d’annoncer notre fin ou notre résurrection improbable. Au Mexique existe encore la possibilité d’un dialogue interculturel entre les réfractaires à la société dite occidentale et le monde indien attaché à une culture, une organisation sociale qui lui est propre et qui peut, par certains aspects, se présenter comme une alternative au monde capitaliste. Ce débat a pris corps autour de quelques concepts comme l’« humano-pueblo », la communalité, le territoire...

(à suivre)

Mexico, le 10 septembre 2009,
Georges Lapierre

Notes

[1Les seigneurs du Royaume de la Peur ne produisaient pas de maïs, ni de chocolat, ni de couvertures. Ils produisaient seulement de la peur, et c’est avec la peur qu’ils payaient les hommes et les femmes qui cultivaient la terre et tissaient le coton. Qui protestait mourait ; et le doute aussi était condamné. (Popol Vuh, ou l’histoire légendaire du peuple de maïs)

[2Pour le récit de cette rencontre se reporter au texte de Jean-Pierre Petit-Gras intitulé Mexique : Indiens nahua sur le sentier de la terre.

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