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Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États

lundi 14 janvier 2019, par Ernest London

James C. Scott
Homo domesticus
Une histoire profonde des premiers États

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry
Préface de Jean-Paul Demoule
La Découverte, 2019
302 pages

À la recherche de l’origine des États antiques, James C. Scott, professeur de science politique et d’anthropologie, bouleverse les grands récits civilisationnels. Contrairement à bien des idées reçues, la domestication des plantes et des animaux n’a pas entraîné la fin du nomadisme ni engendré l’agriculture sédentaire. Et jusqu’il y a environ quatre siècles un tiers du globe était occupé par des chasseurs-cueilleurs tandis que la majorité de la population mondiale vivait « hors d’atteinte des entités étatiques et de leur appareil fiscal ».

La première domestication, celle du feu, est responsable de la première concentration de population. La construction de niche de biodiversité par le biais d’une horticulture assistée par le feu a permis de relocaliser la faune et la flore désirables à l’intérieur d’un cercle restreint autour des campements. La cuisson des aliments a externalisé une partie du processus de digestion. Entre 8000 et 6000 avant notre ère, Homo sapiens a commencé à planter toute la gamme des céréales et des légumineuses, à domestiquer des chèvres, des moutons, des porcs, des bovins, c’est-à-dire bien avant l’émergence de sociétés étatiques de type agraire. Les premiers grands établissements sédentaires sont apparus en zones humides et non en milieu aride comme l’affirme les récits traditionnels, dans des plaines alluviales à la lisière de plusieurs écosystèmes (Mésopotamie, vallée du Nil, fleuve Indus, baie de Hangzhou, lac Titicaca, site de Teotihuacán) reposant sur des modes de subsistance hautement diversifiés (sauvages, semi-apprivoisés et entièrement domestiqués) défiant toute forme de comptabilité centralisée. Des sous-groupes pouvaient se consacrer plus spécifiquement à une stratégie au sein d’une économie unifiée et des variations climatiques entraînaient mobilité et adaptation « technologique ». La sécurité alimentaire était donc incompatible avec une spécialisation étroite sur une seule forme de culture ou d’élevage, requérant qui plus est un travail intensif. L’agriculture de décrue fut la première à apparaître, n’impliquant que peu d’efforts humains.

Les plantes complètement domestiquées sont des « anomalies hyperspécialisées » puisque le cultivateur doit contre-sélectionner les traits sélectionnés à l’état sauvage (petite taille des graines, nombreux appendices, etc.). De même les animaux domestiqués échappent à de nombreuses pressions sélectives (prédation, rivalité alimentaire ou sexuelle) tout en étant soumis à de nouvelles contraintes, par exemple leur moins grande réactivité aux stimuli externes va entraîner une évolution comportementale et provoquer la sélection des plus dociles. On peut dire que l’espèce humaine elle-même a été domestiquée, enchaînée à un ensemble de routines. Les chasseurs-cueilleurs maîtrisaient une immense variété de techniques, fondées sur une connaissance encyclopédique conservée dans la mémoire collective et transmise par tradition orale. « Une fois qu’Homo sapiens a franchi le Rubicon de l’agriculture, notre espèce s’est retrouvée prisonnière d’une austère discipline monacale rythmée essentiellement par le tic-tac contraignant de l’horloge génétique d’une poignée d’espèces cultivées. » James C. Scott considère la révolution néolithique récente comme « un cas de déqualification massive », suscitant un appauvrissement du régime alimentaire, une contraction de l’espace vital.

Les humains se sont abstenus le plus longtemps possible de faire de l’agriculture et de l’élevage les pratiques de subsistance dominantes en raison des efforts qu’elles exigeaient. Ils ont peut-être été contraints d’essayer d’extraire plus de ressources de leur environnement, au prix d’efforts plus intense, à cause d’une pénurie de gros gibier.

La population mondiale en 10000 avant notre ère était sans doute de quatre millions de personnes. En 5000, elle avait augmenté de cinq millions. Au cours des cinq mille ans qui suivront, elle sera multipliée par vingt pour atteindre cent millions. La stagnation démographique du néolithique, contrastant avec le progrès apparent des techniques de subsistance, permet de supposer que cette période fut la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité sur le plan épidémiologique. La sédentarisation créa des conditions de concentration démographique agissant comme de véritables « parcs d’engraissement » d’agents pathogènes affectant aussi bien les animaux, les plantes que les humains. Nombre de maladies infectieuses constituent un « effet civilisationnel » et un premier franchissement massif de la barrière des espèces par un groupe pathogène.

Le régime alimentaire céréalier, déficient en acides gras essentiels, inhibe l’assimilation du fer et affecte en premier lieu les femmes. Malgré une santé fragile, une mortalité infantile et maternelle élevée par rapport aux chasseurs-cueilleurs, les agriculteurs sédentaires connaissaient des taux de reproduction sans précédent, du fait de la combinaison d’une activité physique intense avec un régime riche en glucides, provoquant une puberté plus précoce, une ovulation plus régulière et une ménopause plus tardive.

Les populations sédentaires cultivant des céréales domestiquées, pratiquant le commerce par voie fluviale ou maritime, organisées en « complexe proto-urbain », étaient en place au néolithique, deux millénaires avant l’apparition des premiers États. Cette « plate-forme » pouvait alors être « capturée », « parasitée » pour constituer une solide base de pouvoir et de privilèges politiques. Un impôt sur les céréales, sans doute pas inférieur au cinquième de la récolte, fournissait une rente aux élites. « L’État archaïque était comme les aléas climatiques : une menace supplémentaire plus qu’un bienfaiteur. » Seules les céréales peuvent servir de base à l’impôt, de par leur visibilité, leur divisibilité, leur « évaluabilité », leur « stockabilité », leur transportabilité et leur « rationabilité ». Au détour d’une note, James C. Scott réfute l’hypothèse selon laquelle des élites bienveillantes ont créé l’État essentiellement pour défendre les stocks de céréales et affirme au contraire que « l’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres ». La majeure partie du monde et de sa population a longtemps existé en dehors du périmètre des premiers États céréaliers, qui n’occupaient que des niches écologiques étroites favorisant l’agriculture intensive, les plaines alluviales. Les populations non céréalières n’étaient pas isolées et autarciques mais s’adonnaient à l’échange et au commerce entre elles.

Nombre de villes de Basse-Mésopotamie du milieu du troisième millénaire avant notre ère, étaient entourées de murailles, indicateurs infaillibles de la présence d’une agriculture sédentaire et de stocks d’aliments. De même que les grandes murailles en Chine, ces murs d’enceinte étaient érigés autant dans un but défensif que dans le but de confiner les paysans contribuables et de les empêcher de se soustraire.

L’apparition des premiers systèmes scripturaux coïncide avec l’émergence des premiers États. Comme l’expliquait Proudhon, « être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé ». L’administration étatique s’occupait de l’inventaire des ressources disponibles, de statistiques et de l’uniformisation des monnaies et des unités de poids, de distance et de volume. En Mésopotamie l’écriture a été utilisée à des fins de comptabilité pendant cinq siècles avant de commencer à refléter les gloires civilisationnelles. Ces efforts de façonnage radical de la société ont entraîné la perte des États les plus ambitieux : la troisième dynastie d’Ur (vers 2100 avant J.-C.) ne dura qu’à peine un siècle et la fameuse dynastie Qin (221-206 avant J.-C.) seulement quinze ans. Les populations de la périphérie auraient rejeté l’usage de l’écriture, associée à l’État et à l’impôt.

La paysannerie ne produisait pas automatiquement un excédent susceptible d’être approprié par les élites non productrices et devaient être contraintes par le biais de travail forcé (corvées, réquisitions de céréales, servitude pour dettes, servage, asservissement collectif ou paiement d’un tribut, esclavage). L’État devait respecter un équilibre entre maximisation de l’excédent et risque de provoquer un exode massif. Les premiers codes juridiques témoignent des efforts en vue de décourager et punir l’immigration même si l’État archaïque n’avait pas les moyens d’empêcher un certain degré de déperdition démographique. Comme pour la sédentarité et la domestication des céréales, il n’a cependant fait que développer et consolider l’esclavage, pratiqué antérieurement par les peuples sans État. Égypte, Mésopotamie, Grèce, Sparte, Rome impériale, Chine, « sans esclavage, pas d’État ». L’asservissement des prisonniers de guerre constituait un prélèvement sauvage de main-d’œuvre immédiatement productive et compétente. Disposer d’un prolétariat corvéable épargnait aux sujets les travaux les plus dégradants et prévenait les tensions insurrectionnelles tout en satisfaisant les ambitions militaires et monumentales.

La disparition périodique de la plupart de ces entités politiques était « surdéterminée » en raison de leur dépendance à une seule récolte annuelle d’une ou deux céréales de base, de la concentration démographique qui rendait la population et le bétail vulnérables aux maladies infectieuses. La vaste expansion de la sphère commerciale eut pour effet d’étendre le domaine des maladies transmissibles. L’appétit dévorant de bois des États archaïques pour le chauffage, la cuisson et la construction est responsable de la déforestation et de la salinisation des sols. Des conflits incessants et la rivalité autour du contrôle de la main-d’œuvre locale ont également contribué à la fragilité des premiers États. Ce que l’histoire interprète comme un « effondrement » pouvait aussi être provoqué par une fuite des sujets de la région centrale et vécu comme une émancipation. James C. Scott conteste le préjugé selon lequel « la concentration de la population au cœur des centres étatiques constituerait une grande conquête de la civilisation, tandis que la décentralisation à travers des unités politiques de taille inférieure traduirait une rupture ou un échec de l’ordre politique ». De même, les « âges sombres » qui suivaient, peuvent être interprétés comme des moments de résistance, de retours à des économies mixtes, plus à même de composer avec son environnement, préservé des effets négatifs de la concentration et des fardeaux imposés par l’État.

Jusqu’en 1600 de notre ère, en dehors de quelques centres étatiques, la population mondiale occupaient en majorité des territoires non gouvernés, constituant soit des « barbares », c’est-à-dire des « populations pastorales hostiles qui constituaient une menace militaire » pour l’État, soit des « sauvages », impropres à servir de matière première à la civilisation. La menace des barbares limitait la croissance des États et ceux-ci constituaient des cibles de pillages et de prélèvement de tribut. James C. Scott considère la période qui s’étend entre l’émergence initiale de l’État jusqu’à sa conquête de l’hégémonie sur les peuples sans État, comme une sorte d’« âge d’or des barbares ». Les notions de tribu ou de peuple sont des « fictions administratives » inventées en tant qu’instrument de domination, pour désigner des réfugiés politiques ou économiques ayant fui vers la périphérie. « Avec le recul, on peut percevoir les relations entre les barbares et l’État comme une compétition pour le droit de s’approprier l’excédent du module sédentaire “céréales/main-d’œuvre”. » Si les chasseurs-cueilleurs itinérants grappillaient quelques miettes de la richesse étatique, de grandes confédérations politiques, notamment les peuple équestres, véritables « proto-États » ou « empires fantômes » comme l’État itinérant de Gengis Khan ou l’Empire comanche, constituaient des concurrents redoutables. Les milices barbares, en reconstituant les réserves de main-d’œuvre de l’État et en mettant leur savoir-faire militaire au service de sa protection et de son expansion, ont creusé leur propre tombe.

Dans la continuité de Pierre Clastres et ouvrant la voie aux recherches de David Graeber, James C. Scott contribue à mettre à mal les récits civilisationnels dominants. Avec cette étude, il démontre que l’apparition de l’État est une anomalie et une contrainte, présentant plus d’inconvénients que d’avantages, raison pour laquelle ses sujets le fuyaient. Comprendre la véritable origine de l’État c’est découvrir qu’une tout autre voie était possible et sans doute encore aujourd’hui.

Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
10 janvier 2019.

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