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La première rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde

lundi 2 avril 2007, par Geoffrey Pleyers

Du 30 décembre 2006 au 2 janvier 2007, les zapatistes ont convoqué la première « Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde » dans le Caracol d’Oventik, un village indigène dans les montagnes du Chiapas. 115 médias officiels et alternatifs ont couvert l’événement auquel participèrent plus de 1 300 activistes venus de différents États du Mexique et de 47 pays d’Amérique, d’Europe, d’Océanie et d’Asie, illustrant toute la diversité des militants qui ont été inspirés par le mouvement zapatiste : une sœur franciscaine, des anarchistes radicaux, de nombreux quadra et quinquagénaire de la classe moyenne européenne et mexicaine, des jeunes dont ce fut pour beaucoup le premier voyage au Chiapas, des indigènes venus de tout le Mexique, de nombreux Nord-Américains et Espagnols... Cette rencontre, qui entendait montrer au Mexique et au monde une vitrine du zapatisme qui se construit au niveau local, fut également particulièrement importante au niveau interne du mouvement. Elle a rassemblé plusieurs milliers d’indigènes zapatistes et 232 « autorités zapatistes », venues des cinq Caracoles (régions autonomes zapatistes). Depuis l’installation des Caracoles (août 2003), jamais autant d’« autorités » zapatistes autonomes ne s’étaient réunies en un même lieu. Dans un contexte mexicain marqué par l’arrivée au pouvoir de courants plus réactionnaires, la répression violente de plusieurs mobilisations sociales et un rôle accru de l’armée à travers le pays, cette rencontre avec les peuples du monde fut une occasion pour le
zapatisme de montrer son solide ancrage au niveau des bases sociales ainsi que la solidarité nationale et internationale dont il bénéficie comme en attestent les nombreux étrangers qui ont fait le déplacement.

Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, 6 000 à 7 000 personnes (selon La Jornada) ont assisté à la célébration du treizième anniversaire du soulèvement zapatiste contre l’État mexicain et le néolibéralisme. À 1 h 45, la commandante Yolanda axa le premier discours de la célébration sur la lutte menée par les femmes. Le sous-commandant Marcos a ensuite lu un long texte en tzotzil (langue locale) qui fut ensuite traduit en espagnol. Il a particulièrement insisté sur la primauté du collectif sur l’individuel au sein du mouvement zapatiste, sur la place des femmes, sur les liens étroits avec les autres peuples indigènes et sur la cause des prisonniers politiques, qui se sont multipliés au Mexique en 2006, notamment suite à la violente répression à Oaxaca. Il a également marqué une prise de distance des zapatistes à l’égard de « certaines organisations de gauche » qui ont côtoyé l’Autre Campagne au cours de son périple à travers le Mexique tout au long de l’année 2006. Ce fut enfin au tour du commandant David d’annoncer la tenue d’une rencontre des peuples indigènes des Amériques en octobre 2007 et la poursuite de l’Autre Campagne avec l’envoi de davantage de délégués à travers le pays. Après cette célébration officielle, les orchestres zapatistes ont entraîné une foule de 3 000 à 4 000 danseurs indigènes, mexicains et occidentaux. La musique ne s’est arrêtée que peu avant les ateliers du lendemain matin.

L’autonomie déclinée dans les différents secteurs de la vie zapatiste

Si l’ambiance était résolument festive lors des soirées animées par les spectacles culturels des participants indigènes, mexicains et étrangers puis par la musique populaire de trois orchestres zapatistes, elle était particulièrement studieuse et marquée par un grand respect à l’égard des orateurs durant les longues tables rondes dont certaines duraient plus de quatre heures et demie. Entre 1 000 et 3 500 activistes assistèrent aux six tables de travail dédiées chacune à un aspect particulier de l’autonomie mise en place par les zapatistes : « L’autonomie et l’autre gouvernement » (dont l’« autre justice » a constitué un aspect essentiel), « L’autre éducation », « L’autre santé », « Les femmes », « L’autre communication, l’autre art et l’autre culture », « L’autre commerce » et « La lutte pour la terre et le territoire ». L’écologie fut quant à elle très présente dans chacune de ces tables rondes, que ce soit à travers la médecine alternative, la préservation de la qualité de la terre, le commerce de cultures organiques ou comme élément essentiel de l’éducation zapatiste.

Chaque table ronde se déroulait selon un ordre similaire. Après une brève introduction par un(e) commandant(e) zapatiste, cinq délégations de deux à quatre personnes venant des différents Caracoles présentaient le sujet traité en vingt minutes chacune. Les délégués zapatistes répondaient ensuite à une série de questions posées par écrit par le public avant qu’une ou deux heures soient consacrées à une succession de courtes interventions de participants extérieurs venant conter leurs expériences à propos du sujet abordé. Les discours préparés par les Caracoles étaient pour la plupart très répétitifs et organisés selon un même plan. Dans un premier temps, ils revenaient sur la situation avant le soulèvement de 1994, évoquant parfois la vie des indigènes précolombiens dont ils présentaient une vision idéalisée (égalité homme-femme, absence d’exploitation...). Les délégués abordaient ensuite leur manière spécifique de penser la thématique en question avant de décrire, souvent en des termes très généraux, l’organisation de leur Caracol dans ce domaine, avançant quelques chiffres (par exemple du nombre d’écoles ouvertes ou de promoteurs dans leur région). Il fut ainsi relativement peu question d’expériences et de cas concrets, de problèmes pratiques liés à la mise en œuvre de ces projets complexes, les discours s’en tenant parfois à la description d’un modèle idéal.

Décliné dans les divers domaines de la vie zapatiste, le processus d’autonomie locale était au cœur des présentations zapatistes. Comme en témoignent les immenses drapeaux mexicains derrière chaque tribune, les insurgés n’entendent pas l’autonomie comme une volonté d’indépendance radicale ou de sécession, mais comme un processus qui « permet au peuple de pouvoir décider comment vivre et comment s’organiser au niveau politique et économique ». « L’autonomie, c’est que nous nous gouvernons comme peuples indigènes, que nous disions comment nous voulons que travaillent nos autorités, que nous ne dépendions plus de la politique qui vient du dessus. » Comme le soulignait le commandant Brus Li, « il n’y a pas de normes pour dire comment doit se faire l’autonomie ». L’autonomie zapatiste se construit dès lors au quotidien, avec des difficultés et certaines contradictions, mais dans une dynamique qui va de l’avant et se renforce au fil des ans. En dehors du système des partis politiques et des institutions mexicaines, les zapatistes assignent pour précepte central aux autorités qu’ils désignent le principe zapatiste « commander en obéissant ». Les municipalités autonomes regroupent plusieurs villages, bourgades et hameaux. À leur tour, depuis 2003, elles sont organisées en cinq régions autonomes (les « Caracoles ») qui ont chacune leur « conseil de bon gouvernement », composés de 15 à 25 personnes et qui sont notamment chargés de la coordination des municipalités, des relations avec l’extérieur et de la justice. Des « promoteurs » élus dans différents secteurs (éducation, santé, agro-écologie...) pour un mandat de trois ans non renouvelable et non rémunéré. Une partie des terres communes sert à leur fournir de quoi vivre ainsi qu’à couvrir les frais du domaine qu’ils prennent en charge.

Parmi les thématiques abordées, celles des femmes et de l’éducation sont particulièrement ressorties. Comme l’expliquait déjà Marcos dans un communiqué en 1994 [1], la « première révolution zapatiste » ne fut pas le soulèvement mais la promotion d’un rapport égalitaire entre les hommes et les femmes au sein des communautés. Si les commandants zapatistes reconnaissent humblement que certaines attitudes machistes existent encore dans les communautés et dans l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale), le chemin parcouru impressionne. Comme en témoignaient Magdalena et Eleana, « avant, c’était très difficile, parce que personne ne nous prenait en compte, que nous n’avions le droit ni de dire notre opinion ni de prendre une décision pour notre propre vie. Beaucoup furent obligées de se marier sans choisir leur époux et recevaient ensuite des coups, des mauvais traitements et des humiliations de leurs maris » ; « selon les idées de nos pères, grands-pères et époux, nous devions tout supporter et nous taire ». Le zapatisme a transformé leur vision d’elles-mêmes et leur place dans la communauté. Longtemps, les femmes indigènes appuyèrent le mouvement surtout dans l’ombre, en écoutant et en fournissant les vivres. Progressivement, un nombre croissant d’entre elles se sont investies dans les différents conseils d’autorités zapatistes et ont pris d’importantes responsabilités car, comme l’affirmait une commandante, « nous ne savons peut-être pas lire et écrire, mais nous savons penser ». Au point qu’au cours de ces quatre journées, des dizaines de femmes paysannes et zapatistes se sont exprimées en espagnol devant une foule internationale qui aurait effrayé plus d’un intellectuel. La force et la parole de ces femmes rebelles ont tant marqué la rencontre que Marcos et chacun des commandants ont tenu à revenir sur ce point dans leurs discours.

L’éducation autonome représente un autre sujet central et une source d’espoir pour les communautés qui espèrent que chaque nouvelle génération viendra renforcer le mouvement. Dans les zones zapatistes, l’éducation primaire et l’alphabétisation des femmes se sont considérablement améliorées. Toutes les filles y ont désormais accès, 52 nouvelles écoles ont été construites dans la seule région d’Oventik et des centaines d’enseignants ont été formés. Contre « l’éducation fondée sur la mémorisation et déconnectée de la réalité que nous vivons », sans examens ni évaluations par points, l’enseignement zapatiste cherche à éviter l’esprit de compétition de la filière officielle. Face à l’éducation officielle qui « ne répondait pas aux besoins de nos peuples » et aux enseignants qui ne venaient pas des communautés et dédaignaient les paysans et leur culture, les zapatistes ont à cœur de choisir leurs enseignants au sein des communautés et de les doter d’une formation spécifique. L’enseignement zapatiste ne correspond dès lors pas aux programmes nationaux et ne vise pas à permettre l’accès aux formations supérieures ou universitaires, accusées d’être individualisantes. L’enseignement autonome se veut ainsi résolument opposé à « l’individualisme inculqué aux élèves par les écoles du gouvernement » et insiste pour que « les élèves apportent ensuite leurs compétences aux communautés ». L’enseignement zapatiste est essentiellement organisé en quatre matières : les mathématiques, l’étude du milieu (qui insiste particulièrement sur la protection de l’environnement et les problèmes agricoles), l’histoire et les langues (la langue locale et l’espagnol). L’éducation représente ainsi un élément central de la préservation des cultures et des langues locales « à travers lesquelles se transmettent nos valeurs ». La méthodologie de l’enseignement se base notamment sur la méthode Freire et développe les aspects ludiques, le travail collectif et les liens étroits entre apprentissages manuels et intellectuels. Après le niveau primaire en place dans l’ensemble des municipalités autonomes, un second degré est en cours de développement et existe déjà à Oventik. Déjà beaucoup ont à cœur de réaliser le « rêve d’une université autonome ». Le manque de ressources matérielles demeure cependant un frein au développement plus rapide de ces projets.

L’expression des bases rebelles et la force du zapatisme

Si de nombreux discours se limitaient à la répétition d’une philosophie zapatiste largement connue et que d’autres événements zapatistes ont bénéficié de davantage de couverture médiatique et de présence étrangère, cette « rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde » pourrait pourtant marquer l’histoire du mouvement en ce qu’elle a montré un zapatisme centré sur deux aspects qui demeurent généralement au second plan de ces réunions internationales : la capacité et la force des bases zapatistes et l’aspect local. Alors que le sous-commandant insurgé Marcos est officiellement en charge des relations avec l’extérieur et qu’il occupe une place centrale dans l’image et les événements médiatiques du zapatisme au point de sembler parfois en monopoliser la parole, il est cette fois resté en retrait de la réunion et de son organisation, ne se montrant que lors de la nuit du 1er janvier. Le lieutenant-colonel insurgé Moises (un proche de Marcos) s’est chargé de l’organisation générale de la rencontre, mais ce sont plus d’une centaine de délégués zapatistes qui ont pris la parole, exprimant avec énergie et conviction l’ampleur du renouveau et la force des processus locaux qui constituent le zapatisme. Par ailleurs, même depuis la création des Caracoles en 2003, les communiqués et discours officiels zapatistes - dont la plupart sont signés par Marcos - étaient restés peu loquaces sur le processus à l’œuvre au niveau local, se cantonnant généralement à la situation nationale et internationale. Pour la première fois, une réunion internationale avait pour objet les pratiques concrètes d’autonomie locale qui, à bien des égards, constituent le cµur du mouvement zapatiste [2].

Alors que d’aucuns annonçaient le zapatisme moribond depuis 2002, un dynamisme a transparu à plusieurs niveaux au cours de cette rencontre - tant au niveau de la qualité de l’organisation d’un tel événement rassemblant des milliers d’étrangers dans un village de montagne que de la force tranquille qui se dégageait des discours des délégués zapatistes. Si cette lutte se limite à une région pauvre du Sud-Est mexicain et n’est guère parvenue à transformer les lois et les institutions nationales, elle a radicalement modifié la vie et la perception d’eux-mêmes de milliers de paysans chiapanèques, désormais « fiers d’être autonomes », qui proclament que, « à défaut de pouvoir changer le monde, nous luttons pour que le monde ne nous change pas nous » (Betto, Caracol IV). A leur échelle, ils « cherchent à développer des actions transformatrices de la société » (Magdalena, Caracol II). Les processus à l’œuvre au niveau local après treize années de luttes ardues et de confrontation avec le gouvernement mexicain montrent un acteur engagé dans une transformation à long terme. Alors que nombre de mouvements occidentaux génèrent un dynamisme énorme mais de courte durée, les zapatistes semblent parfois avancer moins vite mais dans un processus de longue haleine, comme en témoigne leur investissement conséquent dans l’éducation alternative.

Au-delà de la vision quelque peu idéalisée des communautés zapatistes qui fut présentée, les indigènes rebelles du sud-est du Mexique ont témoigné d’une expérience concrète d’une autonomie de fait, d’une vie et de communautés résolument en dehors du néolibéralisme, de pratiques d’un autre monde possible dont de nombreux débats se limitent aux aspects théoriques. Pour ces raisons, le zapatisme demeure dès lors une source d’inspiration pour des milliers d’activistes et de mouvements de par le monde, notamment au niveau d’une gouvernance décentralisée et participative.

Si la plénière n’a guère permis de préciser les modalités de la prochaine « Rencontre intergalactique » annoncée depuis 2005, la seconde « Rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du monde » mènera les participants dans les cinq Caracoles du 21 au 31 juillet 2007. Elle sera l’occasion à d’« autres zapatistes de partager leurs expériences » et permettra peut-être d’aborder davantage certains aspects plus concrets du processus d’autonomie locale zapatiste.

Geoffrey Pleyers

Notes

[1EZLN (1994) Documentos y comunicados 1 (01/01/1994 - 08/08/1994), Mexico : Era, pp. 107-110.

[2Cf. Ornelas Bernal Raúl (2004) La autonomía como eje de la resistencia zapatista. Del levantamiento armado al nacimiento de los caracoles, In : Ceceña A.E. dir. Hegemonías y emancipaciones en el siglo XXI, Buenos Aires : CLACSO, pp. 133-172. En français, L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste, aux éditions Rue des Cascades, Paris, 2007.

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