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Lettre à Luis Héctor Álvarez Álvarez

mercredi 16 janvier 2013, par SCI Marcos

Armée zapatiste de libération nationale
Mexique

Novembre-décembre 2012.

« Presque tout le monde préfère nier la vérité
plutôt que de l’affronter. »

Tyrion Lannister à Jon Snow.

« Quand il n’a rien à craindre, un couard ne se distingue en rien d’un brave.
Et nous faisons tous notre devoir quand il ne nous en coûte rien. Dans ces moments-là,
suivre le chemin de l’honneur nous semble le plus simple. Cependant, dans la vie
de tout homme, tôt ou tard, le jour vient où rien n’est simple et où il faut faire un choix. »

Mestre Aemon Targaryen à Jon Snow.

À l’attention de Luis Héctor Álvarez Álvarez,
en un point quelconque du Mexique (en tout cas, j’espère),

De : sous-commandant insurgé Marcos,
Chiapas, Mexique.

Monsieur Álvarez,

Euh… Accordez-moi un instant, Monsieur Álvarez, pour que je vous explique un peu d’où viennent ces citations en exergue.

Elles sont tirées du tome I de l’ouvrage Le Trône de fer [1] de George R.R. Martin, 1996. La série télévisée « Games of Thrones », qui prend son nom du premier tome de cette saga, n’est pas mal du tout (Peter Hayden Dinklage, qui incarne Tyrion Lannister, joue paradoxalement nettement mieux que les autres acteurs et actrices ; Jon Snow y est interprété par Kit Harington et le Maestre Aemon Targaryen par Peter Vaughan) et on peut se procurer les deux premières saisons à un prix modique chez son fournisseur de films favori. (Dites « oui » au piratage !)

Le DVD que j’ai visionné était un cadeau involontaire du commerce informel implanté sur l’Eje Central de Mexico DF (c’est-à-dire que quelqu’un l’a acheté là-bas et me l’a envoyé)… Ouh là ! Le gouvernement « de gauche » du District fédéral est bien foutu de me sanctionner en vertu de l’article 362 car, admettez-le, on peut tout y mettre (même qu’il ferait baver d’envie Gustavo Díaz Ordaz… tiens, tiens, cet article avait été proposé en 2002 par le chef du gouvernement du DF de l’époque, Andrés Manuel López Obrador, et approuvé par l’ADLF, où le PRD avait la majorité… Hum ! Laisser tomber cette dernière partie, que l’on n’aille pas dire que je sers les intérêts de la droite… Vous voyez à quel point j’ai toujours été très soucieux de ce que l’on pouvait dire sur moi).

Bon, l’image est un peu pixellisée, mais on voit et on entend bien. Obtenu à un bon prix, me dit-on. En tout cas, moins cher qu’en payant HBO et sans l’angoisse d’avoir à attendre la semaine suivante pour savoir ce qui est arrivé au petit Bran (Isaac Hempstead Wright), ou à l’éblouissante Daenerys Targaryen (Emilia Clarke).

Je vous recommande cependant personnellement de lire aussi les livres — oui, je sais bien que la mode dans l’actuel sexennat n’est pas à la lecture et que le gel à sculpter les cheveux est moins cher —, qui ont cet avantage que vous pouvez y prendre un cours de philosophie pratique (ah ! les paradoxes) en lisant les dialogues de Tyrion Lannister (qui serait, à ce qu’il paraît, une projection littéraire de l’auteur, George R.R. Martin). Un autre avantage est que vous pouvez les « spoiler » (ou je ne sais quel autre terme) en toute tranquillité dans vos blogs favoris. Même si vous vous attirez l’inimitié d’un grand nombre, vos points (même négatifs) par « post » grimperont de manière appréciable. Mais n’abusez pas, hein : si jamais il vous venait à l’idée de raconter que dans « Une danse avec les dragons » [2]OK ! OK ! OK ! Je la ferme… Dites « non » au spoil !

De rien.
Cordialement,
Marquitos Spoil.

Maintenant, on est bon :

Alors, Monsieur Álvarez,

Par la présente, je ne tiens pas seulement à réaffirmer ce que le silence peuplé du 21 décembre doit vous avoir clairement fait comprendre, à vous, à la classe politique et au gouvernement d’Action nationale en général et à Felipe Calderón Hinojosa en particulier :

Tous, ils ont échoué.

Oh, il ne faut pas en faire un drame. D’autres gouvernements avaient déjà essayé auparavant… et essayeront encore.

Cependant, Monsieur Álvarez, il ne faut pas chercher les raison de votre échec chez nous, pas même dans le manque de professionnalisme de votre en rien intelligent service d’intelligence (maintenant, au moins vous savez qu’ils ont été et sont des crapules). Voyons, qui doté d’un minimum d’intelligence a bien pu s’imaginer que qui que soit d’entre nous irait demander de l’aide à un gouvernement de criminels s’il était malade ? Qui peut raisonnablement penser que les zapatistes se sont soulevés pour de l’argent ?

Seule la mentalité de conquistador démodé (dont le meilleur exemple est Diego Fernández de Cevallos) que l’on vous inculque dans l’Action nationale, votre parti politique, a pu vous faire avaler avec enthousiasme une telle couleuvre.

Pas besoin d’intelligence, d’ailleurs, mais simplement de lire un tant soit peu les journaux ou d’écouter les actualités d’avant : les petits malins qui se sont présentés à vous comme « des amis proches du Sup Marcos » sont les mêmes que ceux qui avaient simulé une reddition et feint de « rendre les armes » au néfaste sieur Croquetas Albores, en 1998, en se faisant passer pour des zapatistes ; ce ne sont que des escrocs bien connus qui ne trompent plus personne… Enfin, vous, oui. Combien ils vous ont soutiré ? La différence entre vous et Croquetas Albores, c’est que lui savait qu’il ne s’agissait que d’une pantomime et qu’il avait payé pour ça (et aussi pour que les médias montrent la station balnéaire de Jataté, à côté d’Ocosingo, en disant que c’était « dans la forêt Lacandone »), et que vous, non seulement ils vous ont dupé mais que vous êtes allé jusqu’à l’écrire dans un livre.

Non content de cela, vous invitez à la présentation de ce livre Felipe Calderón Hinojosa en personne, ivre de sang et d’alcool, qui ne s’est pas limité à débiter des incongruités mais qui s’est aussi payé le luxe d’en distribuer aux médias une version sténographiée. On se doute bien que les médias ont été payés double : pas pour la publier, mais pour ne pas la publier, attendu qu’elle révélait de façon évidente le degré d’ébriété de celui qui avait proféré de telles inepties. Je suppose qu’il est parfaitement clair aujourd’hui que Felipe Calderón Hinojosa a menti jusqu’à la dernière minute et que ce qu’il signalait dans son dernier rapport de gouvernement n’est qu’une invention éhontée.

Le seul contact rapproché qu’a eu son gouvernement avec des « représentants et cadres de l’EZLN », c’est celui qu’il a eu en nous envoyant ses soldats, ses policiers, ses juges et ses paramilitaires.

Mais bon, maintenant, Monsieur Àlvarez, vous savez ce que c’est que d’être méprisé par les implacables aléas du temps.

Comme les indigènes, les vieillards sont méprisés. Et comme symbole de ce mépris, on fait rouler les pièces de monnaie des oboles ou, dans votre cas, l’offense d’avoir été dupe, l’injure d’être ignoré, les moqueries dans votre dos.

Il y a cependant une différence, petite, certes, mais de celle qui font tourner la roue de l’histoire : tandis que vous, vous avez payé (avec de l’argent qui n’était pas à vous, soit dit en passant) pour avoir le droit d’être trompé (et d’en faire un livre), nous autres, femmes et hommes indigènes et zapatistes, nous répudions votre mépris avec notre marche silencieuse et à grands pas.

Parce que nous savons bien qu’on vous fait aussi croire que l’on se souviendra de vous pour avoir héroïquement défendu la démocratie (le pouvoir, en réalité, mais tout en haut on a tendance à confondre les deux)… Mais ce n’est pas le cas. À tout prendre, on se souviendra peut-être de vous pour avoir été complice (ou fonctionnaire, c’est pareil) du gouvernement le plus criminel que ce pays ait eu à subir depuis Porfirio Díaz.

Et chez nous, en terres indigènes zapatistes, on se souviendra peut-être de vous comme membre d’un autre gouvernement qui a essayé de nous soumettre (ou de nous acheter, c’est pareil) et, comme l’a admirablement démontré le silence tonitruant de San Cristóbal de Las Casas, d’Altamirano, de Las Margaritas, de Palenque et d’Ocosingo, d’un autre gouvernement qui a échoué.

Parce que la classe politique et tous ceux qui vivent de sa stupidité finiront tous par disparaître, sans que personne n’en fasse le compte (ou alors, uniquement pour les remercier de ne plus être là pour nous embêter), et ne seront rien, si ce n’est un numéro de plus sur la longue liste des dupes qui rêvèrent d’être « historiques ».

Et ce n’est pas que nous doutions de votre moralité. C’est bien connu : tous les gangs de criminels, comme ceux que vous avez servis ces dernières années, ont besoin d’un visage aimable et généreux en guise d’alibi, pour occulter leur identité de prédateurs.

Je pense que vous le saviez déjà, Monsieur Álvarez. Au sommet des organisations et partis politiques, tout le monde est pareil. C’est ce que certaines personnes naïves tardent à découvrir tant qu’elles ne sont pas victimes de l’injustice dans leur propre chair, alors qu’elles ont ignoré cette même injustice quand on la répartissait quotidiennement en d’autres contrées, proches ou lointaines.

Tous vos camarades de parti, qui se sont enrichis sur le sang d’innocents et qui se lamentent aujourd’hui qu’il y en ait qui ont payé ou été payés plus que d’autres pour remporter le marché, tous ne sont qu’une troupe de criminels qui se sont démenés et se démènent en contorsions grotesques au rythme saccadé marqué par les médias.

Vous pensez avoir de quoi être fier d’avoir fait équipe avec un truand comme Javier Lozano Alarcón, qui a dû se planquer au Sénat pour éviter de rendre des comptes aux tribunaux ? Ça ne vous fait pas mal d’avoir eu pour camarade Juan Francisco Molinar Horcasitas, un criminel aux mains tachées du sang d’enfants ?

Il est vrai que certains paradoxes sont comiques, mais d’autres sont tragiques.

Action nationale, votre parti politique, était au premier rang de ceux qui, dès l’aube de 1994, lançaient des cris hystériques contre les zapatistes, exigeant qu’on nous anéantisse sous prétexte que nous menacions de plonger le pays dans un bain de sang. Et voilà que c’est vous, votre parti, qui, une fois au pouvoir, avez semé la terreur, l’angoisse, la destruction et la mort dans le moindre recoin de notre pays déjà si malmené.

Que dites-vous du jour où les députés de votre parti (avec ceux du PRI et du PRD) ont voté contre les Accords de San Andrés sous prétexte qu’ils feraient éclater en mille morceaux notre pays, des accords sur lesquels vous aviez travaillé ? Et c’est encore votre parti, Monsieur Álvarez, qui laisse derrière lui un pays réduit en miettes.

Consolez-vous, cependant, Monsieur Álvarez, la soif intarissables des vôtres de figurer en bonne place dans l’histoire sera récompensée. On leur consacrera bien une ligne, oui, avec ceux qui ont été dupes de farceurs.

Mais aussi dans les manuels d’histoire et de géographie des écoles zapatistes, où un paragraphe leur sera consacré :

« Le mauvais gouvernement de Felipe Calderón Hinojosa est connu pour avoir semé la mort absurde dans le moindre recoin du Mexique, pour avoir accordé à victimes et assassins l’injustice et pour avoir laissé son propre monument sanglant au crime érigé en gouvernement. Si Porfirio Díaz a laissé son Ange de l’Indépendance, Felipe Calderón a laissé sa Stèle de Lumière. Sans le vouloir, l’un comme l’autre ont annoncé de la sorte la fin d’un monde, même s’ils ont tardé, s’ils tarderont, à le comprendre. »

Je vous suggère d’ajouter à votre livre un épilogue. Quelque chose comme : « Je dois admettre que l’on peut être un très mauvais élèves des communautés indigènes zapatistes. Même si j’ai fini par comprendre l’essentiel, après avoir écouté leur silence tonitruant : à savoir, que peu importe que nous employions les bombes, les balles, la trique, les coups, le mensonge, les projets ou l’argent ou que nous achetions des médias pour qu’ils profèrent des faussetés et taisent les vérités, le résultat reste inchangé : les zapatistes ne fléchissent pas, ne se vendent pas, ne se rendent pas et… ô surprise ! Ils ne disparaissent pas. »

En effet, Monsieur Álvarez, l’histoire continuera de se répéter encore et encore. Partout les rebelles ne cesseront de réapparaître et, qui sait, avec eux réapparaîtront leurs propres Mario Benedetti, Mario Payeras, Omar Cabezas et autres Carlos Montemayor. Et peut-être bien qu’Eduardo Galeano rendra compte de toutes ces tempêtes.

Et il y aura aussi des fenêtres, avec ou sans cadres [3].

Et vous tous, Monsieur Álvarez, vous continuerez de jeter un œil, de nous regarder sans nous voir, sans même vous rendre compte qu’en vous penchant ainsi pour regarder le monde en devenir, vous restez irrémédiablement dehors.

Je crois que vous ne l’avez pas écrit dans votre livre mais je me rappelle qu’un jour je vous ai dit que les zapatistes valent énormément, mais qu’ils n’ont pas de prix. Or « il ne faut pas confondre valeur et prix ». (Non, ce n’est pas Karl Marx qui a dit ça, mais Juan Manuel Serrat.)

Pourtant, Monsieur Álvarez, en souvenir des moments de ferme dignité que vous avez montrés, moments dont j’ai été témoin quand vous avez travaillé au sein de la Commission de concorde et pacification, vous pouvez encore changer tout ça :

Quittez votre parti et tout ce qu’il représente, abandonnez cette classe politique qui n’a rien fait d’autre que de devenir un parasite insatiable. Vous êtes de Chihuahua. Allez-donc dans la sierra Tarahumara et demandez à pouvoir entrer dans une des communautés raramuri. On ne vous laissera peut-être pas y séjourner, l’aimable Ronco n’étant plus là aujourd’hui pour que vous puissiez vous adresser à lui. Mais peut-être qu’on vous laissera quand même y passer quelques jours. Là, avec les habitants, vous pourrez apprendre le fondement du cœur indigène, de la lutte et de l’espoir des peuples originaires mexicains. Après tout, ce n’est pas comme ça que s’intitule votre livre ?

Monsieur Álvarez Álvarez, allez chez les Raramuris ou chez n’importe quel autre peuple indigène qui veuille vous accepter après que vous aurez renoncé à ce que vous être aujourd’hui. Vous y serez respecté (et non pas à peine toléré) pour votre âge et, surtout, vous y apprendrez que pour les peuples indiens du Mexique « dignité » est un verbe qui se conjugue au présent depuis plus de cinq cents ans… et les années qui restent.

Dites, c’est peut-être aujourd’hui le jour où il faut faire un choix. Dans votre cas, ce ne doit pas être facile, parce qu’il s’agit de choisir entre un monde et un autre. Je souhaite que ce ne soit pas l’âge qui vous retienne ou vous donne de mauvais conseils. Regardez-nous, nous avons plus de cinq cents ans et nous apprenons encore.

Si vous ne le faite pas, vous aurez au moins connu par vous-même la vérité contenue dans les dix-sept syllabes de ce haiku de Mario Benedetti :

Qui l’eût dit,
Les faibles en vérité
Ne se rendent jamais.

Allez, salut. Et… Vous avez entendu ?.. « il y a peu de choses / aussi assourdissantes / que le silence » (eh oui, c’est aussi un haiku, et c’est aussi de Mario Benedetti).

Des montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, décembre 2012.

Traduit par SWM [4].
Source du texte original :
Enlace Zapatista

Notes

[1En espagnol : Canción de hielo y fuego, tome I : Juego de tronos. Voir la dernière note. (NdT)

[2Le dernier tome de la saga. (NdT)

[3Jeu de mots difficile à traduire : « cadres », marcos en espagnol.

[4Note du traducteur. Chacun des cinq tomes de la saga Games of Thrones, paru en français sous le titre Le Trône de fer, a été découpé en plusieurs parties pour l’édition française. Ainsi, le premier tome, intitulé A Song of Ice and Fire dans l’original, est découpé en deux parties : « Le Trône de fer » et « Le Donjon rouge ». Les deuxième, troisième et cinquième tomes, en trois parties. Et le quatrième tome, en quatre parties. N’en ayant lu aucun, j’indique donc ici les parties qui portent le même titre que les tomes cités par Marcos.

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