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Entretien avec Caitlin Manning
Résistance aux parcs éoliens dans l’isthme de Tehuantepec

dimanche 15 mars 2020, par Alizé Lacoste Jeanson, Caitlin Manning

Caitlin Manning est une cinéaste américaine. Ancienne professeure à l’Université d’État de Californie, elle partage son temps entre la côte ouest américaine et certains des lieux d’où jaillit la lutte contre le système capitaliste. Des ingouvernables au mouvement Occupy Oakland, en passant par la brutalité policière et les rues d’Haïti, sa caméra capture les récits de dépossédés qui n’ont pas dit leur dernier mot. Dans le sud du Mexique, elle a réalisé avec Joe Bender une série de courts-métrages sur la résistance qui prend forme. Entre remise en cause de l’énergie éolienne industrielle et de l’idéologie du développement, elle nous offre un entretien porté par les voix que le Capital aimerait étouffer.

Le Comptoir : Le court-métrage que vous avez réalisé sur les parcs éoliens en Oaxaca (État de la côte pacifique du Mexique) est un très bon exemple des failles pourtant immenses que cachent mal les projets « verts ». Pourriez-vous nous décrire la résistance mise en place par les habitants de l’isthme de Tehuantepec et les conséquences des éoliennes sur l’environnement ?

Les immenses agglomérations de parcs éoliens dans l’isthme de Tehuantepec sont un exemple édifiant de la destruction que les technologies dites « vertes » impliquent lorsqu’elles sont mises en place par des entreprises qui cherchent à faire du profit, aidées par les gouvernements qui offrent à leurs copains capitalistes toutes sortes d’arrangements et trompent les populations locales avec des mensonges et des fausses promesses — le plus gros mensonge reposant sur l’idée que ces projets sont dans leur intérêt, et vont leur permettre d’accéder à une utopique modernité capitaliste. Comme le dit Bettina Cruz dans la vidéo, la promesse que le développement est à destination des populations locales est un grand mythe.

« Vous venez pour détruire notre mode de vie. Vous dites, “il va y avoir du développement dans l’isthme de Tehuantepec.” Un développement selon votre point de vue ! Moi, je ne sais pas quel est le type de développement que vous voulez. Mais le type de développement que nous, nous voulons, c’est pouvoir se lever tranquillement le matin, c’est pouvoir avoir de la nourriture pour nos enfants, c’est pouvoir boire notre chocolat, c’est pouvoir manger notre totopo, notre fromage frais, notre crevette, notre poisson, ça c’est le développement que nous voulons. »
Bettina Cruz, paroles issues du mini-film de Caitlin Manning En défense de la terre, de l’océan, de l’air.

Les parcs éoliens de l’Isthme recouvrent des dizaines de milliers d’hectares sur ce qui fut un temps des petits terrains agricoles que les communautés indigènes ont occupés et organisés de manière soutenable pendant des milliers d’années. Ils font pousser du maïs, des légumes, cueillent des plantes médicinales, chassent du petit gibier et font de l’élevage bovin à petite échelle. Ce mode de vie a été gravement mis à mal par les parcs éoliens. Ils représentent entre 1 600 et 2 000 éoliennes, chacune dépassant 80 à 150 mètres de haut avec des pales de 89 mètres de diamètre. Chacune des turbines est installée sur une immense base circulaire en béton et en acier qui fait 16 à 21 mètres de diamètre et dont les fondations sont creusées entre 10 et 14 mètres de profondeur dans le sol.

Les éoliennes sont censées fonctionner aux côtés des fermes traditionnelles, mais la réalité c’est que les modes de vie des fermiers et des pêcheurs indigènes ont été gravement impactés. Les arbres et les ronces ont été dégagés pour faire de la place aux parcs éoliens, de nouvelles grandes routes ont été construites pour le passage des machines de construction lourde, divisant parfois le terrain d’un fermier et perturbant les pâturages de ses vaches. Des habitats fauniques ont été détruits, des sites sacrés perturbés, et les zones de cueillette ont été décimées. Les tonnes de béton qui ont été injectées dans la terre ont bouché les circuits des nappes phréatiques, asséchant ainsi les puits des fermiers. Les éoliennes ont également perturbé les mouvements migratoires des oiseaux et des chauves-souris de la zone. Des études scientifiques montrent que les changements de circulation des vents causés par les éoliennes ont également affecté le climat, contribuant potentiellement à la baisse du niveau de précipitations localement. Les terres sont gardées par les agents de sécurité des entreprises qui rendent l’accès aux terrains cultivés très difficile, sans même parler des dangers auxquels s’exposent ceux qui cultivent à l’ombre des éoliennes. Les éoliennes défectueuses engendrent régulièrement des fuites d’huile qui se répandent dans le sol. Pire, elles explosent parfois et prennent feu, causant l’épandage de gros morceaux de débris sur le sol qui se trouve dessous, en plus de l’huile brûlée. De nombreuses personnes se plaignent de maux de tête et autres maladies liées à l’incessant bruit de basse fréquence des pales rotatives, qui modifient également le comportement de la faune locale. Lorsqu’elles sont installées près de la mer, le bruit et la forte lumière que renvoient les éoliennes éloignent les poissons, ce qui est un problème majeur pour cette zone où beaucoup vivent de la pêche.

Les fermiers qui ont consenti à vendre ou à louer leurs terres ont été trompés par des professionnels bien rodés qui leur ont fait signer des contrats qui, souvent, n’ont même pas été remplis, et qui contenaient également des clauses écrites en petits caractères que les fermiers n’ont pas comprises. Les affaires offertes par les compagnies éoliennes ont ouvert la porte à la corruption à tous les niveaux, bénéficiant à quelques-uns aux dépens de beaucoup, et menant à des conflits qui ont divisé les communautés. La construction de parcs éoliens a également causé un phénomène de construction de « villes champignons » dans certains endroits, augmentant ainsi les prix et créant de grands écarts de richesse.

La résistance aux parcs éoliens, surtout organisée par les indigènes zapotèques et les fermiers et pêcheurs ikoots, existe depuis le début de la construction, mais elle a gagné en importance après que les locaux se soient rendu compte des effets des premiers parcs éoliens. Dans la partie sud de l’Isthme, la majorité des gens sont opposés aux parcs éoliens et ils sont engagés dans la lutte. La plus importante et la plus grande victoire pour le mouvement de résistance a été l’annulation d’un important parc éolien en 2015, qui était prévu pour être l’un des plus grands parcs éoliens d’Amérique latine, après des années de lutte au cours desquelles les activistes ont été harcelés, injuriés, mis en prison et même tués. La lutte pour arrêter l’extension des parcs éoliens a réuni plusieurs communautés (y compris beaucoup de femmes qui ont joué un rôle majeur) et a atteint son summum lorsqu’une barricade et une occupation ont été mises en place pour empêcher l’accès au site de construction.

Les résistants ont gagné la bataille, au moins temporairement, quand un juge a décidé que la construction devait s’arrêter parce que les droits des communautés indigènes, sanctionnés par la loi [1], avaient été violés. Cette victoire sur le terrain de la légalité n’aurait pas eu lieu sans la lutte de terrain.

S’opposer aux projets du capitalisme vert est essentiel à la lutte qui vise à construire une autre humanité. Néanmoins, l’idée d’un développement linéaire et unique a colonisé les têtes et les cœurs y compris au niveau le plus intime, dans les zones où l’opposition frontale n’a pas lieu : de nombreuses pratiques (cuisiner, s’habiller, construire…) ont été remplacées par des manières de faire modernes et couteuses. Vous en donnez un exemple dans le court-métrage intitulé Reconstruire après un désastre, récupérer les pratiques traditionnelle, résister au capitalisme, où des femmes expliquent que construire sa cuisine avec la terre qui provient du sol a été discrédité au profit de la construction avec du ciment, qui n’est pas un matériel approprié en termes de dissipation de la chaleur et de solidité. Au travers de vos voyages et films, avez-vous noté de plus en plus de chemins pris vers l’autonomie — vers la réappropriation de notre façon de faire les choses ?

Je suis entièrement d’accord sur le fait que la gestion capitaliste de nos désirs et sensibilités est un obstacle majeur pour imaginer un autre monde. La possibilité qu’il y ait un « autre » ou un « après » capitalisme est quelque chose que la capitalisme doit constamment supprimer, en présentant ce système irrationnel et cruel comme la seule voie vers quelque chose que nous sommes censés vouloir : développement, progrès, quelle que soit la manière dont on le nomme.

Les deux années et demie pendant lesquelles nous avons voyagé dans le sud du Mexique ne sont pas suffisantes pour confirmer que des enclaves autonomes sont en augmentation, bien que des analystes comme Raúl Zibechi pensent que ce soit le cas. Il y a les zapatistes, évidemment, et le Congrès national indigène, pour qui la quête de l’autonomie est primordiale et est articulée à la résistance au capitalisme.

Beaucoup de ceux qu’on a rencontrés sont conscients et au courant qu’il est nécessaire de protéger leur territoire et réduire leur dépendance au marché et au gouvernement, ce qui inclut préserver et récupérer les modes traditionnels de faire de l’agriculture, de se soigner et de se comporter quant au territoire. Nos voyages nous ont amenés dans des lieux où les individus s’efforcent constamment de vivre de manière autonome — bien que, évidemment, le capitalisme ait transfusé presque partout, à différents degrés cependant (même les zapatistes vendent du café sur le marché global). Ça, ce sont les gens à propos desquels on fait les films. Mais dans beaucoup de lieux, ces individus sont une minorité en danger.

Ce qu’il est important de comprendre et ce qui nous a surpris et inspirés, c’est qu’il y a encore beaucoup de zones et de personnes qui sont restées, d’une certaine manière, en dehors de l’économie capitaliste et qui vivent avec une large part d’autonomie en termes d’alimentation, et leur relation à l’environnement est très différente du modèle capitaliste extractiviste. Nous avons visité beaucoup de maisons où les gens font pousser leur propre maïs, haricots et café sur de petits lopins de terre. Ils plantent leurs propres fruits et légumes, ou vont en faire la cueillette dans les forêts. Souvent, ils ont des poules et des canards dans leurs jardins. S’ils sont chanceux, ils possèdent un cochon ou une tête ou deux de bétail, ou même un petit troupeau, ce qui, pour beaucoup de petits fermiers, sert comme un genre de compte épargne qu’ils peuvent convertir en liquidités en cas d’urgence. Ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais ils bénéficient d’une bonne alimentation variée. On ne doit cependant pas romantiser, parce qu’il y a souvent de nombreux problèmes (manque d’accès aux soins médicaux, à l’éducation, patriarcat, etc.). Mais on a vu que cette vie rurale et fermière à petite échelle est un mode de vie « viable », au sein duquel les gens ont une forte relation avec la terre. Cette autonomie est en partie due à l’éloignement par rapport aux centres urbains et industriels de grande importance, et aussi au fait de ne pas avoir été encore complètement intégré au marché capitaliste. Ce à quoi pousse le gouvernement en permanence est d’« intégrer » ces zones dans les modes de vie capitalistes, particulièrement quand les gens vivent au-dessus ou près de ce que le capitalisme voit seulement comme des ressources à exploiter. Ce qui est la raison pour laquelle il est si important d’avoir une autre vision et relation à la nature.

Vous venez de mentionner le Congrès national indigène (CNI). Vous avez aussi réalisé un court-métrage à propos de la cinquième rencontre de celui-ci en 2017. Puisque beaucoup d’entre nous savent ce qu’est le mouvement zapatiste mais peu connaissent la manière dont il a évolué depuis 1994, pourriez-vous expliquer ce qu’est le CNI ?

Le Congrès national indigène a été fondé en 1996, deux ans après l’insurrection zapatiste et regroupe aujourd’hui des communautés indigènes de l’ensemble du pays qui adhèrent au principes zapatistes de l’autonomie et de l’autogouvernement, ce qui inclut la défense de la terre et des territoires, et la reconstruction des formes de gouvernance communautaires indigènes. Le CNI est une organisation indépendante mais il est très proche de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale). Leur site web sert comme un portail d’information à propos des luttes en cours, et est largement centré sur la défense des territoires face aux tentatives continues de voler les terres indigènes au profit des mégaprojets extractivistes. Dans la vidéo que tu mentionnes, les membres du CNI décrivent avec plus de détail les principes du CNI et leurs luttes.

Le CNI s’est mobilisé de manière plus intensive depuis leur décision, lors du congrès de 2016, de former un Conseil indigène de gouvernement (CIG) avec les représentants sélectionnés lors des assemblées réunissant tous les membres des communautés indigènes. Le CNI a également décidé de proposer une femme indigène comme candidate indépendante à la présidence du Mexique lors des élections de 2018. L’action faisait partie d’une stratégie qui consistait à passer d’une lutte défensive à une lutte plus offensive, et le CIG a invité des membres de la société civile à rejoindre leur lutte, qui, ils l’affirment, n’a pas seulement pour but de défendre les territoires indigènes, mais aussi de protéger la vie elle-même sur la planète puisqu’elle est menacée par le capitalisme.

Le CNI a choisi Marichuy, María de Jesús Patricio Martínez, une indigène nahua et guérisseuse traditionnelle, comme porte-parole du Conseil et candidate à l’élection présidentielle. Marichuy a été une activiste engagée pendant des décennies, et elle est une ardente défenseure des femmes. Le choix de Marichuy donne une idée de l’engagement de beaucoup au sein du CNI pour reconnaître le rôle des femmes, pour défendre les droits des femmes et se battre contre le patriarcat. L’objectif de cet engagement dans l’élection présidentielle n’est pas de s’emparer de l’État mexicain, une structure de pouvoir qu’ils rejettent, mais d’utiliser la campagne électorale pour promouvoir et gagner du soutien pour leurs luttes. La campagne électorale a faibli lorsque le CNI (faisant face à d’innombrables obstacles comme la nécessité que les votants utilisent des smartphones hors de prix pour enregistrer leur signature) n’a pas été en mesure d’obtenir le nombre de signatures nécessaires pour se présenter à l’élection. Mais la campagne a accru la visibilité de l’organisation, et des femmes au sein de l’organisation, et renforcé les liens entre les différents activistes indigènes, ce qui était le but principal, finalement, de ladite campagne.

La défense du CNI de la culture communautaire indigène et de l’autonomie constitue un rejet des manières de vivre et de penser qu’induit le capitalisme, et un profond respect pour la Terre Mère. Un des buts importants du CIG est le soutien et le renforcement de l’expansion de l’autogouvernement local.

Propos recueillis et traduits
par Alizé Lacoste Jeanson
Source : Le Comptoir
11 février 2020.

Notes

[1La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail reconnaît le droit des populations indigènes à l’autodétermination à l’intérieur d’un État-nation. La convention détermine les droits des populations indigènes, dont le droit à la terre, et le droit à être consultées.

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