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Depuis Mexico, ruta 2009 (III)

lundi 14 septembre 2009, par Georges Lapierre

(troisième partie)

Comme nous avons pu le noter, conquérir un territoire c’est en fait soumettre un peuple et détruire une vie sociale organisée selon des règles d’échange qui lui sont propres. Défendre son territoire, c’est défendre sa manière de vivre, son autonomie sociale. Quand nous voyageons dans le pays, nous devons nous arrêter à des military check points, ces military check points, qui étaient jusqu’alors propres à la Palestine occupée, semblent s’étendre un peu partout, à croire que nous vivons désormais dans des pays occupés. Le Mexique est un pays occupé, c’est un pays en guerre contre ses habitants, le Mexique des riches, de ceux qui ont le pouvoir, les notables, les hommes d’affaires, les entrepreneurs, les grands propriétaires terriens, les hommes politiques. Il est en guerre contre ses habitants dans la mesure où ceux-ci ne sont pas encore entièrement soumis. Cet état de guerre permanent explique la libération des paramilitaires d’Acteal [1] comme l’impunité dont jouissent les auteurs dits intellectuels du massacre, il explique le dépouillement des gens d’Ebulá (Campeche) et la destruction de leur village par les hommes de main d’Escalante, homme d’affaires, sous l’œil tranquille de la police, il explique l’arrestation arbitraire, ce jeudi 22 août de douze membres de la police communautaire du Guerrero dans la commune de Marquelia, il explique l’emprisonnement systématique de tous ceux qui luttent et qui s’affrontent au pouvoir, quand ce n’est pas leur assassinat. Ce sont des opérations de guerre. Le capitalisme est une machine de guerre, une guerre menée contre l’humanité, ainsi que le signalait il y a quelques années un certain sous-commandant Marcos.

Du vendredi 21 août au dimanche 23 eut lieu sur les bords du Rio de los Perros, anciennement rivière des Loutres (comme le monde change !), un forum convoqué par l’Assemblée pour la défense de la terre et du territoire de Juchitán. Comment résister à l’invasion des éoliennes, ces génératrices d’énergie à partir du vent violent qui souffle en permanence dans l’isthme de Tehuantepec ?

Pénétrer dans ces régions c’est découvrir un monde où l’horreur est devenue réalité, où la fiction d’un futur terrible devient réalité. Ces armées de moulins brassant l’air de leurs pales gigantesques offrent une vision apocalyptique d’un futur proche, surtout si l’on songe que toutes ces tours d’acier sur leur socle de béton ne seront plus qu’une immense friche industrielle dans vingt ou trente ans. Dernièrement el Señor Fécal, dit Calderón, accompagné de son gouverneur URO, protégé par un déploiement de plus de mille hommes de troupe, a inauguré la première tranche des travaux. J’ai parfois le sentiment que la résistance aux éoliennes s’est organisée bien tardivement et que nous sommes les nouveaux don Quichotte bataillant pour un monde qui a déjà disparu, pourtant certaines communes comme Union Hidalgo et San Mateo del Mar ont résisté avec succès à cette invasion, d’autres se sont fait avoir grâce à des complicités internes comme la Venta, San Dionisio del Mar, Santa María...

Cette rencontre fut intéressante à plus d’un titre. Tous ont reconnu l’importance de la tradition communautaire et la nécessité de s’appuyer sur l’assemblée des comuneros [2], une assemblée qu’il s’agit de reconstruire ou de renforcer, pour faire front à cet accaparement sans précédent d’un vaste territoire. Les communes indiennes, définies par leur territoire, doivent pouvoir décider de leur avenir, du développement qu’elles souhaitent et dans quel but. C’est à partir de cette idée d’autodétermination que des divergences sont apparues. Certaines communes comme celle d’Ixtepec, qui a cherché à mettre en valeur son territoire - urbanisation contrôlée, reboisement, délimitation des zones consacrées à l’agriculture, de celles consacrées à l’élevage, aménagement du fleuve - semblent intéressées par un projet d’énergie autogérée dont elles garderaient le bénéfice, à elles de le financer, bien entendu. Un plan de construction d’éoliennes « communautaires » a été proposé par un représentant de la société Yamsa : « Vous avez vos éoliennes clé en main, on vous prête même l’argent pour le financement du projet à un taux intéressant, et on partage ensuite les bénéfices de la revente du surplus d’énergie. » En ces temps de crise, les transnationales ne manquent pas d’imagination... ni de toupet. Évidemment, ce genre de projet « coopératif » est présenté comme une alternative sociale et communautaire à la sauvagerie capitaliste ! Cette proposition d’une solution alternative a eu pourtant le mérite, à mes yeux, de définir les termes du débat social qui a lieu actuellement : devons-nous entrer dans la logique d’un système, le système capitaliste, pour la détourner au profit de l’ensemble de la société ou marquer une rupture avec cette logique pour faire valoir un mode de vie autre, reposant sur d’autres valeurs ?

Très vite au cours du débat deux tendances sont apparues, il y avait ceux qui s’opposaient fermement à un tel projet et ceux qui le défendaient avec plus ou moins de conviction et d’ardeur. Ceux qui étaient partisans d’une rupture radicale avec la logique du monde marchand ont surtout cherché à recentrer le débat sur le renforcement de la vie communale et des valeurs culturelles dont elle est porteuse et j’ai senti les partisans d’une « alternative énergétique » (« pourquoi avons-nous besoin de toujours plus d’énergie ? Dans quel but ? ») vaciller tout doucement sur leur base. Dimanche s’est tenue, après proposition de transformer le forum en assemblée (proposition acceptée par l’ensemble des participants), l’Assemblée régionale des peuples de l’Isthme pour la défense de la terre et du territoire (Asamblea de pueblos indígenas de la región del istmo de Tehuantepec en defensa de la tierra y el territorio).

Parmi les résolutions de cette assemblée, il convient de retenir celle qui consiste à redéfinir le territoire communal en relation avec l’institution de l’assemblée des comuneros, institution qui a été gravement atteinte dans la plupart des municipalités de l’Isthme. Le gros morceau à résoudre sera Juchitán. Depuis la disparition-assassinat en 1978 (par le 11e bataillon d’infanterie) du professeur Victor Pineda Henestrosa, plus connu comme Victor Yodo, leader social qui s’était consacré à la fin des année 1970 à la récupération des terres communales accaparées par les terratenientes [3] et les caciques, Juchitán n’a plus de comisariado, c’est-à-dire d’équipe de gestion des biens communaux comprenant un président, un trésorier, des secrétaires, élue par les comuneros ou « authentiques paysans ». La gauche à la mairie de Juchitan dans les années 1980 avec la COCEI [4] a permis de détourner l’attention de la question agraire, le pouvoir politique représenté par la municipalité s’opposant au pouvoir de la collectivité représenté par l’assemblée communale : la municipalité contre la commune, en quelque sorte. Il est possible juridiquement de revenir en arrière et de faire valoir l’autorité de l’assemblée communale, plus précisément l’assemblée des comuneros, de ceux qui sont reconnus comme faisant partie de la collectivité originelle fondée sur la reconnaissance juridique du territoire qui lui est attaché. Reconstruire l’assemblée des comuneros à Juchitán et, dans ce mouvement, récupérer la terre communale accaparée par les caciques, va être un des prochains et principaux objectifs de cette première assemblée régionale des peuples de l’Isthme. Cette reconstruction va se heurter à d’énormes intérêts, beaucoup de pseudo-propriétaires ont, en outre, déjà loué des terres qui ne leur appartenaient pas aux entreprises transnationales de l’énergie.

Un problème se pose pourtant que je voudrais évoquer ici. Nous retrouvons ce problème dans toutes les communes d’une certaine importance et sa résolution devrait être une des tâches prioritaires du mouvement indigène, il est présent à Ostula, comme à Juchitán, à San Blas Atempa ou à Atlapulco. Le problème est le suivant : comment intégrer ceux qui ne sont pas comuneros, qui ne font pas partie de la collectivité originelle des « authentiques paysans », celle du Calpulli préhispanique lié à son territoire, l’altepetl, reconnu par la couronne d’Espagne par exemple ? Comment intégrer tout ce monde, indiens et métis, tous ces étrangers à la communauté première, qui sont venus peupler les centres régionaux ? (Et puis il faudrait aussi ajouter les femmes qui sont souvent écartées de l’assemblée des comuneros.) Cette question est aiguë dans les municipalités mais elle concerne aussi les hameaux de moindre importance, où ce sont surtout des jeunes privés de terre (le manque de terre est devenu un problème crucial dans bien des communautés) qui se trouvent marginalisés et écartés de la vie communale. C’est une population mouvante qui n’a pas d’attache avec le territoire, qui n’a pas accès à la terre communale ou ejidale [5] et dont le lien avec la collectivité de départ reste, de ce fait, flou et sans consistance. C’est sur cette population, exclue du noyau originel et qui ne trouve pas en elle-même les éléments d’une reconnaissance, que s’appuie le pouvoir politique pour instaurer la dictature de l’État [6].

À Xayakalan, sur les terres reconquises par la communauté nahua d’Ostula, quand nous avons fait allusion à l’existence de cette population métisse, qui est tout de même une composante importante du village, les autorités nous ont répondu que la communauté indienne et la communauté métisse sont comme « l’eau et l’huile », qu’elles ne peuvent pas se mélanger. Certes, une partie conséquente de cette population métisse est passée du côté ennemi, ce sont les caciques, les pseudo-propriétaires qui ont accaparé une partie des terres communales et qui se présentent comme le fer de lance du monde marchand et de son avidité sans borne à l’intérieur du village. Pourtant je pense qu’il est urgent pour la communauté originaire de prendre ce problème en compte et de trouver une passerelle, une ouverture, qui permettrait de refonder une collectivité sur une base élargie en intégrant cette population flottante à la vie de la commune, tous ne sont pas des accapareurs, il y a des artisans, des petits commerçants, des journaliers ; il s’agirait de trouver le moyen de favoriser et de permettre la participation active de cette population à l’assemblée communautaire, d’inventer et de créer des mécanismes d’intégration à la communauté d’origine. À Tataltepec de Valdes, dans la région chatina où je me suis rendu tout dernièrement, la communauté semble avoir en partie résolu le problème en tenant deux assemblées, l’assemblée des comuneros et une assemblée générale qui regroupe toute la population, c’est cette dernière assemblée qui désigne les autorités selon les us et coutumes. Au sujet du projet concernant la construction d’un barrage, le village a tenu ses deux assemblées, l’assemblée des comuneros a été contre à l’unanimité et l’assemblée générale, à la majorité. Il est sans doute plus facile pour les communautés de l’État d’Oaxaca, où les usages communautaires sont en partie reconnus par la Constitution de l’État, de trouver une solution que dans les autres États de la République mexicaine, où ces usages ne sont pas reconnus et dans lesquels les partis politiques corrompent la vie publique.

Si l’assemblée des comuneros, et disons plus généralement l’assemblée communale, reste fermée aux nouveaux venus et à ceux qui n’ont pas accès à la terre communale ou ejidale, le risque est grand de voir cette population prendre le parti de l’État contre la commune. La construction ou le renforcement de l’autonomie ne pourra pas se faire à travers un repli sur soi mais bien à travers une ouverture aux autres sur la reconnaissance d’une idée ou d’une culture partagée, comme celle de la communalité. Une grande partie de la population métisse est encore attachée à des valeurs collectives, à des fêtes, à des traditions, à des usages, à un savoir-vivre ancestral, elle hésite encore entre son goût prononcé pour la vie en société et son penchant, parfois exacerbé, pour l’individualisme. À Juchitán (« la comunidad-ciudad [7] », la communauté-cité), par exemple, la reconstitution de l’assemblée communale avec la participation de la majeure partie de la population autochtone ne devrait pas rencontrer de difficultés insurmontables tant la culture binnizá (zapotèque) avec ses fêtes ou velas, ses poètes et ses musiciens est restée présente.

Dans le Mexique d’aujourd’hui des courants de pensée et des initiatives se font jour qui vont dans le sens d’un rapprochement et d’une reconnaissance mutuelle. Du côté indien, il y a l’initiative zapatiste de l’Autre Campagne. Même si la participation des partis d’extrême gauche, des partisans d’un pouvoir séparé, d’un État, donc, peut apporter une certaine confusion, l’Autre Campagne reste généralement ancrée dans la vie des gens, dans la défense de la collectivité et du bien commun. C’est aussi dans cet esprit d’ouverture que s’inscrivent certaines résolutions prises lors des assemblées qui se sont tenues à Xayakalan Ostula et à Juchitan et qui consistent à prendre contact avec les organisations en lutte dans la société mexicaine et avec lesquelles il est possible d’avoir des objectifs communs (lutte pour la défense du maïs criollo et contre l’introduction des semences génétiquement modifiées, par exemple). Du côté métis, il y a l’initiative de Vocal (Voix d’Oaxaca pour la construction de l’autonomie et de la liberté) de rencontres entre les jeunes barricadiers de la ville d’Oaxaca et les peuples en lutte pour la défense de leur territoire. Ces caravanes, qui ont pour titre « le Sentier du jaguar pour la régénération de notre mémoire », se sont déjà rendues dans l’isthme de Tehuantepec, une nouvelle caravane a été formée, qui est partie au début de ce mois de septembre sur la côte pacifique de l’État visiter les communautés menacées par le projet de construction de barrages sur le Rio Verde.

À l’invitation de Vocal, nous nous sommes donc retrouvés (observateurs, membres d’organisations de défense des droits humains, délégués des associations de défense du territoire) ce vendredi 4 septembre à la Casota (lieu de vie et de rencontres multiples à Oaxaca) pour un long et aventureux voyage dans le pays chatino sur la côte pacifique. À partir de Sola de Vega, nous pénétrons dans la tortueuse Sierra Madre del Sur jusqu’à Puerto Escondido pour ensuite longer la côte sur 80 kilomètres avant de remonter une vallée de la Sierra : La Luz, Santa Ana, Santa Cruz, nous traversons le rio Leche, et nous arrivons enfin à Tataltepec, notre destination. La piste se termine en cul-de-sac un peu plus haut. Bien arrosée par les pluies venant de l’océan, la région est magnifique, elle est couverte de forêts et l’homme a aménagé des champs de culture et des pâturages sur les pentes raides qui descendent vers le fleuve, le rio Verde. Un si beau fleuve ! Le bois, l’eau, l’air ne sont qu’en apparence du bois, de l’eau et de l’air, certains voient derrière les apparences beaucoup d’argent (d’autres y découvrent de l’esprit), il faut donc cimenter au plus vite cette belle vallée pour en aspirer toute la richesse, noyer les lieux sacrés et transmuter l’esprit de la vallée en bel argent dans l’escarcelle des transnationales. Le gouverneur de l’État, dont la famille patauge dans le ciment et dans d’autres affaires, soutient contre la volonté clairement exprimée des habitants un projet de barrage à Paso de la Reina dit « projet hydraulique à usages multiples ».

Les peuples chatinos, mixtèques, d’origine africaine et métis des communautés affectées sont déterminés à sauver leur territoire. Ils ont constitué un conseil chargé de la défense du fleuve : Consejo de pueblos unidos por la defensa del rio Verde ou Copudever. Ce conseil regroupe les représentants de plus de trente communautés dont six municipalités : Tataltepec del Valdés, Villa Tututepec de Melchor Ocampo, Santiago Ixtayutla, Santiago Jamiltepec, Santa Cruz Zenzontepec, Santiago Tetepec.

Le samedi 5 s’est tenu en fin d’après-midi un forum public avec la participation des autorités communales, des membres du conseil des anciens, du groupe de travail Sangre Chatina, de la population du village et des représentants des associations qui ont formé la caravane. Le délégué du Conseil des peuples en défense de la terre et du territoire des communautés de la Vallée d’Oaxaca a parlé de leur opposition au projet d’une bretelle d’autoroute ; celui du Front civique Teotiteco de la Cañada a évoqué leur combat pour la reconstitution de la vie communale ; celui de la communauté Benito Juarez de Chimalapa a parlé de leur détermination à récupérer une partie de leur territoire envahie par les éleveurs de bétail venus du Chiapas avec le soutien des deux gouvernements, celui du Chiapas et celui d’Oaxaca ; le représentant du Front communal pour la défense de la terre (FPDT) de San Salvador Atenco a rappelé leur lutte victorieuse contre le projet de la construction d’un aéroport international sur leur terre en 2002, de la vengeance des gouvernements en 2006 et des douze prisonniers retenus comme otages dans les geôles de l’État, parmi lesquels Ignacio del Valle condamné à cent douze ans de prisons, Felipe Alvarez et Hector Galindo, chacun des deux à soixante-sept ans de prison. Après ces témoignages, les femmes et les hommes, les jeunes aussi et les anciens de Tataltepec, partagés entre détermination et désespérance, entre rage et tristesse, ont fait à leur tour « usage de la parole ».

En les écoutant, j’ai senti combien ces projets peuvent être une agression contre les gens, contre leur vie, contre leur paix, contre leur mode d’être, combien ils violent l’esprit qui les anime et qui les unit. Ils apparaissent comme les forces déchaînées de la barbarie contre la culture d’un savoir-vivre. Ils viennent accompagnés de menaces et d’intimidations en tout genre et ils cherchent à s’imposer avec tout le poids de l’État, de ses polices et de son armée. Face à la puissance de feu mis au service de l’intérêt égoïste, il y a des gens avec leur mémoire, leur histoire, il y a la chair de ces guerriers et guerrières désarmés. J’ai découvert aussi en écoutant le témoignage des uns et des autres et en particulier des membres de l’organisation Sangre Chatina le sens du mot corruption. Sa signification ne se limite pas à ce que nous entendons habituellement quand nous parlons d’un président municipal ou d’un comisariado [8] des biens communaux corrompus - profitant de leurs positions pour s’enrichir aux dépens de la communauté, elle touche un domaine beaucoup plus vaste, le domaine de l’esprit, elle est spirituelle : c’est la pensée qui anime l’homme comme être social, comme humano-pueblo, qui se trouve corrompue ; c’est un mode de pensée qui est corrompu et il est corrompu par un autre mode de pensée, par une autre vision du monde et de soi.

Le monde capitaliste a atteint le seuil frénétique d’une domination si parfaite que les mots eux-mêmes ont perdu leur sens. Dans le rapport sur le développement mondial 2009, sous-titré « Une nouvelle géographie économique », publié par la Banque mondiale, il est dit que « l’intégration économique implique de rapprocher les zones rurales des zones urbaines ». Alphonse Allais proposait de mettre les villes à la campagne, la Banque mondiale, avec beaucoup moins d’humour et beaucoup plus de sérieux, propose de mettre la campagne en ville comme on la mettrait en bouteille et invente un nouveau concept, qui n’a strictement aucun sens, celui de « ville rurale ». En fait ce nouveau concept a une signification bien précise que le contresens ou le non-sens, disons la novlangue, a pour but de cacher : il s’agit de construire des centres concentrationnaires où serait regroupée la population indienne en vue de créer « une nouvelle organisation territoriale basée sur la propriété privée, une main-d’œuvre bon marché, des plantations agro-industrielles et un tourisme de masse », ainsi que le signale Japhy Wilson de l’université de Manchester. Le gouverneur du Chiapas, Juan Sabines, vient d’inaugurer la première (d’une longue liste) « ville rurale », entendons camps de concentration avec sanitaire individuel. Les peuples sont dépossédés de leur territoire, ce qui était une collectivité se décompose et se défait, les paysans perdent leur terre pour se trouver à la merci de leurs éventuels employeurs dans les secteurs de l’agro-industrie ou de l’agroalimentaire. Le Chiapas se trouve au centre géographique et stratégique de la région qui va de Puebla à Panama. En juin 2008, les représentants du Mexique, de l’Amérique centrale et de la Colombie ont rebaptisé le Plan Puebla Panama (PPP) Projet Méso-Amérique. Ils se sont mis d’accord pour que tout le territoire, du sud du Mexique jusqu’à la Colombie soit mis au service du grand capital.

En revenant du pays chatino, un compagnon zoque nous racontait l’histoire de son village, comment les gens de sa communauté s’étaient rendu compte qu’une entreprise clandestine d’abattage des arbres (clandestine, cela signifie que l’entreprise est hors la loi mais qu’elle a l’appui des caciques et des hommes politiques et que cet appui remonte généralement jusqu’à l’entourage du gouverneur et au gouverneur lui-même) avait commencé à travailler dans la montagne. Ils se sont alors réunis et ont décidé d’envoyer quelques familles créer un hameau dans la sierra afin de s’opposer à la coupe des arbres et affronter l’entreprise et ses hommes de main. En l’écoutant, je pensais au peuple nahua d’Ostula dans le Michoacán, au peuple chatino dans la vallée du rio Verde, aux peuples zapatistes, chol, tzotzil, tojolabal, tzeltal, mam, du Chiapas... et je me disais que leurs armes étaient dérisoires face aux forces de l’ennemi, que, tout compte fait, la seule force de ces guerriers aux armes dérisoires, restait la pensée, qu’ils étaient les guerriers de la pensée.

Mexico, le 10 septembre 2009,
Georges Lapierre

Notes

[1Le 22 décembre 1997, quarante-cinq indigènes tzotzils appartenant à l’organisation catholique Las Abejas, en grande majorité des femmes et des enfants, ont été massacrés par des paramilitaires au Chiapas sous l’œil tranquille de la police et de l’armée ; vingt des paramilitaires, qui avaient été reconnus par les survivants, ont été libérés dernièrement par la Cour suprême de justice de la nation (lire le texte de Jean-Pierre Petit-Gras, Mexique : Acteal, terrorisme d’État et impunité, daté du 15 août 2009).

[2Les comuneros : les membres de la communauté originelle (les chefs de famille) dont le territoire (ou terre communale) a été juridiquement reconnu par l’État.

[3Propriétaires terriens.

[4Coalition ouvrière paysanne étudiante de l’Isthme.

[5Terre ejidale : terre nationale qui revient à une collectivité paysanne par décret présidentiel, cette pratique, qui permettait un accès collectif à la terre, a été définitivement arrêtée en 1992.

[6C’est aussi au sein de cette population que le pouvoir recrute ses hommes de main et forme ses paramilitaires en profitant des conflits interfamiliaux au sujet de l’accès à la terre communale.

[7Expression de Carlos Manzo, membre du Congrès national indigène et promoteur des dialogues interculturels.

[8Comisariado : celui qui représente les comuneros ou les ejidatarios et qui est désigné par l’assemblée communale ou ejidale.

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