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La Domination et les arts de la résistance

vendredi 20 décembre 2019, par Franz Himmelbauer

James C. Scott
La Domination et les arts de la résistance
Fragments du discours subalterne

Traduit de l’anglais par Olivier Ruchet
Préface de Ludivine Bantigny
Éditions Amsterdam, 2019

C’est assurément un « maître livre », comme l’écrit Ludivine Bantigny dans sa préface. Pourquoi ? Parce qu’il apporte un nouvel éclairage sur les rapports de domination. À propos de ces derniers, nous nous satisfaisons trop souvent d’une alternative binaire quelque peu simpliste : soit il y a de la domination « pure et dure », et une soumission tout aussi pure — et molle — des dominé·e·s (on pense à l’esclavage ou à d’autres situations de tyrannie, dont le patriarcat, par exemple), soit il y a aussi domination, mais avec le « consentement », en quelque sorte, des dominé·e·s — et c’est le motif de la « servitude volontaire ». Vous aurez déjà compris en lisant ces premières lignes que James C. Scott n’accepte ni l’un ni l’autre terme de l’alternative (une de ces alternatives « infernales » que dénonce la philosophe Isabelle Stengers comme l’un des sortilèges du capitalisme).

Scott nous dit que ces rapports de domination sont des rapports dynamiques, qu’ils ne sont jamais figés. Entre dominants et dominés passe une ligne de front sans cesse mouvante et dont on peut sinon mesurer, du moins appréhender les mouvements à travers ce qu’il nomme « texte caché » et « texte public ». En situation de domination, c’est le dominant qui détient la maîtrise du texte public. Ainsi, pour évoquer un exemple récent, le président de la République française et son ministre de l’Intérieur peuvent-ils affirmer qu’il n’y a pas lieu de parler de violences policières dans un État de droit. Et la plupart des médias peuvent, de leur côté, ne se scandaliser que très modérément, et rarement, au sujet de ces mêmes violences policières. Ou encore, pour évoquer un autre exemple un peu plus lointain, rappelons-nous le référendum sur la Constitution européenne en 2005, plus précisément l’unanimité de ladite « classe politique » et des médias dits « sérieux » à soutenir le « oui », et leur consternation lorsque le « non » l’emporta assez largement. Il arrive ainsi que le texte caché fasse irruption dans l’espace public. Dans ce dernier cas, il s’agissait du texte caché des dominés, et les dominants étant persuadés qu’ils maîtrisaient comme toujours le texte public ne l’avaient pas vu venir… Autre exemple, qui montre celui-là le texte caché des dominants se révélant au public — je devrais dire : autres exemples, car le président déjà cité a multiplié les « sorties » (un mot qui dit bien ce qu’il veut dire : quelque chose « sort » d’une ombre relative où elle aurait dû être maintenue) plus ou moins méprisantes pour les pauvres « qui coûtent un pognon de dingue » et les feignasses qui feraient mieux de se payer des costards et de traverser la rue pour trouver du boulot, bref, tous ces gens de peu que l’on croise dans les gares…

Bien sûr, James C. Scott n’évoque pas ces situations dans son livre, qui date de 1992 (la préhistoire : avant la prolifération des portables, d’Internet et des réseaux sociaux…). Pourtant, ses analyses s’avèrent tout à fait pertinentes lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’actualité des années dix — c’est la marque des grands livres. Mais j’aurais peut-être dû commencer par le début. Dans un entretien accordé à Vacarme [1] après la sortie de la première édition française (Amsterdam, 2009), à ses interlocuteurs qui disaient que le livre avait connu un très grand succès, son auteur répondait ce qui suit :

« Dans les toutes premières phrases, je demande : qui parmi nous n’a jamais fait l’expérience d’avoir à parler, en faisant très attention, à quelqu’un qui a du pouvoir sur nous ? Et, plus tard, à reformuler, en son for intérieur ou devant des amis proches, ce que nous aurions vraiment aimé dire, ce que nous aimerions avoir dit, mais n’avions pas la possibilité de dire ? En commençant ainsi, par cette expérience dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, y compris ceux qui ont un certain pouvoir, on peut ensuite sensibiliser de nombreux lecteurs à des formes beaucoup plus drastiques de suppression de la liberté de parole dont le reste du monde fait la douloureuse expérience. » En effet, « la plupart des exemples examinés dans ce qui suit », écrivait Scott, cette fois dans son avant-propos, « proviennent d’études sur l’esclavage, la féodalité et les systèmes de castes, selon le présupposé que la relation entre discours et pouvoir sera d’autant plus nette que la différence est profonde entre ce que j’appelle le texte public et le texte caché ».

Le premier chapitre du livre s’appelle : « Derrière l’histoire officielle ». À travers divers exemples, il s’agit de montrer que derrière cette « façade », ou ce « texte public », se dissimulent deux autres textes, cachés ceux-là, qui sont celui des dominés et celui des dominants. Pour ces derniers, j’ai déjà un peu dit plus haut ce qu’il en est, en parlant des « sorties » de Macron : il s’agit d’énoncés qui « passent » parfaitement bien en privé, entouré de ses larbins habituels, mais qui provoquent des grincements de dents lorsqu’ils sont publicisés. Bien sûr, on ne doit pas négliger la possibilité qu’il s’agisse de « ballons d’essai », voire de provocations délibérées, comme savait si bien le faire Le Pen (le père) en son temps. Il n’empêche : il s’agit de d’extraits du texte caché qui entrent par effraction sur la scène publique. Que cela soit volontaire ou pas, cela participe de l’incessante « guérilla » comme dit Scott, à laquelle se livrent les deux camps et, selon les réactions, ou leur absence, ces effractions viennent faire bouger la ligne de front dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il cherche à montrer, c’est que contrairement à ce qu’une certaine sociologie et une non moins certaine science politique voudraient faire accroire, il n’existe nulle part, même pas dans les systèmes les plus durs de domination, de rapport de force complètement figé — bien sûr, les dominants ont tout intérêt à ce qu’on le croie, et leurs opposants, les marxistes par exemple, ont un peu donné dans le panneau en parlant de « fausse conscience » : les masses seraient « inertes » car anesthésiées par l’idéologie dominante qui « naturalise » la domination. C’est encore une vision de dominants car, répond Scott, ce n’est pas parce que la domination est là et qu’elle entretient un rapport de force défavorable (souvent même écrasant), que les dominés lui accordent la « naturalité ». Chez les esclaves comme chez les intouchables en Inde ou les métayers dans des systèmes féodaux, le texte caché existe, et entre soi, on se raconte comment l’ordre du monde pourrait se renverser, comment l’on pourrait devenir les maîtres ou même, parfois, comment l’on pourrait connaître un monde sans maîtres ni esclaves. C’est ce texte caché qui fait irruption au grand jour lors des « saturnales du pouvoir » (titre du chapitre 8), telles la Révolution française ou la Commune, pour ne citer que ces deux-là. Mais bien sûr, ces éruptions volcaniques sont précédées de longues maturations souterraines, lesquelles se peuvent déceler, aux yeux de l’observateur attentif, sous les formes variées de ce que Scott a nommé « l’infrapolitique des subalternes » (titre du chapitre 7) : « Le texte caché, dit-il, n’est pas que rumination et grognements en coulisse ; il donne lieu à une série de stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation. Chez les esclaves, par exemple, ces stratagèmes ont traditionnellement inclus le chapardage, le maraudage, l’ignorance feinte, le travail bâclé ou feint, le tirage au flanc, le troc et la production souterraine, le sabotage des récoltes ou des machines, voire des bêtes, les incendies volontaires, la fuite, etc. Chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non autorisé, le versement de loyers en nature inférieurs au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux ont constitué des stratagèmes courants. » On voit ici que la notion de « texte » est à prendre au sens large — il ne s’agit pas seulement d’énoncés, mais aussi d’un ensemble de postures et d’actes qui sont constitutifs de cette « infrapolitique » (laquelle, attention, n’est pas une « sous-politique », ou une « prépolitique », non, mais bien plutôt la politique des subalternes en situation de rapport de force défavorable). Pour cela, les subalternes ont besoin de « sites cachés » — soit des lieux à l’abri de toute incursion des dominants — afin de pouvoir y élaborer leur texte. Chez les esclaves, c’était souvent la nuit, à l’écart de l’« habitation ». Ce sont de tels « sites cachés » que les chasseurs de sorcières croyaient débusquer dans les orgies infernales du sabbat (c’est moi qui conjecture cela). Mais on pourrait aussi bien parler de sites cachés à propos des premières Bourses du travail, conçues comme des forteresses de la lutte des classes, des squats, des groupes non mixtes féministes ou encore d’espaces libérés tels Notre-Dame-des-Landes ou les caracoles zapatistes.

En dehors de ces lieux protégés du regard des dominants, les subalternes, dominés mais qui n’en pensent pas moins et n’en résistent pas moins, doivent la plupart du temps déguiser leur expression, faute de quoi il pourrait leur en cuire. « C’est la politique du déguisement et de l’anonymat : elle se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en masquant l’identité des acteurs [ici on pense bien sûr aux passe-montagnes des zapatistes, encore inconnus au moment où Scott écrivait son livre]. Les rumeurs, ragots, légendes locales, plaisanteries, rituels, codes et autres euphémismes — soit une grande partie de la culture particulière des groupes dominés — rentrent dans ce schéma. » Scott en donne de nombreuses illustrations. Quant à moi, je me souviens avoir été frappé, lorsque j’ai débarqué, jeune citadin, au début des années 1970, dans les collines du sud-est de la France, par des tournures, des formes d’humour que je ne comprenais pas bien et dont j’ai appris par la suite qu’il s’agissait de ces « autres euphémismes » dont parle Scott. Les Anglais désignent ce procédé par le terme understatement. On en dit moins pour en faire entendre plus. Comme le dit Scott, les dominés avaient développé ces formes d’expression, et d’humour, afin de pouvoir les utiliser en public, voire à la portée des oreilles des dominants, sans que l’on puisse les réprimander pour autant. Et par ici, dans notre haute Provence, ce style avait déteint sur les formes d’humour encore pratiquées dans les conversations de comptoir ou du grand marché du lundi matin (hé oui, lundi matin !). Cela donnait des expressions du genre : « Il ne t’arrivera rien » ou « Celui-là, il a plus vite fait un tour que deux… » On en trouve des traces ailleurs, par exemple chez les chroniqueurs du Moyen Âge qui avaient la lourde charge de louanger non-stop les puissants d’alors. Or il arrivait que ceux-ci ne soient pas à louanger… C’est ainsi que Froissart écrivit de l’un des rois dont il chanta les mérites qu’il était « lent à informer et dur à ôter d’une opinion » — un con, en somme, mais c’était mieux dit.

Il faudrait encore parler du carnaval, espace-temps par excellence de l’expression des subalternes. Le monde y est renversé cul par-dessus tête, du moins dans les carnavals qui n’ont pas été « récupérés » par les marchands et ne méritent plus guère ce nom (comme à Nice, pour n’en citer qu’un). À La Plaine, à Marseille, on sent bien par contre que l’enjeu du carnaval n’est pas seulement de fournir une « soupape de sécurité » aux dominants, comme le prétendent certains analystes tenants d’une vision statique de la société et d’un soi-disant « ordre des choses » aussi fatal que naturel. Les policiers, eux, aimeraient bien s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, de ces trublions, comme le montrent assez leurs brutalités à l’encontre des fêtards.

Il faudrait aussi parler des « saturnales du pouvoir », quand, enfin, le texte caché des dominés tient le haut du pavé. Mais cela pourrait prêter à malentendu, comme le fait remarquer Scott : « Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. »

Il y aurait enfin tout un autre développement à faire à propos des Gilets jaunes vus à travers la grille d’analyse de Scott : à la limite entre le texte caché et le public, improvisant des « sites cachés » sous les yeux de tous sur les ronds-points, refusant toute organisation centralisée et surtout toute représentation, on pourrait dire qu’ils sont emblématiques de ce que Scott appelle l’infrapolitique des subalternes.

Encore une fois, c’est la marque des grands livres que de nous renvoyer, et de nous aider à éclairer, des situations que nous vivons chaque jour. Grâce soit rendue aux éditions Amsterdam d’avoir réédité celui-ci.

Franz Himmelbauer
Source : Antiopées
16 décembre 2019

Notes

[1Entretien paru dans le n° 42 de Vacarme et reproduit en post-scriptum dans la réédition de 2019.

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