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Emma Goldman
dans le feu de la vie

lundi 17 décembre 2018, par Pierre Madelin

Emma Goldman
Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions
Traduit de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss
Éditions L’Échappée, 2018
1104 pages

La première chose qui vient à l’esprit lorsque l’on referme la monumentale autobiographie d’Emma Goldman que viennent de publier les éditions L’Échappée est la suivante : comment est-il possible qu’il ait fallu attendre presque un siècle pour que ce livre absolument extraordinaire, paru en 1931, soit intégralement traduit en français ? Car Vivre ma vie n’est pas seulement un document irremplaçable sur le mouvement anarchiste et les grands événements socio-politiques de la fin du dix-neuvième siècle et des premières décennies du vingtième, c’est aussi un chef-d’œuvre palpitant de la littérature autobiographique qui se lit à la fois comme un journal intime et comme un roman d’aventures.

« Ne tarde pas trop, vis de manière imprudente, vis dangereusement. C’est la seule façon qui vaille. »

Née en 1869 en Lituanie dans une famille juive très stricte, Emma Goldman émigre aux États-Unis, dans le sillage de ses sœurs et peu avant que leurs parents eux-mêmes ne les rejoignent, en 1885. De son enfance et de son adolescence, elle nous dit peu, comme si sa vie ne commençait réellement que dans le « nouveau monde ». Elle reconnaît d’ailleurs elle-même que c’est l’exécution des anarchistes de Chicago — Spies, Engel, Fischer et Parsons —, accusés sans preuve d’avoir jeté une bombe ayant causé la mort de plusieurs policiers en marge d’une manifestation à Haymarket, qui marque sa véritable naissance spirituelle, sa prise de conscience des injustices du système capitaliste et de l’arbitraire sanglant et implacable de son éternel bras armé : l’État.

La découverte de l’anarchisme

Après les événements de Haymarket, Emma Goldman s’intègre peu à peu au mouvement anarchiste sous l’égide d’une figure oubliée mais exerçant alors une grande influence : Johann Most. Peu à peu, elle devient la conférencière et l’oratrice exceptionnelle qu’elle restera toute sa vie, et elle sillonne les États-Unis pour défendre les idées anarchistes et apporter son soutien à des mouvements sociaux ou à des personnes injustement incarcérées.

En 1892, nouveau tournant dans sa vie. Alexander Berkman, dit Sasha, son compagnon d’alors et l’ami de toute une vie (elle dira par la suite qu’il a toujours été présent dans « chaque fibre de son être »), tente d’assassiner Henry Frick, magnat de l’industrie métallurgique et briseur de grève, pour venger un massacre d’ouvriers. Interpellé, il échappe à la peine de mort grâce à la survie de sa victime et se voit finalement condamné à vingt-deux ans de prison. Il est extraordinaire de voir à quel point, au cours des quatorze années suivantes (Berkman bénéficia d’une remise de peine de huit ans), la vie d’Emma Goldman demeura suspendue à la destinée tragique de son compagnon, détenu dans des conditions épouvantables, le plus souvent en confinement solitaire. Bien sûr, et ce en dépit d’une année qu’elle passa elle-même dans un pénitencier au cours de cette même période, Emma Goldman ne se priva pas pour autant de vivre, l’intensité de ses luttes et de ses indignations politiques n’ayant d’égal que celle de ses passions amoureuses. Elle profite également de ces années pour voyager en Europe, où elle rencontre à Londres la fine fleur de l’anarchisme de l’époque : Louise Michel à la fin de sa vie, Kropotkine ou encore Malatesta (elle rencontrera également plus tard dans sa vie des figures importantes comme Rudolf Rocker ou les frères mexicains Enrique et Ricardo Flores Magón). Elle se passionne pour l’œuvre de Nietzsche, pour le théâtre (notamment celui d’Ibsen), pour les « jeunes » classiques de la littérature américaine comme Whitman et Thoreau, et découvre à Vienne les enseignements du jeune Freud.

Lorsque Berkman sort de prison en 1906, elle n’est plus la jeune femme d’autrefois, et lui est brisé par ses terribles années de détention. Les retrouvailles sont difficiles, mais la fidélité, elle, demeure indéfectible, et la complicité impliquée par leurs incessantes luttes communes, inébranlable. Ils sont également unis par la publication, pendant de nombreuses années, du magazine anarchiste Mother Earth. Puis la Grande Guerre éclate ; elle divise le mouvement anarchiste international, mais lorsque les États-Unis s’y engagent, Goldman et Berkman la dénoncent vigoureusement et s’opposent publiquement à la conscription. Ils sont une nouvelle fois incarcérés puis, au terme de leur peine, expulsés vers la jeune Russie soviétique livrée aux mains des bolcheviks, qu’ils atteignent en bateau au tout début de l’année 1920.

La désillusion soviétique

Que de promesses ! La société tant et tant attendue, libre, égalitaire, semble enfin à portée de main, et ils pourront dorénavant se joindre à son édification ! Berkman écrivit que le jour de son débarquement en Russie avait été le plus grisant de sa vie, et il est probable que Goldman ait éprouvé des sentiments similaires. Las, la réalité va peu à peu les rattraper. Confrontés aux exécutions sommaires de la d’ores et déjà toute-puissante Tchéka, à la corruption d’une bureaucratie tentaculaire déjà fortement établie et à la répression de tous les éléments non bolcheviks, au premier rang desquels les anarchistes, Alexander et Emma vont peu à peu déchanter. En 1921, lorsque le soulèvement des marins de Kronstadt est réprimé dans le sang par Trotski, c’en est trop. Ils décident alors de quitter la Russie et de dénoncer la dictature sanglante et contre-révolutionnaire de l’État tombé aux mains des bolcheviks.

Il faut saluer ce geste de lucidité courageux, douloureux — Emma Goldman elle-même reconnut qu’il lui fallut du temps pour que son « œil intérieur » admette l’arbitraire et la violence dont son « œil extérieur » était quotidiennement témoin — et rare ; l’histoire de la gauche est en effet saturée de ces complicités meurtrières avec des régimes censés défendre de nobles idéaux sociaux et politiques. Les témoignages de Berkman (dans Le Mythe bolchevik) et de Goldman, connus de longue date mais longtemps indisponibles en France, permettent également d’en finir une bonne fois pour toutes avec le mythe d’une « dérive » autoritaire plus ou moins accidentelle du régime soviétique, accentuée par l’arrivée au pouvoir de Staline : la violence la plus sanglante était consubstantielle à la conception et à la pratique du pouvoir des bolcheviks, et ce dès octobre 1917.

L’autobiographie d’Emma Goldman s’achève en 1929, soit quelques années après son départ de Russie, années d’errance, d’écriture et de tentatives difficiles pour faire connaître au monde la réalité du nouveau pouvoir russe, qui se heurteront sans cesse à la censure des communistes zélés, lesquels s’emploieront pendant des décennies à occulter les crimes de l’un des régimes les plus épouvantables de l’histoire humaine. Bien qu’elles ne soient pas inclues dans l’autobiographie, les dix dernières années de la vie d’Emma Goldman ne sont pas dépourvues d’intérêt (pour davantage de détails, voir le livre que lui a consacré Max Leroy en France). Insatiable jusqu’à son dernier souffle, elle participera notamment à la révolution espagnole aux côtés des anarchistes avant de s’éteindre à Toronto, au Canada, en 1940.

Une libertaire non dogmatique

Mais comme nous l’avons déjà dit, les mémoires d’Emma Goldman ne sont pas exclusivement politiques. Mémoires d’aventures, car les péripéties de sa vie et de celles de ses proches furent nombreuses. Il faut lire les pages exaltantes relatant les projets d’évasion d’Alexander Berkman lors de sa captivité, les préparatifs minutieux du tunnel creusé par un mystérieux « Suédois » et censé lui permettre de s’évader (le plan, finalement, échouera), évoquant les images de grands films d’évasion comme Le Trou, de Jacques Becker. Ou encore les pages consacrées à la traversée de l’Ukraine en train alors que la guerre civile qui fit suite à la prise de pouvoir des bolcheviks n’est pas encore totalement terminée, et ce jour où Galina Makhno, l’épouse de Nestor, alors recherché par toutes les polices du régime, rencontra secrètement Goldman et Berkman pour leur proposer d’être « séquestrés » par l’armée de son mari afin qu’ils puissent s’entretenir avec lui sans éveiller les soupçons du régime. Journal intime enfin, car la soif de justice d’Emma Goldman n’avait d’égal que sa soif d’amour et son livre accorde une place centrale aux multiples relations, parfois houleuses, qui ponctuèrent sa vie.

Passionnée, Goldman l’était également en amitié ou dans on incessante quête de la beauté dans l’art et dans la nature. Chez elle, point d’opposition tranchée entre une « critique sociale » et une « critique artiste » du capitalisme ; c’est dans un même élan et avec une même intensité qu’elle lutta pour l’avènement d’une société émancipée et pour une vie permettant aux individus de se réaliser pleinement. Cela explique également que transparaisse à travers son livre un certain hédonisme, à rebours des tendances « monastiques » et sacrificielles si communes chez les militants anarchistes et communistes d’autrefois, ce qui lui vaudra d’ailleurs souvent des tensions avec Berkman, beaucoup plus rigide. Communiste libertaire défendant farouchement l’autonomie individuelle, révolutionnaire sans illusions sur le peuple, Emma Goldman fut assurément une figure complexe et fascinante. Pour mieux la découvrir, nous ne saurions que trop recommander la lecture de cette autobiographie hors du commun.

Pierre « Petul » Madelin
Source : Le Comptoir
22 novembre 2018.

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