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Mort d’un poète-contrebandier
Pierre Gallissaires (1932-2020)

vendredi 25 septembre 2020, par Hanna Mittelstädt

Pierre Gallissaires a été un passeur, et il l’a été doublement. Outre-Rhin, on lui doit d’avoir introduit, en provenance de France, à l’insu des gardiens des petites et grandes orthodoxies, les écrits dadaïstes, surréalistes et situationnistes. Depuis le début des années soixante-dix, aux côtés de Hanna Mittelstädt et de Lutz Schulenburg, il était le « troisième homme », celui de l’ombre, des éditions Nautilus — sises à Hambourg — qui se sont distinguées par un catalogue aussi exigeant que subversif et par une revue littéraire de couleur anarchiste-conseilliste, Die Aktion (1981-2013) — en écho voulu à celle que Franz Pfemfert avait publiée dans le premier tiers du siècle dernier.

En-deçà du Rhin, par ses traductions de haute tenue, il fit connaître de nombreux auteurs de langue allemande, et non des moindres : Franz Jung, Alfred Döblin, Rudolf Rocker, Oskar Panizza, Max Stirner, Karl Kraus, Joseph Roth, Erich Mühsam, Ernst Toller…

Dans les dernières années, refusant de se soumettre au diktat de l’ordinateur, il avait décidé d’arrêter la profession de traducteur pour se consacrer exclusivement à son autre passion, non moins vive, celle de composer des vers à la machine à écrire.

Hanna Mittelstädt, qui a formulé le projet d’écrire une histoire des éditions Nautilus pour en recueillir les expériences, a récemment évoqué la figure de Pierre Gallissaires, disparu le 10 août dernier, dans un texte nécrologique dont nous donnons ici une traduction. On trouvera également, à la suite, l’enregistrement d’un entretien qu’elle a mené avec lui en français, à Montauban en novembre 2019.- À contretemps.

Pierre Gallissaires s’est éteint le 10 août 2020 à l’hôpital de Toulouse. Il vivait seul, depuis plusieurs années, à Montauban, dans une maisonnette située en banlieue, qui, sur le devant, donnait sur un paysage routier gris et très fréquenté, bretelle d’autoroute, zone industrielle, stade, mais dont les fenêtres de la façade arrière s’ouvraient sur une sorte de paradis : un jardin verdoyant, avec plus loin un bras du Tarn, lequel était d’ailleurs monté de plus de 7 mètres, il y a quelques années, peu après l’emménagement de Pierre, inondant une partie de sa bibliothèque qui reposait encore dans des cartons à même le sol. Mais seulement une petite partie, car la plupart des livres avaient déjà été classés sur des étagères. Pierre détestait ce qu’on appelle communément l’« ordre » ; il détestait les murs blancs, les hôpitaux et l’Église catholique. Il détestait les professeurs. Et le « vieux monde ». Ce qu’il aimait surtout, c’était la poésie, la révolution, son ordre à lui, qu’il avait lui-même créé, et son propre rythme, aussi lent que possible — la plus grande lenteur face à toutes les turbulences du monde. Il aimait ses amis, ses camarades, sa compagne, Nadine Tonneau, qui est morte longtemps avant lui, et, je suppose, sa petite maison de banlieue qu’il avait aménagée à son goût, ne laissant aucun mur blanc : ils étaient, en effet, tous recouverts d’affiches de « production artisanale », de livres issus d’une bibliothèque constamment enrichie depuis soixante-dix ans, d’objets et trouvailles de toute une vie, de poteries de son frère, François, de photographies et de quelques meubles décrépis, reçus en héritage de la maison familiale. Dans la cuisine, il y avait, suspendue, une collection de cuillères en bois venues du monde entier, une bonne centaine, le nombre importe peu, qui recouvraient tout un mur. Chaque fois que je venais chez lui (d’autres que moi ont dû certainement le remarquer), il y avait toujours, dans la chambre d’ami, un vase garni d’une rose fraichement coupée ou d’une plante en fleur cueillie dans le jardin. J’aimais être dans sa maison, chez ce marginal solitaire au rythme de vie bien établi ; j’arpentais alors un lieu rempli d’histoires communes et/ou qui m’étaient chères.

Je ne saurais trop insister sur l’importance capitale qu’a eue Pierre dans les premiers temps de notre maison d’édition, dans les choix éditoriaux, et sur les fantastiques projets qu’il a tantôt initiés, tantôt mis en œuvre : Das Paris der Surrealisten [Le Paris des surréalistes], dont il rassembla et sélectionna les photographies et les textes, publication qui nous permit de nous aventurer, avec une certaine impudence candide, sur le marché des livres d’art ; les autobiographies de Charles Mingus et de Billie Holiday, ainsi que celle de Jacques Mesrine (lequel était alors, en France, l’ennemi public n° 1) ; les dadaïstes, Isidore Ducasse, Jacques Vaché, Arthur Cravan et l’œuvre écrite de Francis Picabia… Lutz et moi, anarchistes quelque peu rustres, et si jeunes que nous étions alors, nous ne connaissions rien de tout cela. Aujourd’hui, on dirait que Pierre fut notre mentor. Pour nous, il était un camarade et un ami intime, qui, en connaisseur averti, avait un jugement sûr et dont nous faisions grand cas des inclinations politiques et littéraires.

Et, bien évidemment, il fut une sorte d’ » émissaire » des idées situationnistes ; c’est d’ailleurs en collaboration avec lui que j’ai traduit l’intégralité de la revue de l’Internationale situationniste en allemand. Pierre était également un ami de Raoul Vaneigem, dont il nous apprit à apprécier les livres de la période post-situationniste — livres que nous avons publiés avec grand plaisir, sans grand succès toutefois.

Pierre s’étonnait toujours de nous entendre le présenter publiquement comme le « troisième homme » ayant concouru à la fondation des éditions Nautilus. Pour lui, ce que nous faisions ensemble, cela relevait du jeu, de l’aventure, de l’attitude politique, mais aucun cas de la maison d’édition. Il détestait tout ce qui avait un caractère institutionnel ou figé.

Pierre était venu à Hambourg en 1972, en quête d’un autre monde que celui sous le signe de la répression de Mai 68 en France. Cet autre monde, qui restait évidemment à construire, il le trouva, en germe, chez les jeunes anarchistes de Hambourg ; et ici la rencontre avec Lutz fut comme « un coup de foudre ». Je vins ensuite les rejoindre, et l’union de nos tempéraments et passions allait allumer durablement, en nous trois, la flamme de la curiosité et de l’énergie créatrice. Si Pierre fut rapidement amené à quitter Hambourg pour retourner en France avec Nadine, sa nouvelle compagne, les liens ne se sont pas relâchés. Nous passâmes quatre semaines au cours de l’été précisément là où leur nomadisme venait de trouver refuge. Quant à Pierre, il se rendit plusieurs fois à Hambourg ou à des rencontres en d’autres lieux. C’est alors que nous avons mis en action le programme éditorial (nous discutions, traduisions, cherchions des financements, élaborions des stratégies), tout en expérimentant une pratique politique dans le sillage des situationnistes : l’union de la poésie, de la vie quotidienne et de la politique en une seule et même activité. On ne disait pas encore : « Soyez comme l’eau » ; mais nous rejetions déjà, à l’époque, toute forme de fixité.

Pierre devint, en France, un traducteur de premier plan. Il traduisit, de l’allemand, les œuvres d’une longue liste d’auteurs remarquables : Max Stirner, Ernst Toller, Gustav Landauer, Heinrich Böll, Arthur Schnitzler, Oskar Panizza, Alfred Döblin, Hugo Ball, Karl Kraus, Joseph Roth, Hans-Magnus Enzensberger, Franz Jung, Paul Scheerbart, Erich Mühsam, etc. Avec Jan Mysjkin, il fut récompensé deux fois, en 1995 et en 2009, par des prix littéraires pour des traductions de poésie néerlandaise qu’ils avaient faites en commun. Pierre détestait ce genre de prix, cela va sans dire, mais c’était amplement mérité.

Pierre aimait écrire ses propres poèmes. Après avoir décidé d’arrêter le travail de traduction (il avait toujours refusé de se plier à l’usage de l’ordinateur — qu’il avait en horreur), il prit l’habitude, le soir, de prendre une soupe légère, de s’assoir à sa machine à écrire — fidélité de toute une vie — et de composer des vers en français, les lourds volets soigneusement fermés du côté de la rue. En 1971, il avait publié son premier recueil de poèmes, Suite Benjamin, assorti d’une sérigraphie de son frère, dans une édition pour bibliophiles aux pages non coupées. L’exemplaire qu’il nous a donné porte la dédicace suivante, en allemand, datée du 2 juillet 1972 : « à lutz et hannah, cet opuscule, s’inscrivant dans une longue série destinée à la libération de la langue humaine ». En 1975, les éditions Nautilus, qui s’appelaient encore à l’époque MaD-Verlag, firent paraître, comme dixième fascicule de la collection « Flugschriften », une sélection de poèmes de Pierre, en français et en allemand, avec des dessins de Lutz, sous le titre : Les rues, les murs, la Commune, 22 poèmes sur Mai et Juin 68. Une amie très proche de Pierre, Evy Azuelos, ayant fondé en 2009 la petite maison d’édition Aviva, publia deux de ses recueils poétiques : Le Dit du poème parmi d’autres (Poèmes 1979-2009) et Je tu il ou d’aucuns (2015), dont les exemplaires qui m’ont été envoyés sont ainsi dédicacés : « pour h.m., de la part de son vieil ami et complice » et « pour h.m., au fil des mots, des années et d’une vieille amitié, ton p.g. ». Un autre livre de poèmes est en préparation chez cet éditeur.

À la mort de Pierre, une amie m’a écrit que, selon elle, une époque était révolue. De la cellule originelle de Nautilus, il ne reste plus que moi, aujourd’hui. L’entreprise Nautilus actuelle, gérée par un collectif de salariés, marque une nouvelle époque à laquelle je ne suis plus associée. Travaillant à la rédaction d’une chronique de la maison d’édition, des débuts jusqu’à la disparition de Lutz, je me suis plongée dans les dossiers de correspondance entre 1972 et 1979. La correspondance entre Lutz et Pierre occupe la moitié des dossiers. Quelle chance que d’avoir ces trésors entre les mains ! Ils laissent entrevoir non seulement l’œuvre de toute une vie, mais aussi des itinéraires pour le moins singuliers : du prolo de banlieue en situation d’échec scolaire à l’éditeur de renom (Lutz) ; de la bachelière bien sage à la dépositaire de nos expériences communes ; du déserteur de la guerre d’Algérie dans les années cinquante et du combattant exalté de Mai 68 au poète installé à sa machine à écrire en 2020.

Pierre avait quatre-vingt-huit ans.

Hanna Mittelstädt

Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou

Pierre à Montauban

Source : À contretemps
27 août 2020.
En allemand :
 »Das Leben ist ein großes Spiel« :
À la mémoire de Pierre Gallissaires

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