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Interrompre la destruction du monde

mercredi 18 septembre 2019, par Ernest London

Jérôme Baschet
Une juste colère
Interrompre la destruction du monde

Éditions Divergences, 2019
128 pages

En automne 2018, « une véritable irruption populaire a fait vaciller le pouvoir », en France. Depuis le Chiapas rebelle où il vit, Jérôme Baschet a observé le mouvement des Gilets jaunes comme annonciateur de nouvelles formes d’explosions sociales vouées à se multiplier, expression d’une « juste colère », pendant de la « digne rage » des zapatistes. Avec méthode, il cherche à encourager et à amplifier cette dynamique afin d’« interrompre la destruction du monde ».

La goutte d’eau a fait déborder le vase. « Et là où beaucoup s’affligeaient de ne voir que le marécage stagnant d’une majorité dite silencieuse et passive ont surgi mille torrents impétueux et imprévisibles, qui sortent de leur cours, ouvrent des voies inimaginables il y a un mois encore, renversent tout sur leur passage et, malgré quelques dévoiements initiaux, démontrent une maturité et une intelligence collective impressionnante. » C’est Macron lui-même, avec son arrogance et son mépris de classe, qui a redonné au peuple à la fois son existence et sa plus juste définition : « Le peuple qui se soulève aujourd’hui et qui est bien décidé à ne plus s’en laisser conter, c’est toutes celles et tous ceux qui, dans l’esprit dérangé des élites qui prétendent nous gouverner, ne sont rien. » Plus que ce président, simple exécutant interchangeable d’une politique, c’est ce qu’il représente, un « système-monde dominé par la force de l’argent, l’exigence de rentabilité et de performance, et la logique productiviste qui en découle », qu’il faut abattre. Le mouvement tire également sa puissance du refus de toute représentation. « À la conscience que la démocratie représentative est devenue une farce, qui consiste à choisir soi-même ceux qui vous trompent et vous méprisent, à se faire déposséder d’une capacité individuelle et collective dont on découvre maintenant qu’on peut la reprendre. » Cette lettre enthousiaste, juste et percutante, écrite à chaud le 25 septembre 2018 à San Cristóbal de Las Casas et initialement publiée par LundiMatin, ouvre l’ouvrage comme un roulement de tambour.

L’une des fonctions majeures des États nationaux fut de créer des marchés nationaux en éliminant les barrières douanières, unifiant normes et règlementations, puis de les étendre, avec leurs empires coloniaux dont la rivalité fut à l’origine des deux guerres mondiales. À partir des années 1970, le néolibéralisme a permis de « mettre en place une subordination structurelle des États par rapport aux forces de l’Économie, devenues largement transnationales », constituant un marché mondial unique, pour la main-d’œuvre, les marchandises, les services et les flux financiers. Désormais, les États ne peuvent plus s’écarter de ce que les forces dominantes de l’Économie attendent de lui, soumis à « un très puissant mécanisme de contrôle systémique et de normalisation des politiques publiques », notamment par le service de la dette (passé en quarante ans de vingt à cent pour cent du PIB dans la plupart des pays développés). Le néolibéralisme se caractérise par une « marchandisation (tendancielle) du monde » et la « financiarisation de l’économie », donnant lieu à un « capitalisme inversé » : c’est la production qui sert désormais à soutenir les gains financiers. L’analyse de ces dynamiques fondamentales disqualifie « ceux qui prônent une démondialisation » et s’illusionnent d’un renforcement « des cadres nationaux jugés plus protecteurs ».

Le dérèglement climatique ne peut plus être contesté, pas plus que son origine humaine. Cependant, Jérôme Baschet propose de nommer la nouvelle période géologique dans laquelle les bouleversements telluriques entraînent la planète « Capitalocène » plutôt qu’« Anthropocène », puisque, bien plus que l’humanité tout entière, le principal responsable est bien le système économique et social. En effet, obéissant à l’impératif catégorique de croissance continue et illimitée, le système capitaliste se soutient en imposant une consommation de masse, amplifiée par une propagande publicitaire représentant 600 milliards de dollars de dépenses annuelles, et entretenue par l’obsolescence programmée. Ce consumérisme compulsif est le reflet de l’exigence productiviste. L’auteur prévient aussi que « le capitalisme vert et le développement durable sont les labels rassurants qui tentent de convaincre l’opinion qu’on pourra surmonter les problèmes climatiques et écologiques en les transformant en nouveaux marchés, sans rien changer à la logique qui les a produits ». De même, l’ampleur du désastre est tel qu’il est criminel de laisser croire que les changements individuels pourraient seuls résoudre le problème. Ainsi la généralisation de la prise de conscience sous son apparence consensuelle cache une opposition réelle entre ceux qui ont conscience et mettent en cause la responsabilité du capitalisme, et ceux qui ne veulent pas l’admettre et s’en font les complices.

Le capitalisme est un système économique et social, mis en place à partir du XVIIIe siècle en opérant une véritable rupture anthropologique et civilisationnelle avec toutes les sociétés humaines antérieures, caractérisé par la centralité du travail salarié et dont le fondement est la valorisation du capital par un productivisme compulsif. L’expérience soviétique n’est d’ailleurs jamais parvenue à rompre avec ces logiques fondamentales. Une dynamique de crise structurelle s’est intégrée aux formes mêmes de l’accumulation, caractérisée par différents facteurs qui se renforcent mutuellement :

● une crise d’hégémonie qui mine la capacité des élites à asseoir leur domination ;
● un épuisement tendanciel des énergies fossiles et de nombreux minerais stratégiques ;
● une crise sociale, conséquence des mutations du travail, notamment la contradiction entre la persistante centralité du travail et l’impossibilité croissante d’y intégrer l’ensemble de la population, l’accentuation de la contradiction entre la croissance de la production et la contraction des capacités de consommation.

Jérôme Baschet conteste hypothèse d’Immanuel Wallerstein de « crise terminale du capitalisme » et lui reproche de sous-estimer « sa capacité à se métamorphoser et à inventer de nouveaux champs insoupçonnés où déployer son exigence de valorisation ». De même, il regrette que « la collapsologie unifie les scénarios, alors qu’il est crucial de les pluraliser ». En visant à créer un effet d’évidence, elle aboutit à une approche très dépolitisée puisque, si l’effondrement est tenu pour acquis, il ne semble plus nécessaire de lutter contre. « La question est donc aujourd’hui de savoir si l’humanité parviendra à se débarrasser du capitalisme avant que celui-ci ne se débarrasse d’elle. » Plus la « dynamique du capitalisme par temps de crise structurelle accroît la gamme des formes de soumission », plus elle élève la possibilité d’explosions sociales et de « basculements soudains, dont on peut seulement prévoir le caractère imprévisible ». « Face à l’intolérable de la destruction et à l’indignité de la survie, sans cesse accentués par le monde de l’Économie, les soulèvements éthiques pour sauver la possibilité d’une vie digne se multiplieront sous des formes à la fois capillaires et explosives. Il convient de s’y préparer, de fourbir collectivement les armes de la raison et de la perception pour que ces dynamiques de rébellion puissent développer tout leur potentiel, évitent de se laisser dévoyer vers des leurres et trouvent le moyen d’inventer des chemins réellement émancipateurs. »

Les Gilets jaunes ont tout d’abord cherché à bloquer, à paralyser le fonctionnement de l’économie, à interrompre les rythmes du travail et de la consommation, apportant une confirmation concrète aux thèses qui considèrent que le pouvoir se situe désormais dans les infrastructures. Considérant que les luttes menées sur la base de la classe définie par le travail étant arrivées à leur point d’épuisement, Jérôme Baschet préconise d’envisager le blocage dans toutes ses dimensions : la circulation, la consommation, l’aménagement économique du territoire par les grands projets, la reproduction sociale, et surtout de relier toutes ces luttes afin qu’elles s’épaulent et croissent ensemble, « pour mieux combattre les diverses facettes de la dépossession généralisée qu’engendre la société de la marchandise ». « La conception traditionnelle de la lutte des classes invitait à défendre le Travail contre le Capital. C’était encore se tenir à l’intérieur des cadres de la société de la marchandise. » Il ne s’agit plus de lutter pour libérer le travail du capital mais de se libérer du travail lui-même.

Le soulèvement des Gilets jaunes a également exprimé « une profonde insatisfaction à l’égard d’une démocratie représentative à bout de souffle ». La généralisation des assemblées populaires, comme lieu de décision et d’organisation de la vie collective, permettrait de répondre à cette aspiration à une démocratie réelle, rompant avec la logique d’un « système qui organise la dépossession des représentés ». Jérôme Baschet illustre cette proposition par une présentation succincte de l’expérience zapatiste qu’il connaît bien : autogouvernement, auto-organisation, autonomie, développés au Chiapas depuis vingt-cinq ans.

S’autoriser à penser des possibles, c’est déjà se défaire de l’enfermement mental imposé par la domination, des siècles de formatage par la modernité marchande. Dégager des espaces libérés, espaces de combat autant que de construction, constitue un puissant outil pour renforcer cette dynamique et « déséconomiciser le monde », rompre avec « la logique de la valeur ». « Concrètement, on peut estimer qu’environ la moitié des activités économiques actuellement réalisées sous l’emprise du productivisme capitaliste correspond à des tâches à la fois nuisibles et humainement dépourvues de toute pertinence. » Ainsi, l’émancipation à venir pourra commencer en divisant par deux le temps consacré aux tâches productives essentielles, ouvrant la voie à un processus de déspécialisation, condition d’un partage généralisé des tâches politiques. « Dans un mode débarrassé du productivisme capitaliste, ce qui est pertinent de produire n’est rien d’autre que ce qui est collectivement défini comme tel, à travers les décisions assumées par les assemblées concernées. » L’organisation collective doit permettre une vie bonne, relevant du qualitatif et ne se mesurant pas.

En expérimentant « d’autres manières de se lier à autrui », les Gilets jaunes ont fait vaciller « les fondements même du monde de l’Économie », dévoilant « le mensonge d’une vie frelatée que la civilisation marchande réussit habituellement à nous vendre sous couvert de confort matériel et de liberté individuelle ». Ils ont redécouvert « le goût du partage, le sens de l’entraide, la joie de faire ensemble », et « qu’il n’est pas besoin de l’emporter sur autrui pour éprouver sa propre existence et que c’est bien plutôt en contribuant à la puissance collective de faire qu’elle peut s’épanouir pleinement ». Sortir du monde de l’Économie suppose de remettre en cause les fondements civilisationnels de la société marchande : l’individualisme, la séparation entre l’homme et la nature. « Le monde postcapitaliste sera tout sauf UN. » Il sera un « chatoiement de la multiplicité ».

Plutôt que de livrer une analyse supplémentaire du mouvement jaune, Jérôme Baschet s’applique à comprendre les raisons de cette colère, à en définir l’objet pour mieux combattre et abattre celui-ci. Il nous présente le monde à détruire avant qu’il ne nous détruise et désigne de précieux points d’appui à nos leviers afin de le faire basculer. Condensé de ses principaux ouvrages précédents, notamment Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien être et multiplicité des mondes et, dans une moindre mesure, La Rébellion zapatiste, ce manuel théorique et pratique d’une révolution maintenant répond à une brûlante urgence ! À lire sans attendre.

Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
10 septembre 2019.

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