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Mexique : lek xkilot

En terre maya zapatiste, l’amour aussi se regarde à deux

jeudi 10 septembre 2009, par Jean-Pierre Petit-Gras

L’ensemble des six mille langues parlées sur notre terre sont des constructions géniales. Elles représentent probablement ce qu’ont fait de mieux les hommes et les femmes qui nous ont précédés. Lentement élaborées, polies de génération en génération par des milliers d’individus engagés dans l’acte quotidien de communication, elles sont parvenues à dire un peu de la beauté et de l’extrême complexité du monde. Au passage, elles ont donné à la pensée humaine sa profondeur et sa puissance [1].

Et leur variété, justement, constitue l’un des aspects fondamentaux de cette immense richesse que nous autres, êtres humains, avons héritée et améliorée.

Mais les acteurs du système industriel, obsédés par l’objectif de production à l’identique et en série de la même pièce, et tendus vers leur idéal de clonage du vivant, veulent la disparition de tous les particularismes, jugés folkloriques et désuets. D’où ce mépris pour les petites langues. L’ignorance nous fait les qualifier de dialectes ou de patois, de non écrites, ou encore de sans grammaire, poussant irrémédiablement à l’usage universel d’un idiome unique... Une langue que bien peu, d’ailleurs, maîtriseront réellement. Et qui reflétera alors, tragiquement, l’appauvrissement et l’affadissement général d’une culture, rendue de toutes façons obsolète devant l’implacable ascension de la machine.

L’intérêt pour la conservation des langues locales et la mémoire historique est assimilé à une curiosité vieillotte et morbide, à un dada marginal.

Car personne, ou presque, n’y voit la trace, ni la preuve de tout ce que les sociétés, et les individus qui les composaient, avaient acquis en matière d’autonomie matérielle et culturelle.

Comme personne, ou presque, ne fait le lien entre l’uniformisation imposée par l’invasion programmée de la chanson en langue anglaise dans les années 1960 et la pandémie foudroyante de l’aliénation, de la soumission totale devant l’État et la techno-science, privée ou non, qui a accompagné la perte générale d’identité, de l’essence même de ce qui, pendant des dizaines de milliers d’années, avait fait l’humain [2].

Au Chiapas, à Oventik, l’un des cinq Caracoles zapatistes, les promoteurs d’éducation de l’école secondaire (rebelle et autonome) proposent au reste des habitants de la planète des cours de langue espagnole [3], mais aussi de tsotsil, appelé également bats’i k’op.

On peut lire sur le site internet du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (dans la rubrique « Education zapatiste ») un beau texte, intitulé « Il pleuvait, il pleuvait ». Ce témoignage devrait en convaincre plus d’un (ou plus d’une, en fait, car les élèves du CELMRAZ sont majoritairement des femmes) de partir un de ces quatre à Oventik vivre cette expérience très particulière.

On se contentera ici, pour appuyer cette publicité gratuite [4], de commenter deux particularités du bats’i k’op, évoquées cet été avec l’un de ces promoteurs tsotsil.

En premier lieu, la culture maya accorde une grande importance au collectif. Le village, la communauté à laquelle on appartient, et qui inclut non seulement les personnes, mais aussi les champs de maïs, les maisons, les arbres, les montagnes, les sources et les rivières, tout cela forme un nous (plus ou moins généralisant, puisqu’il existe deux première personne du pluriel) fortement présent dans la personnalité de chaque individu, qui se pense à la fois dissocié et associé dans sa communauté (jteklum). Notons que nos parler régionaux (dans l’ouest de la France, par exemple) liaient souvent, naguère, la première personne du singulier (à travers le pronom personnel je) à un verbe conjugué à la première personne du pluriel : « J’avions reçu commandement... [5] » dit une chanson antimilitariste.

Ensuite, la culture maya valorise beaucoup ce que l’on voit. En tsotsil, par exemple, plusieurs dizaines de mots sont des classificateurs de forme. Ceux-ci ont pour caractéristique de remplacer les déterminants de nos langues (articles indéfinis, par exemple) en comptant et décrivant en même temps la forme ou la position de l’objet ou l’être dont il est question. Le classificateur lik, par exemple, annonce que l’on a affaire à une matière fine et allongée, et vaklik jun voudra dire six feuilles de papier. Rappelons que les Mayas savaient fabriquer le papier, et écrire dessus, bien avant les Espagnols et leur catastrophique débarquement, à la fin du XVe siècle.

Autre exemple de l’importance du regard : le guérisseur, j’ilol, est celui dont l’activité est de voir.

Les sentiments amoureux passent eux aussi par les yeux. Aimer, c’est bien voir.

Plus exactement, bien se voir. Car le regard amoureux marche dans les deux sens. C’est en tout cas possible grâce à ce que les linguistes appellent dans leur jargon l’intersubjectivité [6]. À savoir le fait qu’un même verbe exprimant une action (voir, dans ce cas) aura, en quelque sorte, non pas un sujet et un objet, mais deux sujets différents, qui vont tous les deux « marquer » leur empreinte sur le verbe.

Prenons l’exemple de la déclaration d’amour en bats’i k’op. Cela se dit, avec toute la conviction de rigueur : Lek xkilot

Lek signifie bien.

x est la forme indiquant que l’action du verbe est en cours.

k marque ici un sujet du verbe à la première personne du singulier.

il est la racine du verbe voir.

ot est une marque du sujet du verbe, à la deuxième personne du singulier.

La traduction que l’on pourrait donner à cette phrase serait « Tu fais que je te vois bien » (ou encore, pour faire plaisir à monsieur Jourdain, « Tu me fais te voir bien »). L’amour exige donc, pour exister, de ne pas fonctionner dans un seul sens. Il lui faut deux sujets, et non un sujet aimant et un objet aimé, pour que la mayonnaise prenne. C’est ce que veut dire lek xkilot. Et c’est entre autres à cette façon de voir les choses que tiennent les gens qui s’obstinent à parler bats’i k’op. Car leur langue se nourrit (en même temps qu’elle la reproduit) de cette vision horizontale et non hiérarchisée du monde.

Au Chiapas, les zapatistes construisent leur école autonome autour des langues (et des savoirs des anciens, les grand-mères et grand-pères des communautés), sans pour autant rejeter l’espagnol et les autres matières qui permettent d’enrichir l’appréhension de ce qui les entoure.

Ailleurs, dans l’Oaxaca, le Guerrero ou le Michoacán, par exemple, où les langues indigènes ont parfois subi au cours des dernières décennies une rapide érosion, liée à la destruction des communautés, à la scolarisation en castillan, à l’émigration et à l’invasion du capitalisme industriel, la prise de conscience est identique. Les mouvements de résistance comme ceux qui se coordonnent au sein du Congrès national indigène placent la question linguistique au cœur de l’effort de reconstruction. Écoles et radios communautaires ressurgissent un peu partout, malgré le contexte de répression économique, culturelle et militaire [7]. Cela, même dans des régions où la cause pouvait sembler perdue.

À l’instar de celle des cinquante-six langues encore parlées au Mexique, l’occitan, le basque, le corse, le breton, le picard et l’alsacien, mais aussi le poular, le manjak, le soninké ou le wolof, l’arabe ou le berbère [8] pourront peut-être un jour (re)trouver leur vraie place dans notre pays. Ne serait-ce que pour que nos enfants restent capables de se regarder les yeux dans les yeux, et dire quelque chose comme lek xkilot, dans une langue qui ne soit pas celle du sms. Ou bien, à défaut, de se souvenir du sens des mots terre, bien commun, travail collectif, autonomie, dignité et envie de vivre...

Août 2009,
Jean-Pierre Petit-Gras

Notes

[1Et pas seulement en Grèce, ou dans la civilisation occidentale. Bien au contraire. Le dernier livre de Marshall Sahlins (La Nature humaine, une illusion occidentale) nous le rappelle gentiment.

[2En premier lieu la force des liens entre individus, et leur relation à la terre.

[3L’imposition de l’espagnol sur le continent américain a joué le même rôle que celui auquel « prétend » aujourd’hui l’anglais à l’échelle mondiale. Mais l’étude de l’anglais ou de l’espagnol, du portugais, de l’arabe, du chinois ou même, pourquoi pas, du français peut être envisagée comme une occasion d’ouverture et d’enrichissement culturel.

[4La participation financière demandée par le Centro de Español y Lenguas Mayas est presque dérisoire. En outre, les enseignants, expérimentés malgré leur jeunesse, ne sont pas payés. L’argent est remis à la Junta de Buen Gobierno, l’autogouvernement local. Dans la région toulousaine, les associations Mut Vitz 31 et Américasol peuvent renseigner sur la marche à suivre pour participer à ces cours.

[5Cela laisse entendre qu’une culture collective, solidaire, sans hiérarchie, a pu imprégner, malgré toutes ses limites, la société de nos aïeux.

[6Voir, par exemple, Carlos Lenkersdorf, Les Hommes véritables, traduit de l’espagnol (Mexique) par Joani Hocquenghem, Ludd (p. 94 et suivantes), Paris, 1998.

[7Sans aucune subvention de l’État ni des institutions, à quelque niveau que ce soit. « Si nous voulons reconstruire pour nous, il nous faut le faire par nos propres moyens, par l’auto-organisation. Sinon, nous nous condamnons à la récupération, à la soumission et à l’échec », expliquait récemment un activiste culturel p’urépecha proche du CNI.

[8Comme de nombreux Africains, les Mayas du Chiapas, et singulièrement ceux des villages zapatistes, apprennent souvent à parler trois ou quatre langues. Ils n’ont pas pour cela besoin d’étudier aussi longtemps que ce préfet qui voit des Noirs partout. Ni même de l’aide des méthodes « interactives » des méthodes pédagogiques du commerce.

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