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Lettre de la délégation indigène du Venezuela à la Rencontre des peuples zapatistes

La « révolution bolivarienne » et la lutte des peuples indigènes du Venezuela

Organisation Wayuu du Socuy-Cachiri Maikiralasa’lii

jeudi 9 août 2007

Frères et sœurs du Comité clandestin révolutionnaire indigène
Commandement de l’EZLN
Commission Sexta et l’Autre Campagne
Hermano subcomandante insurgente Marcos

[lettre remise] en vos mains

Tzeltalkan, Tojolabalkan, Cholkan, Wayuukan, Añunkan, jürüko añun we,
inga anii aye wanükü pürria
Weinü, amana we, ta’tüchakan we, aka werajirai wakuaipawa.

Tzeltales, Tojolabales, Choles, Wayuus, Añus, tous nous sommes des humains,
c’est pourquoi nous nous adressons à vous tous,
frères, sœurs, anciens, pour affirmer ce que nous sommes.

Sans aucun doute, le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 et le développement postérieur de la lutte pour l’autonomie des communautés du Chiapas en rébellion ont signifié pour tous les peuples indigènes du continent l’affirmation péremptoire de la persistance de l’esprit de rébellion et de résistance de nos peuples. Mais ils ont signifié avant tout l’irruption sur l’échiquier de la lutte politique continentale de ceux que l’on attendait le moins puisqu’ils étaient considérés comme inexistants, de tous ceux qui avaient été exclus d’un passé lointain, donnés pour morts ou considérés comme quantité négligeable car ils ne sont qu’une petite minorité, de tous ceux que l’on a qualifié tout au long de l’histoire coloniale et néocoloniale d’attardés, de préhistoriques, ou de tant d’autres adjectifs méprisants pour les arracher à leur propre histoire.

Indiscutablement, la volonté de fer manifestée par les communautés zapatistes autonomes en rébellion au cours de toutes ces années de lutte contre des ennemis parmi les plus puissants s’inscrit dans la longue résistance de tous les peuples indigènes du continent, vieille maintenant de plus de cinq cents ans ; cependant, pour la première fois, cette résistance s’est accompagnée de la ferme décision d’être et de vivre l’autonomie et la liberté, une bonne fois pour toute et sans demander de permission à qui que ce soit. C’est là la plus importante des leçons données par les zapatistes à tous les peuples indigènes du monde.

Nous l’avons bien comprise et c’est pourquoi nous avons répondu à l’appel de la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone et de l’Autre Campagne ; bien que dans notre pays les forces qui sont actuellement au pouvoir dans l’État-gouvernement du Venezuela se proclament « socialistes », « révolutionnaires » et « anti-impérialistes », la lutte que nous menons pour la survie de nos communautés et de nos cultures a pris aujourd’hui un caractère d’extrême urgence.

En effet, au-delà des discours anti-Bush et soi-disant anti-néolibéraux de notre président Hugo Chávez, il est évident que les projets de développement économiques de ladite « révolution bolivarienne » se fondent sur la mise en place dans notre pays des plus grands et importants programmes des multinationales de la mondialisation, des entités financières les plus représentatives (FMI et Banque mondiale) et de l’État nord-américain.

Ainsi par exemple, le Plan Puebla-Panama, qui signifie pour les peuples indigènes et les paysans mexicains l’expropriation des terres, la liquidation de leurs économies de subsistance et la perte de leurs ressources bioénergétiques, a, chez nous, un équivalent porté par lesdits « axes de développement » ; ceux-ci sont liés au grand programme impérial baptisé « Infrastructure pour l’intégration de la région d’Amérique du Sud » (IRSA), qui constitue de manière « déconcertante » (pour utiliser le terme choisi par le sous-commandant Marcos dans ses déclarations récentes) l’axe central de la politique économique de la « révolution bolivarienne » du président Chávez.

Si l’on s’en tient aux appréciations des plus puissants moyens de communication internationaux ainsi qu’à celles d’intellectuels critiques célèbres dans le continent et dans le monde entier, il semblerait qu’un grand bouleversement soit en train de se produire dans notre pays ; les premiers vocifèrent au nom de la liberté du capital tandis que les seconds descendent dans l’arène pour défendre avec ferveur l’État-gouvernement, subjugués par le discours « déconcertant » du président Chávez et par le sentiment de retrouver aujourd’hui au Venezuela une sorte de répétition de la rébellion du peuple cubain en 1960.

D’où la version selon laquelle, au cours de ces neuf dernières années de gouvernement de la « révolution bolivarienne », le monde assisterait à la lutte d’un gouvernement « socialiste » et « révolutionnaire » contre les anciens détenteurs du pouvoir qui refusent de céder leur place.

Bien que cela soit en partie vrai, ce qui précède ne peut toutefois pas être considéré comme la vérité « absolue et réelle » de la situation que vit actuellement le Venezuela. Il faudrait plutôt dire que, durant les neuf dernières années, le pouvoir au Venezuela a changé de mains ; ceux qui avaient profité et abusé du peuple grâce au contrôle pendant quarante ans de l’État-gouvernement ont été remplacés par de nouveaux individus qui, une fois installés dans la « demeure du pouvoir », ont repris à leur compte les politiques de mondialisation néolibérale mises en place par l’ancienne caste. Ce qui revient à dire que, durant la dernière décennie, le Venezuela n’a été le théâtre que de ce qu’un auteur mexicain définit ainsi : le débat entre quelques libéraux-capitalistes orthodoxes et individualistes qui se refusent à céder le pouvoir, et quelques libéraux-capitalistes « communautaires » ; ce qui, en fin de compte, signifie qu’il s’agit d’une bataille à l’intérieur de la pensée-même du libéral-capitalisme et en aucun cas, malgré ce que l’on veut nous faire croire, d’une confrontation de visions irréconciliables du monde et de la vie du monde.

C’est pourquoi, sœurs et frères zapatistes, nous comprenons parfaitement la confusion que le double discours permanent de l’actuel État-gouvernement vénézuélien et du président Chávez entretient chez tous ceux qui luttent avec honnêteté sur tout le continent pour transformer nos sociétés. Prenons l’exemple le plus récent. Le 1er mai dernier, le président Chávez annonçait publiquement la ratification de la reconquête « révolutionnaire » des gisements de pétrole de la vallée du fleuve Orénoque, à l’est du pays. À cette occasion, il fit référence à la lutte que nos communautés indigènes wayuus, yukpas, añus et baris du Socuy-Cachiri, dans la sierra de Perija, à l’ouest du pays, n’ont cessé de livrer pour défendre leurs derniers territoires et pour s’opposer à l’exploitation des mines de charbon données en concession à des multinationales minières par les gouvernements antérieurs, concessions renouvelées et élargies par l’actuel gouvernement « révolutionnaire » et « bolivarien » . Entre autres choses, le président Chávez dit : « Tant qu’on ne m’aura pas démontré que l’on peut extraire du charbon sans mettre en danger la nature, ces mines conserveront leur statut de “réserve” ; s’il faut choisir entre la forêt et les mines de charbon, je choisis la forêt. »

Évidemment, ces déclarations remplirent de joie les communautés indigènes de la zone concernée, puisque rien moins que le président de la République lui-même annonçait la suspension des prospections minières en terre indigène ; pourtant, quelques jours plus tard à peine, l’entreprise gouvernementale Corpozulia et les multinationales concessionnaires lancèrent une campagne agressive dans le but de réclamer la reprise des travaux de prospection tout en s’efforçant de diviser les communautés, avec le soutien de l’industrie principale de l’État (Pétroles du Venezuela, PDVSA) et celui des Forces armées nationales. C’est ainsi qu’ont été lancés des programmes populistes d’assistance qui proposent des cadeaux tels que sacs de nourriture, télévisions, frigos ; et, comme il n’y a pas d’électricité dans la région, l’électroménager est fourni avec des générateurs à essence tandis que les dirigeants des communautés se voient offrir de l’argent liquide... Bien entendu, ceux qui désirent recevoir de tels cadeaux doivent signer un acte par lequel accord est donné à l’État-gouvernement de la « révolution bolivarienne » pour entreprendre l’exploitation des mines de charbon et, par là même, autoriser le déplacement des communautés indigènes de leurs territoires ancestraux traditionnels.

Il faut ajouter à cela que la soi-disant « récupération nationale » des gisements de l’Orénoque ne consiste en fait qu’à ratifier la création d’entreprises mixtes au moyen desquelles les multinationales pétrolières – y compris la Chevron-Texaco, connue pour ses liens avec la famille Bush qui en est actionnaire – sont passées du statut de sociétés concessionnaires liées par contrat à l’État vénézuélien à celui de copropriétaires de notre principale industrie nationale avec jusqu’à 40 % des actions de celle-ci. Autrement dit, alors qu’en 1973 le gouvernement social-démocrate de Carlos Andrés Pérez nationalisait « discrètement » l’industrie pétrolière nationale par un décret qui régulait l’intervention des multinationales au moyen de contrats de service, aujourd’hui la « révolution socialiste et bolivarienne » leur offre 40 % de la propriété de notre industrie principale.

Il ne fait donc aucun doute que ce double discours ne peut manquer de déconcerter jusqu’aux plus avisés ; il faut se mettre dans notre peau pour comprendre tout ce que nous vivons chaque jour, tout ce que nous supportons et que nous combattons jour après jour dans nos communautés et dans notre pays.

L’État-gouvernement n’a de cesse d’accuser nos dirigeants d’être des « agents de la CIA [1] » ou d’appartenir à de prétendues « mafias vertes » qui, déguisées en défenseurs de l’eau et de la biodiversité, « se prêtent au jeu de la droite putschiste et contre-révolutionnaire » ; il est pourtant avéré que ce sont bien les représentants de l’État-gouvernement chaviste qui, après accord, ont livré aux multinationales impérialistes les territoires indigènes de l’ensemble du pays pour l’exploitation des ressources minières, carbonifères, gazières et pétrolières, et ce contre la volonté et la décision des communautés indigènes du Venezuela.

Sœurs et frères, nous ne voulons pas vous accabler sous la masse de tout ce que nous pourrions dire à propos de notre réalité singulière ; quoi qu’il en soit, l’objectif de cette lettre est d’établir des liens avec les communautés indigènes zapatistes autonomes en rébellion du Chiapas, du Mexique et de tout le continent pour une union dans la lutte ; ainsi que l’a affirmé le commandant Tacho dans une des déclarations de l’EZLN, notre heure est arrivée ! Fini le temps des communautés oubliées depuis toujours, occultées, disparues, vilipendées, soumises, exclues ; l’heure est venue de nous unir, de rassembler toutes nos luttes pour créer une grande force continentale capable d’engendrer ce que les Añus du lac de Maracaibo appellent Wakuaipawa (« notre faire qui nous fait »), ce que les Wayuus appellent Wakuaipa (« notre tradition, notre savoir sur nous-mêmes ») et les Baris, Chiyi barikaeg (« notre communauté ») ; il s’agit enfin, et c’est là l’objectif de cette communication, d’affirmer que nous voulons nous solidariser par la lutte avec la lutte zapatiste, mais aussi de dire à nos frères zapatistes qu’ils peuvent se solidariser sans crainte avec notre lutte, sans tenir compte de ce qu’il peut y avoir de « déconcertant » dans le discours de la soi-disant « révolution bolivarienne » telle qu’elle s’exprime à travers les déclarations de tous ceux qui s’emploient à parler en notre nom. Frères, devenons frères.

Dans l’espoir de pouvoir assister à la rencontre de juillet au Chiapas, nous vous embrassons.

Organisation Wayuu du Socuy-Cachiri Maikiralasa’lii
Société « Homo et Natura »

Traduction de zam révisée par Bo.

Notes

[1Notre compagnon Lusbi Portillo, professeur à l’Université du Zulia, directeur de l’ONG écologiste « Homo et Natura », qui a été le grand moteur de la lutte pour la défense de la Sierra de Perija, de l’eau et des communautés indigènes de la région pendant vingt ans, non seulement fut accusé par des représentants de l’État-gouvernement d’être « un agent de supposées mafias vertes », mais fut également menacé de mort (note du traducteur).

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