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La lente construction d’une nouvelle culture politique au Brésil

samedi 14 septembre 2013, par Paíque Duques Lima, Raúl Zibechi

Passé les mobilisations les plus massives au Brésil, il apparaît nécessaire de s’interroger sur les racines de la culture politique horizontale et autonome qui a surgi dans les rues mais qui a mûri au feu lent de la résistance quotidienne, sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’activistes sociaux. Le meilleur moyen de comprendre, c’est de dialoguer avec eux.

Lorsque Lula entre au palais du Planalto, en janvier 2003, Paíque Duques Lima a dix-sept ans et fait ses premiers pas dans le militantisme social. Il vit avec ses parents à Brasilia. Le reste de sa famille habite dans une des nombreuses favelas à mille lieues du modernisme urbanistique aseptisé conçu par Oscar Niemeyer, le plus grand architecte du Brésil et un des plus admirés du monde. Avec les années, Paíque deviendra anthropologue, peut-être pour affirmer sa fidélité à sa race et servir sa classe, et il se liera à divers mouvements sociaux, dont le Movimento Passe Livre (MPL), qui, dit-il, « signifie en portugais transport gratuit ».

Les grandes manifestations de juin semblent avoir eu pour précédent les petits mouvements locaux qui ont créé les conditions subjectives et structurelles appropriées, comme les Comités populaires de la Coupe du monde. As-tu la même vision des choses ?

Pendant toute la période du gouvernement Lula, mais déjà avant, il y a eu des mouvements alternatifs et des luttes plus ou moins importantes qui ont créé une nouvelle culture de la lutte, sans lien avec la droite ni avec les organisations traditionnelles de gauche. Avec les mobilisations contre la mondialisation, vers l’an 2000, est née une culture de l’action directe dans une grande partie de la jeunesse urbaine : les radios libres, le CMI (Centre des médias indépendants), les groupes de jeunes des partis politiques en lutte et rupture avec leurs propres partis politiques, et, en général, les jeunes qui rejettent les structures traditionnelles comme les syndicats et les bureaucraties estudiantines.

Tu accordes plus d’importance à cette nouvelle culture politique horizontale, assembléiste et autonome qu’au nombre de militants que compte chaque groupe ? Je veux dire : c’est plus une question de qualité que de quantité ?

C’est relatif. En 2003, à Salvador, quarante mille personnes sont descendues dans la rue contre l’augmentation du prix des transports, lors de ce qu’on a appelé la « révolte du buzu » (autobus, en argot local). La jeunesse est descendue spontanément dans la rue puis les organisations d’étudiants ont négocié avec le gouvernement en passant par-dessus le mouvement. Ce fut une trahison. Neuf revendications du mouvement ont été acceptées par la mairie, soit toutes sauf l’annulation de l’augmentation du prix des transports, qui constituait le point central. À partir de ce moment, on a vu qu’il était possible de lutter sans être dans un parti ou une structure traditionnelle. En 2004, à Florianópolis, se produit la « révolte des tourniquets », avec à l’origine une petite organisation de quelques dizaines de personnes qui exige la gratuité des transports. Mais on a pu politiser la lutte, lancer des actions et discuter avec les autorités. Les membres du mouvement ne négociaient pas, ils ne faisaient que transmettre les préoccupations des gens. C’est ce qui a fait la force de la lutte, une organisation horizontale sans direction permanente.

En 2005 est créé le MPL national, qui revendique la gratuité des transports en se fondant sur une culture et une manière de lutter inspirées par les principes d’apartidisme (mais pas d’antipartidisme), d’autonomie, d’horizontalité, d’indépendance, de fédéralisme et des pratiques centrées sur l’action directe, avec un horizon anticapitaliste. Depuis, tous les ans, diverses villes ont été le théâtre de luttes menées contre l’augmentation du prix du titre de transport. En général, les luttes sont localisées parce que chaque ville possède sa propre administration des transports. Ces dix dernières années, dans près d’une soixantaine de villes, il y a eu des mobilisations de taille petite ou moyenne qui ont rassemblé jusqu’à cinq ou dix mille personnes. Certaines villes ont obtenu l’annulation de l’augmentation, et d’autres la gratuité pour les étudiants. Les Comités populaires de la Coupe du monde, nés en 2008, et d’autres organisations ont également construit une culture de lutte horizontale dans la rue.

On dit que ce sont des mouvements de classe moyenne, d’étudiants et de diplômés. Tu serais d’accord avec cette caractérisation ?

Non. C’est une mobilisation de la jeunesse prolétaire encore très divisée parce que au Brésil il existe une scission dans les villes, avec un centre où l’on trouve des travailleurs informels, des banlieues avec une classe laborieuse plus stable et une grande périphérie où vit une classe laborieuse précarisée. Parler de la classe moyenne, c’est occulter la place des travailleurs informels du centre qui participent aux mobilisations. Les villes sont scindées en classes, quartiers et races. On compte beaucoup d’activistes et de manifestants noirs.

Est-ce qu’il y a dans cette nouvelle culture militante quelque chose de la culture hip-hop qui forme un mouvement peu structuré, plus diffus, mais très puissant au Brésil et très présent dans la jeunesse ? Quelles étaient les activités quotidiennes des noyaux du MPL avant juin ?

Au sein du MPL et des Comités de la Coupe du monde, il y a des jeunes du centre et de la périphérie. Au début du mouvement, par exemple, nos réunions rassemblaient entre quarante et quatre-vingts personnes, mais beaucoup moins après 2007, quand on a eu une période sans augmentation des titres de transport : nous étions alors entre huit et vingt personnes lors des réunions hebdomadaires ou bimensuelles. Nos activités sont principalement de trois types : actions directes, études et information sur le transport collectif et la mobilité urbaine en prenant en compte classe, sexe et race, pressions et propositions auprès des pouvoirs publics pour la gratuité des transports, pour le prix zéro ; on se mobilise aussi quand le prix des transports augmente ou que des privatisations se produisent.

Aujourd’hui, tout le Brésil sait que la Coupe du monde, c’est un négoce, et que le transport est une catastrophe, ce qui montre l’utilité de ces années de travail. D’une certaine façon, cette nouvelle conscience critique nous enseigne toute l’importance des petits groupes militants à haut niveau d’engagement.

Les Comités populaires de la Coupe du monde sont des groupements où sont présents le Mouvement des gens sans toit, des communautés délogées et des militants universitaires. Tant les comités que le MPL ont toujours été en contact avec cette culture des périphéries, des favelas. La culture de la jeunesse noire, précarisée et de favela, a été très attaquée ces dix dernières années par la politique d’incitation au consumérisme des gouvernements Lula et Dilma [Rousseff]. Mais tout contrôle est à double tranchant et a ses points faibles. Les associations de quartier ont un lien historique avec le PT et ont fait leur travail au côté de l’État et avec les plans sociaux. Cela a créé un vide qui a été comblé par la nouvelle culture militante horizontale et la culture des jeunes de favela qui se sont rapprochées depuis cinq ans — les jeunes travailleurs de la périphérie et du centre ont beaucoup de contacts. J’habite dans le centre du District fédéral de Brasilia mais ma famille vit dans une favela. L’important, c’est que les deux cultures se sont rapprochées avec le développement des villes et de la spéculation immobilière qui a fait progresser la ségrégation urbaine, vu que les deux secteurs ont des problèmes communs, comme celui des transports.

Depuis 2007 et 2008, le MPL multiplie les interventions dans les écoles secondaires et les quartiers des périphéries. Notre mouvement a commencé en organisant des ateliers sur le transport collectif, la ségrégation urbaine et le droit à la ville dans les écoles secondaires et les universités, mais aujourd’hui le travail se fait surtout dans les communautés périphériques. On nous sollicite souvent pour parler du problème des transports. Les Comités populaires de la Coupe du monde ont suivi la même voie, en se rapprochant des communautés délogées. Du fait de la violence policière, le discours des comités a trouvé un écho chez les gens. Avant, beaucoup d’habitants de la périphérie pensaient que la Coupe du monde serait leur salut parce qu’elle créerait de l’emploi, mais ils ont changé d’avis très vite et maintenant ils participent aux mobilisations. Les Comités populaires ont commencé à gagner en puissance avec l’engagement de quartiers entiers. D’autre part, quelques médias traditionnels se sont ouverts aux critiques visant la Coupe du monde, notamment Le Monde diplomatique, Carta Capital, la revue Piauí et la chaîne de télévision payante ESPN Brasil, où l’on trouve de nombreux anciens militants de gauche qui font du journalisme sportif critique et ont été très durs avec la FIFA.

Mais la clé de tout, c’est que les gens ont commencé à s’organiser. Depuis le début de l’année, les mobilisations pour le transport gratuit sont de plus en plus nombreuses. Dans dix villes, elles ont réussi à faire baisser le prix du ticket de transport. Goiânia en mai, Porto Alegre en mars ; Natal, Terezinha et Belén se sont mobilisées avant São Paulo et Rio de Janeiro. Cela nous indique qu’au moment où se sont produits les événements de Rio et São Paulo cette culture de mobilisation horizontale incarnée par le MPL et les Comités de la Coupe du monde avait déjà pris de l’extension.

Tout indique que la répression à São Paulo a joué un rôle déterminant dans l’amplification du mouvement.

Je ne suis pas militant du mouvement de São Paulo (je suis du mouvement pour la gratuité des transports à Brasilia). Cependant, je peux me faire une idée avec ce que j’ai vu et entendu, parce que nous sommes une organisation nationale. Je crois que trois facteurs se sont conjugués. Le premier, le plus important, c’est que diverses organisations œuvraient depuis des années à créer cette culture de la lutte, non seulement le MPL et les comités mais le CM, les étudiants radicaux, les sans-abri, les radios libres, le hip-hop, le Mouvement des travailleurs au chômage, les cartoneros [1], autant de mouvements urbains qui ont donné naissance à cette culture.

Le deuxième, c’est que les actions menées au centre de São Paulo à l’appel du MPL ont subi une répression policière brutale alors que beaucoup pensaient que, le PT ayant remporté la mairie avec Fernando Haddad, il y aurait une phase de cooptation et de négociation — personne ne s’attendait à une répression aussi forte. On savait le gouvernement de l’État mené par le social-démocrate Geraldo Alckmin (PSDB) très répressif mais on ne pensait pas que la mairie tenue par le PT appuierait les actes terroristes de la police. Cette répression brutale a contribué à élargir la solidarité au niveau national et à faire augmenter le nombre de manifestants. Il faut également signaler que les premières mobilisations, antérieures à la répression, avaient déjà attiré beaucoup de monde — avec vingt mille, quarante mille et soixante-dix mille personnes.

Le troisième facteur a été l’extension du mouvement à tout le Brésil avec la tenue de la Coupe des Confédérations, qui a réuni la lutte pour la mobilité urbaine avec la lutte contre la réforme urbaine et pour le droit à la ville consécutive aux travaux réalisés pour le Mondial de 2014.

La droite a profité des mobilisations pour mener bataille contre le gouvernement.

La droite dispose déjà d’un bloc politique et d’un bloc médiatique, elle veut maintenant construire un bloc social. Beaucoup de gens sont descendus dans la rue et la droite s’est alors lancée dans la mêlée en essayant d’imposer son programme centré sur la critique de la corruption — mais uniquement de la corruption des gouvernements du PT et non de celle du PSDB ou même de l’État, révélant ainsi ses intentions électorales —, sur l’abaissement de l’âge de la majorité pénale, contre l’avortement et, d’une certaine façon, contre les droits des Noirs et des gays. Elle a voulu interpréter le mouvement à sa façon. Les gens des partis de gauche ont été attaqués par l’extrême droite mais ont fait l’impasse sur les problèmes réels qui nous ont conduits dans la rue.

Quel regard portes-tu sur la journée du 11 juillet organisée par les syndicats et le MST, pendant laquelle aucune allusion n’a été faite à la répression policière ni au massacre du 24 juin dans le Complexo do Maré, la plus grande favela de Rio ?

Il y a quelques petits syndicats qui soutiennent le mouvement. Les centrales syndicales d’opposition au pouvoir, comme Conlutas et Intersindical, ont participé aux mobilisations et les autres ont critiqué le MPL en disant que nous avons été manipulés par la droite. Le mouvement syndical n’a pas réussi à donner une réponse de classe. Les actions du 11 juillet peuvent être interprétées en partie comme une forme de soutien au pouvoir justifiée par l’idée que la droite peut fomenter un coup d’État contre le gouvernement et que, pour l’éviter, il faut renforcer la gouvernabilité. Il y a aussi une volonté d’encadrer les gens qui descendent dans la rue. Mais le mouvement est également dû à l’initiative d’autres secteurs qui ne relèvent pas du gouvernement et qui ont plus de liens avec les luttes sociales.

Comment vois-tu l’avenir du mouvement à moyen terme, disons jusqu’à la Coupe du monde de 2014 et à l’élection présidentielle de l’an prochain ?

Sur ce plan, on a trois problèmes. Le premier, c’est que le gouvernement et les médias vont essayer de contrôler les luttes par la répression mais aussi par la cooptation et ce qu’on pourrait appeler la « déroute psychologique » du mouvement à travers la construction de mécanismes de consensus.

Deuxième problème : nous, les militants jeunes, nous étions très isolés, mais les gens qui parlaient mal de nous ne disposent pas d’une culture de la contestation et, là, il y a un espace ouvert pour le débat et l’organisation. D’où la question de l’organisation.

Le MPL était un mouvement de quelques dizaines de personnes qui appelaient les gens à se mobiliser dans la rue. Aujourd’hui, la question est de savoir si nous sommes à même de devenir une organisation de masse, horizontale, autonome et anticapitaliste, capable de fédérer des milliers de personnes au nom de ces principes. Toutes les petites organisations se posent la même question.

Le troisième problème tient à une participation tardive des secteurs de la société qui sont cruciaux parce qu’ils pâtissent d’une oppression structurelle. Au Brésil, le racisme et l’exclusion sont structurels. Il ne se passe pas un jour au Brésil sans que l’on parle de ségrégation, de classe, de sexisme et de race. C’est essentiel. Ces derniers jours, il y a eu trente ou quarante actions de contestation dans la périphérie de São Paulo, très radicales, qui ont mis le feu à des autobus. Dans la zone nord de Brasilia, la même chose se produit. Ces actions se sont produites en même temps que la manifestation organisée sur l’esplanade du Planalto (siège du gouvernement), et cela nous amène à nous demander comment impulser des luttes qui s’en prennent aux structures classistes, racistes et sexistes de notre société. Et là se pose la question clé : avons-nous la force d’enclencher ce processus ?

Surtout parce qu’il reste très peu de temps pour l’enclencher, à peine un an jusqu’au Mondial, alors que des lois antiterroristes vont nous tomber dessus, assorties d’une répression policière très forte. On est face à des enjeux organisationnels, idéologiques, militaires (c’est-à-dire comment va-t-on affronter la répression policière et le contrôle de masse ?) et économiques. Les chefs d’entreprise ne veulent pas renverser Dilma parce que ce modèle leur convient très bien, de sorte que, s’il y a un consensus, c’est contre nous, un consensus du gouvernement et des chefs d’entreprise contre nous. C’est la raison pour laquelle je dis que nous sommes face à des défis majeurs.

Source (espagnol) : Americas Program, 8 juillet 2013.
Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
Source (français) : Dial.

Notes

[1Les cartoneros collectent puis revendent les emballages en carton.

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