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L’attraction mexicaine

mercredi 7 août 2019, par Joani Hocquenghem (Date de rédaction antérieure : 1996).

L’attraction mexicaine, l’incroyable Mexique, l’envers de la conquête : l’hospitalité hallucinée de l’empereur Moctezuma attribuant à l’émigrant le rang d’un dieu, elle n’apparaît pas à l’école.


Cependant que Cortès et ses successeurs ratiboisent rapidement les Indes occidentales — on a quatorze ans et c’est le programme d’histoire au lycée —, en classe de français, le nouveau monde apparaît sur la route où Montaigne méditatif chemine vers Rouen, sous la forme d’un groupe de sauvages qui vont voir le roi Charles IX — ces émigrants-ci sont des échantillons exotiques, des roitelets de la France antarctique, comme on a appelé l’Amazonie. Montaigne note fiévreusement leur premier interview, leurs impressions de voyage, ce que nous leur inspirons, ce qu’ils nous inspirent : « ... quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable, ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire... »

La première était que les Suisses de la garde, grands et forts, obéissent à un roi enfant au lieu qu’on choisisse entre eux le souverain, et la deuxième qu’il y ait chez nous des gens « gorgés de toutes sortes de commodités » sans que leurs « moitiés » (ainsi nomment-ils leur semblables) qui mendient à leur porte « ne les prissent à la gorge ou missent le feu à leurs maisons ».

Comme on est marri avec Montaigne que la troisième remarque des voyageurs soit perdue à jamais. Dans la dernière version des Essais, à propos des « cannibales », il estime que ce n’est plus la peine de parler au présent de ces mondes perdus, ayant eu des nouvelles de leur total « abolissement ».

Plus tard, le Mexique croise l’histoire de France : le programme scolaire nous entraîne malgré nous dans l’aventure de Maximilien, notre impérialisme. Et en classe de littérature, ouf !, Victor Hugo nous sauve de justesse de la complicité tacite par la lettre au président Juárez où il lui rend raison contre l’usurpateur envoyé par la France, et en même temps demande sa grâce.

Mais, cette année-là, dans ma scolarité, Mexico surgit aussi dans l’actualité : à la radio, dans les photos de Paris Match, c’est celui de 1964 où de Gaulle crie en espagnol sur le zócalo enluminé : ¡La mano en la mano !

Et puis le Mexique devient le présent de l’automne 1968, le glas lointain sur l’horizon insoumis de l’après-mai, l’ordre par la mitraille, la preuve par la télé : les premiers Jeux olympiques de Mexico.

Artaud nous met en tête le mot Tarahumara, motif d’un flux incessant de voyageurs vers Chihuahua à partir des années soixante-dix. Artaud, en livre de poche, hurle que nous n’allons pas croire ce qu’il voit dans la montagne ; il reconnaît le bleu des cieux peints du Renascimento, le temps aboli de notre sorcellerie. Il en rapporte une part de sa folie : tout dans la tête.

Breton non plus n’en croit pas ses yeux. Est-elle vraie cette phrase où il reconnaît le surréalisme dans le Mexique ? Lui éprouve le besoin d’en rapporter dans ses bagages les preuves matérielles, les objets qu’il expose à son retour, émerveillé de tout, fasciné par les photos de Manuel Álvarez Bravo, par la collection de figurines indiennes de Diego Rivera, se perdant sur les routes du Michoacán à la recherche des statuettes équivalentes, se risquant à voler six ex-voto de tôle dans une église de Cholula, en compagnie pourtant du bolchévique le plus pourchassé du monde, Trotski qui grince des dents sur la banquette arrière de la voiture.

Le Mexique où Trotski devient humain, s’amourache de Frida, dans la maison bleue de Coyoacán, le monde pivotal de Diego Rivera, ce Mexique de l’avant-guerre, pays d’asile de l’Espagne républicaine. Celui que Breton dit connaître par les aventures de Costal, le petit Indien et où il reconnaît le pays du surréalisme.

J’y suis, j’y erre, j’y ricoche, j’y reste.

Le Mexique caché aussi dans le sobriquet du chef de bande qui s’affronte aux bambins de La Guerre des boutons : un guerrier de onze ans nommé l’Aztèque. Le Mexique évasif de Godard, l’ailleurs entrevu sur une carte postale dans Les Carabiniers, image de la révolution des sombreros dans un miroir ou se rase le héros, au détour d’une réplique de Jean Seberg dans À bout de souffle :

— J’irais bien au Mexique, tout le monde me dit que c’est très beau.
— Je me méfie du Mexique, rétorque Belmondo. Je suis sûr que c’est pas si beau ; les gens sont tellement menteurs.

Celui inconsistant et pétulant de Louis Malle dans Viva Maria, révolution de pacotille, décor pittoresque où Brigitte Bardot et Jeanne Moreau troussent leurs jupons.

Le monde indien dans son apport universel du livre La Société contre l’État, de Pierre Clastres, celui de Carlos Castañeda et son explicitation en dix volumes, dont certaines images, pousses d’herbes tenaces, réussissent à se glisser dans les pages de Rhizome, le livre de Deleuze et Guattari.

Les Indiens contre le marxisme, géographie de la raison au moment de L’Histoire de la folie, nomadisme cosmopolite à l’heure de La Défaite de la pensée.

Les tas d’ordures des documentaires à la télévision, les années-pétrole, les explosions de gaz, l’impossible Mexico. La ville-catastrophe ; le terremoto-solidarité.

La nouvelle floraison des polars made in DF [1] sur les trottoirs de Paris et des restaurants mexicains aux tortillas farineuses, nostalgiques du nixtamal. Le mescal postmoderne des bars de la Bastille pour noyer les années quatre-vingt, importé des cantinas de Malcolm Lowry.

Des livres-ponts jetés sur l’océan, des ricochets aussi, Indios, de Traven, les pages lumineuses d’Indios (mieux intitulé Gobierno en espagnol) qui nous a appris un autre mot, le mot Chiapas, les noms des peuples du Chiapas, surgis depuis dans l’actualité d’une révolte, cette question du zapatisme, chaînon manquant à nos histoires, invite à reprendre le cours de l’utopie là où le gel soviétique a prétendu l’abolir.

Joani Hocquenghem
Revue Artes de México,
1996.

Notes

[1Distrito Federal, appellation administrative jusqu’en 2016 de la ville de Mexico.

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