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L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda

samedi 1er août 2020, par Ernest London

Raphaël Doridant et François Graner
L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda
Éditions Agone et association Survie, 2020
« Dossiers noirs », 522 pages

« L’État français a, par pur cynisme, choisi le camp qui lui apparaissait le plus à même de maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence. » Raphaël Doridant [1] et François Graner [2] reprennent tous les éléments constitutifs de la complicité française rassemblés et analysés depuis vingt-cinq ans. Diplomatique, militaire, financière, médiatique, celle-ci remonte à la préparation du génocide, s’est poursuivie pendant et après. Idéologique même, puisque les responsables politiques et militaires français ont largement répandu la propagande hutue, la négation du génocide et celle de leur propre rôle.

Ils reviennent sur l’histoire du pays. Avant la colonisation par l’Allemagne à partir de 1894, puis par la Belgique à partir de 1916, la société est articulée autour de groupes sociaux qui ne sont aucunement des catégories ethniques : les Hutus étaient agriculteurs, les Tutsis éleveurs et les Twas potiers. « Les Européens, imprégnés de l’idée de hiérarchie des races humaines, projettent ce paradigme sur les peuples qu’ils découvrent en pénétrant à l’intérieur du continent africain. » Les colonisateurs s’appuient sur une élite tutsie, assimilée à une « race » supérieure, pour asseoir leur domination et enseignent cette supériorité sur la base pseudo-scientifique du mythe d’un ancien peuplement hamitique éthiopien venu « civiliser » les « Nègres » de la région. Dans les années 1930, une immatriculation « éthique » est mise en place. En mars 1957, paraît une lettre ouverte, connue sous le nom de Manifeste des Bahutu, liant le problème social rwandais au « monopole politique d’une race », considérant le « peuple hutu » majoritaire comme seul occupant légitime et s’opposant à « la minorité conquérante des seigneurs tutsis », « une caste qui représente 14 pour cent des habitants ». Le Rwanda devient indépendant en 1962 au terme d’une « révolution sociale », revendiquée comme l’abolition de la « féodalité tutsie ». La France, désireuse d’accroître son influence pour contenir l’expansion anglophone, s’intéresse au Burundi et au Rwanda, au début des années 1960. Elle adopte la thèse erronée de la « démocratie hutue » contre la « féodalité tutsie ».

En juillet 1973, Juvénal Habyarimana, chef d’état-major, ministre de la Garde nationale et bras droit du président, prend le pouvoir, soutenu par la France qui lui signe en 1975 un « accord particulier d’assistance militaire » pour l’organisation et l’instruction de la gendarmerie. La construction idéologique héritée de la « révolution sociale » demeure le soubassement du régime. Le pays est quadrillé par les autorités civiles, avec un correspondant par groupe de dix maisons. Son épouse, Agathe Kanziga forme avec ses trois frères « le Clan de Madame », l’Akazu (la « petite maison »), et met le pays et son économie en coupe réglée. Environ 600 000 réfugiés rwandais tutsis sont dispersés entre l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie et le Zaïre. Ceux qui se sont exilés en Ouganda créent en 1980 un mouvement politique qui devient en 1987 le Front patriotique rwandais (FPR) dont le programme réclame le retour des réfugiés, l’unité nationale et la démocratie.

En juin 1990, le président François Mitterrand annonce au sommet franco-africain de La Baule que l’aide économique sera désormais conditionnée aux efforts de démocratisation des pays africains. Le président Habyarimana envisage alors publiquement la fin du parti-État, ce qui pousse le FPR à attaquer le pays avant de se voir privé de l’argument qu’il combat une dictature totalitaire à parti unique. Le 4 octobre, la France envoie 300 hommes pour soutenir le régime, intégrés à l’armée rwandaise ils collaborent à la mise en œuvre de la doctrine de la guerre révolutionnaire. L’opération « Noroît » commence, outrepassant les accords d’assistance, s’inscrivant dans une analyse du conflit davantage comme une guerre extérieure que comme une guerre civile bien que la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) démente les accusations de soutien de l’Ouganda au FPR professées par Kigali, et dans une vision ethniciste alors que la majorité des exilés rwandais en Tanzanie appartenant au FPR sont hutus.

En janvier 1992, le parti présidentiel crée « un mouvement pour la jeunesse », milice d’« autodéfense de la population » baptisée « Interhamwe » (« Ceux qui combattent ensemble »). Depuis plusieurs mois, les autorités françaises savent que de très hauts responsables du régime envisagent l’extermination des Tutsis. En février, les extrémistes hutus créent la Coalition pour la défense de la République (CDR) ainsi que la milice armée des Impuzamugambi (« Ceux qui ont le même but »). Ils déclenchent dans le sud du pays, le mois suivant, des massacres selon la technique de propagande d’« accusation en miroir », théorisé par le psychologue français Roger Mucchielli. On dénombre 300 morts à Bugesera. Le procureur de Kigali démontre la responsabilité du régime et le rôle de la propagande extrémiste. Face aux pressions internationales, le président Habyarimana se résout à former un gouvernement avec l’opposition.

En juillet 1992, un accord de cessez-le-feu est signé, à Arusha, entre le FPR et les autorités rwandaises, suspendant les approvisionnements d’armes et de munitions et prévoyant le retrait des troupes étrangères à l’exception des coopérants. Pourtant les forces de l’opération « Noroît » restent sur place et les livraisons d’armes se poursuivent. Le 26 août, l’accord d’assistance concernant la formation de la gendarmerie rwandaise est étendu à l’ensemble des forces armées, régularisant une situation de fait. Des miliciens sont également formés. La CDR cherche à saboter les accords d’Arusha qui se poursuivent et préparent la démocratisation et la paix. À l’automne, un groupe d’extrémistes hutus, conduit par le colonel Théoneste Bagosora, commence à préparer activement le génocide. En janvier 1993, une commission de défense des droits de l’homme enquête sur le terrain et démontre la responsabilité du chef de l’État dans les massacres commis depuis octobre 1990. Jean Carbonare, membre de la commission et président de l’association Survie, invité du journal télévisé de France 2 le 28 janvier, prévient qu’un mécanisme se met en route préparant une purification ethnique, un génocide.

Raphaël Doridant et François Graner relatent ainsi scrupuleusement l’enchaînement des événements qui conduisent au génocide. Ils démontrent avec précision l’implication et les responsabilités de la France. « Ainsi, les autorités françaises sont enferrées dans leur hostilité au FPR “anglophone”, piégées par leur lecture ethniste de la situation (Hutus contre Tutsis) et délibérément sourdes aux avertissements concernant un génocide des Tutsis en préparation : les massacres à caractère génocidaire ayant déjà eu lieu deviennent significativement (…) de “malheureuses exactions commises par les extrémistes hutus”. » Au lieu de soutenir les partisans de la démocratisation et des négociations, elles « encouragent la radicalisation de la société rwandaise » et soutiennent militairement le régime. Pour légitimer son intervention, elles diabolisent le FPR, le présentant comme émanation de l’Ouganda responsable de massacres, qualifiée de « Khmers noirs ».

En avril 1993, la Radio des Mille Collines est créée par les extrémistes hutus. Le 3 août, les accords d’Arusha sont signés, interdisant toute propagande de haine, organisant la mise en place immédiate d’institutions de transition, l’intégration des membres du FPR dans les forces armées et le déploiement d’une force internationale. L’assassinat du président hutu du Burundi par des militaires tutsis putschistes, le 21 octobre 1993, permet aux extrémistes hutus rwandais de conforter leur accusation en miroir. Les distributions d’armes aux civils hutus s’intensifient. En décembre, la Minuar (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) déploie progressivement 2 500 casques bleus tandis que les troupes françaises quittent le pays. Le 8 janvier 1994, les miliciens Interahamwe et Impuzamugambi empêchent l’installation des nouvelles institutions. Le 6 avril 1994, l’assassinat du président Habyarimana déclenche le coup d’État des extrémistes hutus et le génocide des Tutsis. L’ambassade de France accueille « les pires extrémistes », membres de la tendance « Hutu Power », dès le 7 avril, afin qu’ils constituent le nouveau gouvernement. L’opération française « Amaryllis » débute le 9 avril pour, officiellement, évacuer les ressortissants français. Dans le premier avion qui décolle ce jour-là se trouvent douze membres de la famille du président dont sa veuve, Agathe Kanziga, à qui le ministère de la Coopération va octroyer 200 000 francs. Dans les jours qui suivent, près de 400 Rwandais sont ainsi exfiltrés. Les militaires refusent d’évacuer les employés tutsis de l’ambassade et du centre culturel français.

Le 15 juin 1994, alors que le génocide des Tutsis dure depuis plus de deux mois dans l’indifférence générale, Mitterrand annonce l’intervention militaire de la France. Présentée comme une opération humanitaire, préoccupation qui sera marginale, l’opération « Turquoise » est en réalité chargée de récupérer les militaires français restés dans la zone gouvernementale pendant le génocide, d’exfiltrer des « collaborateurs locaux qui savent beaucoup de choses » et de « sanctuariser un “pays hutu” au Rwanda ». Tandis qu’une dizaine d’hommes va protéger les 8 000 réfugiés du camp de Nyarushishi devant une centaine de journalistes, au sud-ouest du pays, deux cents entrent plus discrètement par le nord-ouest pour évacuer des dignitaires du régime, notamment le colonel Bagosora, « l’homme fort du génocide ». Environ 3 000 hommes vont intervenir ensuite à partir de Goma pour contenir la progression du FPR par la création d’une « zone humanitaire sûre » (ZHS) qui va toutefois servir de base arrière à des unités des Forces armées rwandaises (FAR), en violation claire de son statut. « L’escamotage du génocide des Tutsis et du rôle qu’y jouent les autorités rwandaises, qu’il constitue ou non une désinformation sciemment entretenue, pousse les militaires français à penser uniquement en termes de guerre civile ou d’affrontements interethniques. » C’est hors de toute consigne de la hiérarchie que certains militaires découvrent qu’ils interviennent dans le cadre d’un génocide aux côtés d’un gouvernement qui en porte la responsabilité. Mi-juillet, la déroute totale des FAR et leur repli vers le Zaïre est protégé par l’opération « Turquoise ».

Le 18 juillet débute un exode massif des Hutus de la région du Cyangugu, après un appel lancé la veille sur Radio Rwanda par le gouvernement intérimaire, amplifiée par les menaces des miliciens sur le terrain. Un quart de la population rwandaise est en fuite. Une épidémie de choléra surgit dans les camps de réfugiés au Zaïre, permettant de les présenter désormais uniquement comme victimes auprès des nombreux médias qui couvrent ce désastre sanitaire. L’importante implication des militaires français éclipse le génocide et achève de dépolitiser le traitement de l’information.

Après cette longue et précise restitution des événements, Raphaël Doridant et François Graner reviennent sur les responsabilités françaises. Non seulement la France a livré des armes et maintenu des troupes au Rwanda, y compris lorsque des accords de cessez-le-feu l’interdisaient, mais elle a refusé de prendre en considération les massacres de Tutsis couverts par le régime, alors qu’elle était depuis longtemps au fait de ces intentions. À au moins sept reprises le président Mitterrand a décidé seul, sans délibération du Conseil des ministres ni discussion au Parlement, de l’envoi ou du maintien des troupes, alors même qu’il a reçu des notifications, en particulier de la DGSE, lui suggérant l’inverse. Les auteurs montrent comment « Mitterrand incarne la continuité entre le colonialisme et la Françafrique » dont il fut l’un des initiateurs lors de son passage au ministère de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Sa politique en Afrique doit permettre de maintenir le rayonnement de la France, notamment contre le développement de l’influence anglo-saxonne. La motivation géopolitique de l’intervention au Rwanda apparaît alors comme une volonté de stabiliser la région. La politique françafricaine amène à soutenir des régimes autoritaires liés à la France par des intérêts croisés : pillage des ressources et corruption réciproque, selon une « realpolitik de type féodal (protection contre allégeance) ».

De la même façon, les auteurs présentent les nombreuses entraves à la justice, tant internationale que française, commises par l’État français depuis 1994 pour empêcher que toute la lumière soit faite sur son engagement. Ils relatent des procédures qui abandonnent des pistes compromettantes, s’enlisent ou sont rapidement classées, contre des responsables du génocide ou des militaires français accusés de viol. L’enquête sur l’attentat contre l’avion présidentiel contredit l’investigation de la DGSE qui conclut à la responsabilité des extrémistes hutus, tandis que les meurtres de soldat français, témoins directs, ne feront tout simplement l’objet d’aucune enquête, et que la piste des tireurs français des deux missiles qui ont abattu l’avion ne sera jamais explorée. Toutes les archives sont, exceptionnellement et de façon anticonstitutionnelle, classifiées « secret défense » jusqu’en 2021. Le discours de l’État français depuis 1994 a souvent recoupé le discours négationniste des auteurs du génocide, par la dénaturation des faits et l’instillation de la thèse mensongère du « double génocide ».

La conclusion de Raphaël Doridant et François Graner est sans appel : « Le soutien de la Ve République française à un régime génocidaire est le résultat non d’un aveuglement ou d’une anomalie, mais de son fonctionnement informé, organisé et efficace. » Leur travail, ample, complet et absolument remarquable, ne laisse dans l’ombre aucun aspect ni aucun fait. Cet ouvrage demeurera longtemps une somme indépassable sur le génocide des Tutsis au Rwanda et les responsabilités de l’État français.

Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
28 juillet 2020.

Notes

[1Membre de Survie, Raphaël Doridant est instituteur et fait partie du comité de rédaction de Billets d’Afrique, bulletin mensuel d’information sur la Françafrique édité par l’association Survie depuis 1993. Il contribue depuis dix ans à faire reconnaître la responsabilité de l’État français dans les crimes commis au Rwanda (note de “la voie du jaguar”).

[2François Graner est directeur de recherche au CNRS, Institut Curie, Paris. En juin 2020, au terme de cinq ans de bataille administrative, le Conseil d’État vient de lui accorder l’ouverture anticipée des archives de l’Élysée sur le Rwanda (note de “la voie du jaguar”).

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