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Entretien du journal La Brique (printemps 2014)
avec Raoul Vaneigem au sujet de la Grèce

mardi 10 mars 2015, par Raoul Vaneigem (Date de rédaction antérieure : mars 2014).

En cogitant un numéro sur les pouvoirs (n° 39, mars-mai 2014), le journal La Brique s’est dit qu’il donnerait bien la parole à Raoul Vaneigem, qui, parti voir ce qu’il se passait en Grèce, a proposé de discuter de comment, là-bas, les Athéniens s’organisent pour lutter contre le pouvoir.

La Brique : Apparemment ça chauffe en Grèce... Tu pourrais nous faire un petit portrait de ce qu’il s’y joue ?

Raoul Vaneigem : Ce qui se passe en Grèce et que l’information spectaculaire s’emploie à dissimuler, c’est le début d’un mouvement autogestionnaire. Une réalité l’emporte sur les grandes déclarations théoriques et sur les idéologies. Et cette réalité est celle-ci : l’État qui, hier, se servait d’une partie des taxes et impôts des citoyens pour entretenir les écoles, les hôpitaux, les transports publics, les caisses de retraite et d’allocations sociales, escroque l’argent des citoyens pour financer les malversations bancaires. Le bien public est envoyé à la casse, on rogne sur tous les budgets pour augmenter le profit des mafias multinationales.

Comment réagissent les gens sur place ?

Devant la faillite de l’État devenu un simple organe de répression commandité par le totalitarisme financier, de plus en plus d’individus se disent : faisons nos affaires nous-mêmes, et chargeons-nous des tâches sociales que l’État ne remplit plus. La Grèce, qui n’a aucune tradition anarchiste, découvre non pas une idéologie libertaire mais une façon d’agir en se passant d’État et de tout le système politique qui lui est inféodé. Le moteur d’un tel mouvement, ce sont les collectifs ou centres sociaux autogérés. Il y en a partout en Grèce, et surtout à Athènes.

Concrètement, ça se passe comment ? Qu’est-ce qui organise la vie dans ces centres sociaux ?

Des chômeurs et des bénévoles les gèrent selon le principe d’horizontalité : ni leader ni tribun. Les décisions sont prises par l’assemblée, à laquelle tout le monde peut participer. Ce qui est important dans les collectifs, c’est la pratique mise en œuvre sur la base de la gratuité. Gratuité de la cuisine collective (de grande qualité, avec des produits issus des coopératives de la campagne), gratuité des leçons aux enfants, aux chômeurs, aux émigrés, gratuité des films et des spectacles, consultation gratuite de la bibliothèque, gratuité des soins dans les cliniques autogérées, gratuité de l’aide juridique. Certains collectifs ont des potagers entretenus par des bénévoles.

Comment l’argent circule-t-il dans ces centres sociaux ? Comment faire de cette gratuité une arme contre le système marchand ?

Dans les centres autogérés, il n’y a pas de circulation d’argent. Il existe une boîte en carton où chacun est libre, s’il en a les moyens, de jeter quelques pièces. J’estime que le principe devrait trouver son prolongement dans un mouvement général où les citoyens refusant de payer l’État-escroc constitueraient une caisse de dépôt qui servirait au bien public. La gratuité est aussi une arme contre l’économie. On commence à détruire les barrières de péage des autoroutes, à saboter les machines de contrôle du métro. La multiplication des collectifs propage aussi la notion de gratuité.

Concrètement, qui se mobilise ? À lire tes ouvrages, on a parfois le sentiment qu’il suffit de le vouloir pour se mobiliser...

Sur les murs d’Athènes, il est écrit « Autogestion de la vie quotidienne », et je ne pense pas que les collectifs qui ont écrit cela peuvent être confondus avec des crétins ou des curés de bonne volonté. Ceux qui essaient d’être humains savent que s’ils doivent détruire l’économie d’exploitation, ils y arriveront en jetant les bases d’une société autogérée, non en pataugeant dans le merdier électoral et politique qui continue d’entretenir la servitude volontaire.

Observes-tu dans ces centres sociaux autogérés des passerelles avec les classes populaires ?

Ce sont des centres qui accueillent tous ceux qui sont en difficulté. Certains travaillent avec les comités de quartier ou en créent. D’autres restent assez isolés et ont beaucoup de mal à briser le poids du désespoir et de la résignation. Athènes a le plus grand nombre de centres sociaux autogérés mais la plupart des autres villes en comptent aussi.

Les occupations sont illégales... Ça se gère comment du coup ?

Du jour au lendemain, elles peuvent être interdites par décision juridique. Les problèmes ne manquent pas, comme dans tout mouvement qui avance en tâtonnant : il y a trop peu de relations établies entre les collectifs. Si certains se prolongent en comités de quartier, d’autres restent relativement isolés. Les occupations, évidemment illégales, sont à la merci d’une attaque policière de l’État et des néonazis dont les accointances avec la police et l’armée sont évidentes (même si le gouvernement les a condamnés après l’assassinat d’un jeune chanteur). Les centres autogérés ne sont pas une organisation, ils sont un mouvement antiautoritaire et de démocratie directe comme le furent les collectivités libertaires apparues lors de la révolution espagnole, et que les communistes écrasèrent au nom de l’organisation.

La fragilité du mouvement est politique, elle est aussi économique...

Oui, la relation d’échange pose un problème. Mais au lieu d’en faire un problème abstrait, essayez de résoudre celui-ci : il existe en Grèce et en Turquie plusieurs usines autogérées. Je connais le cas d’une usine de détergents dont se sont emparés les ouvriers. Ils produisent des produits de nettoyage bio à des prix très bas, les collectifs vendent ces produits. L’argent est intégralement versé à ceux qui font fonctionner l’usine. Oui, les produits de l’usine autogérée sont des marchandises, mais des marchandises qui entrent dans leur processus de dépassement. Votre journal n’est-il pas lui aussi une marchandise ?

Certes... Mais il est souvent reproché au « mythe » autogestionnaire de passer sous silence les contraintes structurelles que fait peser l’économie mondialisée sur la volonté de se réapproprier son propre travail. En quoi les expériences grecques apparaissent-elles stimulantes de ce point de vue ?

Elles ne sont qu’une esquisse d’un mouvement autogestionnaire exposé à tous les échecs, à toutes les récupérations, mais qui apparaît de plus en plus comme la seule et unique solution. Car de l’extrême gauche à l’extrême droite, personne n’est capable d’éviter la faillite mondiale qui menace l’environnement et la vie des hommes.

Quels rôles jouent actuellement les autres groupes syndicaux ou politiques de gauche — comme Syriza, par exemple ? Penses-tu que des alliances soient possibles, ou qu’au contraire il faille maintenir une séparation radicale avec cette frange de la mobilisation ?

Les centres refusent toute intrusion politique. Aucune relation avec l’État et avec le système politique qui est sa courroie de transmission. C’est le social qui l’emporte et la solidarité qui opère à la base, là où sont les vrais problèmes de la vie quotidienne. Syriza n’a aucune solution. S’il l’emporte aux prochaines élections [1], cela offrira seulement un bref répit aux collectifs et permettra peut-être de « purger » la police des éléments néonazis qui sont nombreux. Mais les collectifs ne veulent rien avoir à faire avec Syriza et tutti quanti. En revanche, si l’Europe réussit à maintenir le gouvernement actuel, la tendance qui prône de combattre le fascisme sans recours à la violence risque de se renverser et de déboucher sur une guerre civile dont seuls l’État et les multinationales tireraient profit.

Si on se faisait un peu plaisir et qu’on imaginait un réseau d’espaces autonomes qui relierait Lille et sa région à Brussel, par exemple en 2043 : à quoi ce joyeux bordel pourrait-il donc bien ressembler ?

Au joyeux bordel qui règne en Grèce, mais sans la menace permanente des assassins de l’ordre étatique.

Source : La Brique

Notes

[1L’entretien a eu lieu au printemps 2014, plus de six mois avant les élections législatives anticipées de janvier 2015.

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