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Du SRAS-cov2 au SRAS-polX
Du syndrome respiratoire aigu sévère humain
au syndrome respiratoire aigu sévère politique

lundi 30 mars 2020, par Louis de Colmar

Le 14 mars 2020, Édouard Philippe (Premier ministre) annonçait « la fermeture à compter de ce soir minuit de tous les lieux recevant du public et non indispensables à la vie du pays ». Par « non indispensables » je voudrais souligner que Philippe, en accord bien entendu avec toutes les strates du pouvoir, pointait justement tous les lieux qui — malgré leurs évidentes limites commerciales — donnent justement un sens à notre existence, tous les lieux qui permettent, malgré leurs limites évidentes, de donner une épaisseur collective à notre vie en société. C’est l’autre qui est le premier besoin de l’humain, l’autre en tant que personne, non en tant que moyen.

Ont donc été qualifiés de « non indispensables » tous les lieux qui concourent directement à préserver une qualité de vie minimale, tous les lieux de socialisation, ainsi que tous les lieux sans dimension économique directe (parcs, promenades, forêts, plages, etc.). Tout cela permet donc de conclure directement, clairement et sans ambiguïté, que l’indispensable relève de l’économie — mais qui peut bien l’ignorer sur le fond ? — et que le vivant — le « non-indispensable » — n’est qu’à son service. Le cadre général du confinement a donc été on ne peut plus clairement énoncé et révèle avec une indécence crue l’inversion de la réalité dont il procède.

Dans cette déclaration de Philippe, ce sont clairement les hommes qui sont les moyens de l’économie, et pas du tout l’inverse, tout ce qui fait la qualité de la vie pour des humains « normaux » est au mieux considéré comme un colifichet, comme la carotte de l’âne… Dans le fond, Philippe avoue ici une conception de la société composée uniquement d’individus isolés, d’individus uniquement caractérisés par des fonctions opérationnelles (travailler, étudier, consommer, etc.) indépendamment de toute intensité qualitative des liens sociaux (intensité au mieux reconnue dans le cercle familial restreint). Dans le cadre de ces fonctions utilitaristes et fonctionnelles, la nature « non essentielle » de certaines d’entre elles apparaît ainsi avec davantage de netteté. Le « there is no such thing as society » de Margaret Thatcher est, de fait, devenu une triviale banalité de base du pouvoir.

Si aujourd’hui le système sanitaire ne s’est pas encore littéralement effondré malgré l’incurie institutionnelle qui prétend le gouverner, à grand renfort de prétentieux scenarii hollywoodiens (hôpitaux militaires de campagne, avions, porte-hélicoptères, trains spéciaux, déclarations martiales et haussements de menton, etc.), c’est bien parce, justement, la « société » continue d’exister malgré tous les remarquables efforts faits pour la nier.

Le conflit qui pourrait se profiler met donc face à face une société qui aura été obligée de se prendre en main (sur le plan sanitaire comme dans d’autres secteurs) contre les institutions prises en porte-à-faux qui régissaient précédemment le corps social. L’enjeu pour le pouvoir est aujourd’hui d’éviter, autant que faire se peut, d’être débordé par un processus, certes timide, de resocialisation sauvage : d’où les tentatives de récupérations outrancières de tous les gestes spontanés de solidarité, en particulier avec les services hospitaliers. C’est pourquoi il court derrière un processus informel et brouillon de générosité, en cherchant à en prendre le contrôle en organisant et en cherchant à structurer pour son propre compte cet élan d’altruisme, à grand renfort d’appels au bénévolat et à l’utilité compassionnelle. Ce que l’on ne contrôle pas, il vaut toujours mieux essayer de feindre d’en être l’organisateur…

Les phénomènes sociaux sont toujours porteurs d’une grande part d’ambivalence. Je ne partage ainsi pas vraiment, ou pas totalement, une tendance un peu à facile à railler les applaudissements collectifs, d’abord spontanés, adressés aux soignants du haut des balcons et fenêtres de nos rues confinées. Le pouvoir et les médias font tout ce qu’ils peuvent pour canaliser cette belle énergie en quelque chose de totalement insipide et faussement consensuel, en la vidant de toute charge contestatrice potentielle. Ce qui me choque, ce sont les appels du monde politique à relayer cette solidarité pour tenter de limiter sa propre marginalisation : il est ainsi persuadé que si la société fait bloc face à la crise, c’est essentiellement parce qu’elle obéit à l’injonction présidentielle ! J’essaie quant à moi de ne pas confondre l’expression « naturelle » d’une spontanéité solidaire, certes non totalement exempte de naïveté, avec son instrumentalisation politico-médiatique.

Ce qui se joue, c’est une course de vitesse entre une potentielle dynamique auto-organisatrice, qui pourrait surgir de l’effondrement organisationnel de la (non-)société en place, et les stratégies de survie des institutions. Les caractéristiques possibles d’une telle auto-organisation sont en fait un autre problème… Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné la désorganisation pratique de la vie quotidienne pourrait être telle que la confiance en la capacité structurante des institutions s’effondre ? Je n’en sais rien, sauf que l’on touche ici du doigt la cause essentielle de l’effondrement des États — par-delà leurs capacités policières.

Le potentiel d’effondrement du mode actuel d’organisation sociétal est immense, palpable. Sa particularité est de ne pas s’exprimer par l’intermédiaire d’un ennemi extérieur (malgré les tentatives caricaturales d’en construire des hologrammes), mais d’un processus d’implosion, d’un grippage insensé qui est en même temps la révélation que le monde promis n’existe pas, n’est qu’une illusion. Ce potentiel d’effondrement n’est pas tant le débouché d’un rapport de force que le résultat de la disparition du ring lui-même.

On est devant un « trou noir » politique. On assiste peut-être à une inversion du sens de l’utile comparativement au rentable (ce qui n’empêche pas pour autant la multiplication indécente des taux de marge sur les marchandises en tension) : ce que je veux dire c’est que la situation est en train de rappeler à tout le monde l’importance absolument cruciale des « petites mains » de l’économie, ces petites mains méprisées, sous-payées, invisibilisées par le clinquant du cyberespace. Plus l’économie se contracte et plus leur fonction cardinale dans la survie du système devient aveuglante. C’en est à vomir de voir, d’un côté, les puissants leur faire aujourd’hui des courbettes, à coups de primes et d’éloges hypocrites ; de l’autre, de se préparer malgré tout au pire en anticipant un recours à la violence, d’abord légale en fracturant encore un peu plus ce qui reste du droit du travail, ensuite en convertissant dans l’urgence toutes les techniques électroniques inaugurées par la lutte contre le terrorisme au contrôle direct tous azimuts des populations.

Pourquoi donc l’« urgence sanitaire » qui a été décrétée consiste-t-elle essentiellement en des mesures antisociales contre la population et en des mesures de suspension des contraintes économiques pesant sur les entreprises ? On ne peut pas en effet considérer que les mesures de chômage techniques mises (sélectivement) en place pour les entreprises soient d’abord destinées aux salariés puisque l’argument principal qui est invoqué est celui de permettre à l’économie de redémarrer le plus vite possible.

Dans cette affaire de « situation d’urgence sanitaire », il faudrait sans doute également s’interroger sur un autre aspect des mesures prises, et se demander si, en premier lieu, on ne se trouverait pas également face à un processus de bunkerisation judiciaire. Dans la situation de panique administrative qui frappe l’État, une telle approche ne manque pas d’intérêt. En effet, une charge antisociale, sabre au clair, dans la perspective d’une « stratégie du choc », n’est bien entendu pas à exclure, mais pas tout à fait, non plus, l’explication la plus simple et plausible, en particulier parce que cela reviendrait à minimiser l’absence de contrôle de l’État sur la situation réelle, absence pourtant largement perceptible.

Pour moi, l’État est en situation de quasi-débordement, et il doit, même confusément, parfaitement ressentir le caractère de profonde instabilité politique et économique que recèle la situation. Il ne doit donc, de façon certaine, pas la prendre à la légère. La mise en place de cette situation d’urgence sanitaire peut donc également se lire comme une stratégie d’autodéfense légale : il s’agit ici d’anticiper les débordements probables de la réalité par rapport à une normalité politique et économique, et de limiter autant que faire se peut de se retrouver en porte-à-faux par rapport à ses propres règles de fonctionnement, dans lesquelles il puise à ses propres yeux sa légitimité.

Le cas du relèvement des seuils de durée maximale du travail peut être ici symptomatique : dans un premier temps, il s’agit de mettre la situation des hôpitaux en conformité avec ce qui s’y passe, l’explosion des heures de travail du personnel hospitalier, qui explose par la même occasion le cadre légal de l’État. C’est seulement dans un deuxième temps que cette mesure de décloisonnement des heures légales de travail devient une arme potentielle à sa disposition, et comme il n’a aucune visibilité sur la sortie de crise, il préfère très logiquement ne pas limiter cette mesure dans le temps. Cette non-limitation des mesures dans le temps peut très bien se lire comme un aveu de faiblesse.

Si l’intérêt de vouloir supprimer des jours de congés est assez facile à comprendre, son applicabilité est plus problématique (même avec l’appui très probable des syndicats pour, comme toujours, sauver l’outil de travail) : pendant une période de congés l’employeur n’est pas censé pouvoir influer sur l’utilisation du temps libre du salarié, or, pendant cette période de confinement, ce temps ne peut décemment pas être qualifié de « libre », même dans le cadre restreint de la logique dominante classique. Ou alors, autre possibilité beaucoup plus « moderne » : comme depuis l’instauration du régime néolibéral de travail, qui remplace à grande vitesse le fordisme, ce n’est plus le « temps libre » du travailleur qui est acheté, mais son « énergie » et son « investissement subjectif total », alors, cette énergie et cette disponibilité non consommées par l’employeur peuvent beaucoup plus facilement être requalifiées en tant que congés — sans être plus admissible pour autant.

Ce qui est grave dans cette histoire de congés, c’est finalement la totale déconnexion du pouvoir de la réalité vécue par la population. Ce n’est bien entendu pas une découverte, mais seulement un degré de plus dans le ressenti de l’humiliation portée. À un moment où la générosité de la population s’exprime, également, hors de tout calcul, pour faire face à la crise par ses pauvres moyens comme toujours dans ces moments-là, le pouvoir et ses institutions instrumentalisent cette générosité et cet esprit du don à son propre profit, pour tenter de sauver ses meubles…

C’est dans la même logique que l’on peut analyser les autres mesures, plus directement « économiques », mises en œuvre à travers les ordonnances liées à l’état d’urgence sanitaire : il s’agit certes d’aider les entreprises à passer un cap économiquement difficile, mais là encore il s’agit peut-être avant tout de ne pas permettre aux difficultés prévisibles des entreprises de créer un porte-à-faux légal qui saperait les fondements institutionnels déjà fragilisés de l’État.

Je pense que ce qui explique fondamentalement l’attitude de l’État, ce n’est pas en premier, là, dans l’immédiat, la volonté de reprendre la main sur la société et sur l’économie, mais bien plus sûrement de faire tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas être emporté par le maelström d’une crise multidimensionnelle qui met à mal la totalité des cadres traditionnels de la socialité. Il ne faut pas oublier que le cadre étatique est institutionnellement et idéologiquement précontraint et qu’il ne peut par là-même recouvrir toute la réalité. De ce fait, toute l’histoire du XXe siècle pourrait être analysée et comprise comme une course de vitesse, ou un exercice d’équilibriste mené par l’État pour contenir les forces de dissolution qui le minent.

Comprendre la crise du présent, c’est avant tout comprendre la fragilité de l’État et de l’économie, et ne pas se laisser impressionner par leurs rodomontades médiatiques, dont le récent discours présidentiel de Mulhouse était une caricature.

Louis
Colmar,
le 28 mars 2020
Source : en finir avec ce monde

Messages

  • Je trouve cette analyse de la situation que nous connaissons particulièrement fine, ouvrant des horizons intéressants. Il faut bien se dire que l’État a peur, il a peur d’une révolte imminente et de se trouver débordé par la population, la seule solution qu’il a trouvée est de nous maintenir dans un confinement qui s’apparente de plus en plus à un état de siège avec le déploiement de tout un appareillage sophistiqué de type militaire ou policier. Ce sont les maires de droite qui, pris d’une soudaine panique, réagissent le plus vite, décrétant le couvre-feu et faisant appel à des dromes et à des hélicoptères, etc.. Nous glissons peu à peu vers une situation inattendue et qui prend un aspect étonnant : d’abord ce virus comme si la réalité de l’argent devait prendre pour être entendue, cette forme virale, l’extériorité s’immisçant dans l’intériorité de l’être et du soi, dans l’intériorité de chacun et c’est cette tournure prise par la réalité qui risque de déclencher partout dans le monde une guerre insurrectionnelle, opposant la société (ou les sociétés) aux riches et à l’État. Les États ont tout de suite perçus, intuitivement, les dangers cachés de cette pandémie, ce qui est logique puisqu’ils sont les premiers concernés et que ce sont eux qui courent les plus grands périls.

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