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Ni le Centre ni la Périphérie V. Sentir le noir

Le calendrier et la géographie de la peur

vendredi 9 mai 2008, par SCI Marcos

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée le 15 décembre 2007 au soir
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

« Quand il semble qu’il ne reste plus rien, il nous reste les principes. »
Don Durito de la Lacandona

Le Vieil Antonio disait que la liberté avait aussi quelque chose à voir avec l’ouïe, avec la parole et avec le regard. Qu’elle consistait à ne pas avoir peur du regard et de la parole de l’autre, de qui est différent de nous, mais aussi à ne pas avoir peur d’être regardé et écouté par les autres. Il disait que l’on pouvait sentir l’odeur de la peur et que selon que l’on était en bas ou en haut cette peur dégageait une odeur différente. Il ajoutait aussi que la liberté ne résidait pas en un lieu précis mais qu’il fallait la créer, la construire dans le collectif. Mais il insistait surtout pour dire qu’elle ne pouvait pas se construire sur la peur de l’autre, qui est comme nous tout en étant différent.

Loin d’être sans intérêt pour notre propos, ces réflexions viennent à point, au contraire, car nous, les zapatistes, nous pensons que plus que la quantité de personnes participant à un mouvement, plus que son impact médiatique ou la portée des actions qu’il entreprend, ce qui compte, c’est l’éthique de ce mouvement. C’est cette éthique qui lui donne sa cohésion, qui le définit, lui donne une identité... et un avenir.

Nous avons déjà parlé, et nous en reparlerons encore, de ce qui constitue le fondement de l’éthique zapatiste.

Pour l’heure, nous aimerions seulement évoquer brièvement la non-éthique d’en haut, l’éthique de la peur.

Sur la peur, et plus particulièrement sur la peur du changement, ce système a patiemment et consciencieusement élaboré des myriades de raisons de ne pas lutter.

On trouve toujours un « non » pour chaque situation particulière, un « non » plus ou moins simple ou complexe selon la personne qui est censée s’en servir.

Laissons de côté pour le moment les conditions matérielles qui rendent possible et déterminent ce que nous pourrions nommer « l’empire de la peur », qui est une des manières de définir le système capitaliste, pour nous centrer sur l’existence de cet empire, sur sa distribution et sur sa hiérarchie.

Supposons un instant que l’une des peurs les plus élaborées soit la peur de l’autre, de ce qui est différent, autrement dit de l’inconnu.

Je me contenterais ici de n’en définir que quelques éléments, en espérant pouvoir les développer plus longuement par la suite :

- la peur de genre ; pas seulement de la femme envers l’homme et inversement, mais aussi la peur entre une femme et une autre et la peur entre un homme et un autre ;

- la peur générationnelle ; entre les plus vieux, les adultes, les jeunes, les garçons et les filles ;

- la peur de l’autre ; qui vise les homosexuels, les lesbiennes, les « transgenre » et autres réalités qui existent, quand bien même nous en ignorons tout ;

- la peur identitaire ou de race ; entre indigènes, métis, compatriotes ou étrangers.

La liberté que nous voulons devra surmonter ces peurs-là aussi.

*

Il a été dit auparavant, ici, et avec raison, que les luttes antisystème ne devaient pas s’arrêter à ce que les orthodoxes appellent les infrastructures ou la base des rapports sociaux capitalistes.

Le fait que nous soutenions que le noyau central de la domination capitaliste réside dans la propriété des moyens de production ne signifie pas pour autant que nous ignorions (dans le double sens du terme, celui de méconnaître et celui de ne pas prendre en compte) les autres aspects de la domination.

Pour nous, il est évident que les transformations sociales ne doivent pas viser uniquement les conditions matérielles. C’est pourquoi nous n’établissons pas une hiérarchie entre ces différents aspects. Nous ne soutenons pas que la lutte pour la terre soit prioritaire sur la lutte contre la dimension de genre, par exemple, ni que cette dernière soit plus importante que la lutte pour la reconnaissance et le respect de la différence.

Nous pensons au contraire que tous ces combats sont nécessaires et qu’il nous faut rester humbles et admettre qu’il n’y a pas actuellement d’organisation ou de mouvement qui puisse s’arroger le mérite de couvrir tous les aspects de la lutte antisystème, autrement dit anticapitaliste.

Admettre cela est le point de départ de notre Sixième Déclaration de la forêt Lacandone. Elle part de la reconnaissance et de l’acceptation de l’ampleur de notre rêve et de l’étroitesse de nos forces.

Par exemple, nous avons évoqué certains aspects de la lutte de genre au sein du zapatisme, que la prochaine rencontre que nous avons déjà mentionnée permettra de connaître de la bouche des personnes les mieux placées pour en parler. Cependant, nous tous et nous toutes, les zapatistes, nous admettons que d’autres collectifs, d’autres groupes, d’autres organisations et d’autres individus qui ont également ce projet ont effectué plus de progrès dans cette direction.

Nous pensons qu’en plusieurs endroits la réalité de notre existence en tant qu’EZLN rencontre des obstacles et des difficultés qui ne peuvent pas être résolus par notre logique interne. C’est ce qui fait que nous cherchons et demandons à avoir un rapport équitable avec les compañeras et les compañeros qui ont avancé plus que nous dans la lutte de genre.

Cela dit, nous ne voulons pas que l’on confonde partager ses enseignements et commander, et apprendre et obéir. D’une part, nous sommes persuadés qu’il est possible de construire un rapport de respect mutuel au sein duquel notre réalité connaisse des transformations profondes sur ce plan. D’autre part, nous savons que nous ne pouvons pas le faire en comptant sur nos seules forces, à nous toutes et à nous tous, et que nous avons besoin de ce rapport pour y parvenir.

Nous n’offrons rien en échange. Rien de matériel, je veux dire. Nous n’offrons pas non plus de nous unir formellement et constituer une seule et même organisation, pas plus qu’une hiérarchisation de nos rapports ou une obédience, une soumission des uns envers les autres.

Ce que nous offrons, c’est notre disposition à connaître, à respecter et à apprendre.

Ce que vous, de votre côté, vous pouvez - et que vous devez, à mon sens - nous donner suivra son propre cours d’assimilation et de là surgira quelque chose de nouveau.

Ce quelque chose de nouveau ne sera ni une simple copie de vos propositions ni une répétition justifiée de notre imparfaite réalité (surtout en ce qui concerne la lutte de genre), mais une façon nouvelle, la nôtre, d’assumer cette lutte et de la mener.

Ce que je dis de la lutte de genre, terrain sur lequel l’EZLN admet qu’elle reste à la traîne, est valable pour toutes les luttes et manières de faire que nous ne connaissons pas, que nous ne menons pas de front ou que nous ne parvenons jamais à intégrer.

L’EZLN est une organisation qui a clairement refusé d’établir une hiérarchie ou une uniformité dans ses rapports avec d’autres groupes, d’autres collectifs, d’autres organisations, peuples ou individus. De même dans ses rapports avec d’autres réalités, organisées ou non.

Y compris au sein du mouvement indigène, où résident notre force et notre identité première, nous n’avons pas accepté le rôle d’une avant-garde qui représenterait la totalité du mouvement indigène au Mexique.

D’autres lacunes impardonnables peuvent être ajoutées à nos évidentes carences en matière de lutte des femmes : les travailleurs et les travailleuses des villes, les mouvements populaires urbains, les jeunes au masculin et au féminin, les autres amours, de même qu’une galaxie de luttes que l’Autre Campagne a révélées au fil de ses rencontres et de ses activités.

Le mouvement antisystème que nous voudrions déclencher au Mexique part d’une prémisse essentielle, qui est que cela devra se faire avec l’autre, avec qui est différent mais partage douleurs et espoirs et reconnaît dans le système capitaliste le responsable de l’injustice que nous subissons tous.

Cela, pensons-nous, nous tous et nous toutes, n’est possible que dans la connaissance et la reconnaissance mutuelle qui devient respect.

C’est dans ce but que la Sixième Déclaration et l’Autre Campagne au Mexique ont suivi les étapes qui ont été les leurs jusqu’à présent : un passage en revue, une présentation dans laquelle tout un chacun a dit qui il était, où il en était, comment il voyait le monde et notre pays, ce qu’il voulait faire et comment il pensait procéder pour le faire.

Au cours de ces rencontres pour faire connaissance, certaines et certains ont découvert que ce n’était pas leur place ou leur moment. Que ce n’était ni leur calendrier ni leur géographie. Ils pourront dire ce qu’ils veulent à ce propos, mais c’est cela la raison essentielle de leur éloignement actuel.

L’objectif de l’EZLN n’est pas et n’a jamais été de créer un mouvement sous sa coupe et conforme à son idée, qui suive son tempo, ses manières de faire et ses « pas question de faire ceci ou cela ».

Nous voulions et nous voulons toujours un mouvement large, qui recoupe toute l’étendue de l’en bas de notre pays, mais avec des objectifs précis, transparents, définitifs et définitoires : la transformation radicale et profonde de notre pays, c’est-à-dire la destruction du système capitaliste.

Nous n’avons menti à personne, ni auparavant ni aujourd’hui.

Nous n’avons que faire de rapiéçages ou de réformes, pour la bonne et simple raison qu’ils ne réparent rien et qu’elles ne réforment pas même le côté le plus superficiel.

Ceux qui ont bien voulu nous écouter nous ont entendu le leur dire sans détours. Ce qui nous intéresse, nous tous et nous toutes, les zapatistes, c’est que l’on reconnaisse nos droits, que l’on nous laisse être ce que nous sommes et comment nous choisissons de l’être. Qu’on nous fiche la paix, en somme.

Nous ne sommes intéressés ni par des promotions, ni par des postes, ni par des statues, ni par des monuments, ni par des musées, ni par la postérité, ni par les prix, les honneurs ou les hommages.

Ce que nous voulons, c’est pouvoir nous lever chaque matin sans que la peur ne soit à l’ordre du jour. La peur d’être des indigènes, la peur d’être des femmes, des travailleurs et des travailleuses, des homosexuels, des lesbiennes, des jeunes, des anciens, des enfants, des autres - au féminin et au masculin.

Or nous pensons que c’est impossible dans le système actuel, dans le capitalisme.

Nous avons cherché et trouvé des pensées et des expériences différentes mais similaires.

Nous avons fait partie, surtout en qualité d’élèves, femmes et hommes, du plus bel exercice pédagogique que les cieux et les terres du Mexique aient jamais vu dans toute leur histoire.

Ce fut, et c’est toujours, un véritable honneur de pouvoir traiter de compañeras et de compañeros des peuples, des organisations, des groupes, des collectifs et des individus appartenant à tout ce qu’il y a d’opposition anticapitaliste de notre pays.

Nous ne sommes pas nombreuses, nous ne sommes pas nombreux, c’est vrai. Mais nous sommes. Et par les temps qui courent, des temps de convenance, d’illusions et d’échappatoires, être, exister, c’est et ce sera la pièce manquante pour que le rêve que nous rêvons puisse entamer son long chemin vers la réalisation.

*

Elías Contreras explique à la Magdalena sa version très particulière de l’amour et de toute cette sorte de choses.

Je crois que nous sommes capables de tout imaginer. Imaginer leur conversation, le calendrier et la géographie où cela s’est passé. Imaginer la Magdalena et Elías Contreras, « commission d’enquête de l’EZLN », en train de discuter de n’importe quoi. Mais imaginer que ce que nous allons voir et entendre quand nos yeux et nos oreilles arriveront sur place, c’est ce qui suit...

Une nuit s’est précipitée sur le soir et l’a expulsé du jour avant l’heure, une nuit qui a répandu son noir et ses ombres sur le moindre recoin, n’autorisant que quelques lumières et pâles reflets.

L’invasion de l’obscurité a été si rapide qu’elle a surpris Elías Contreras et la Magdalena alors qu’ils s’en revenaient de la milpa.

Ils sont arrivés à proximité du village, mais la chape de la nuit était si lourde et si imprévisible que les petites lueurs qui le définissent habituellement en pointillé n’étaient pas encore allumées.

Comme si les lucioles, les étoiles, la lune et les étincelles étaient restées dans un autre calendrier ou s’étaient trompées de géographie et n’avaient pas pu revenir à temps dans cette nuit qui régnait déjà en seigneur et maîtresse des montagnes du Sud-Est mexicain.

Elías Contreras sait ce qu’il fait. À force de les avoir parcourus, il connaît les chemins que la nuit imprime sur les chemins du jour. Il saisit donc dans la sienne la main de la Magdalena, qui est restée paralysée, un rien effrayée devant tout ce noir.

La Magdalena est là parce qu’elle est venue aider Elías Contreras à combattre le mal et le méchant, mais elle n’est pas sur son terrain. Elle, ou lui, c’est selon, est un citadin, ou une citadine, c’est selon. Dans la ville, du moins dans la ville où la Magdalena vivait, la nuit n’achève jamais de phagocyter le jour. Avec toutes ces lumières qui se disputent l’espace, là-bas c’est tout juste si la nuit est un prétexte pour que chacun de ces points lumineux se définissent.

La main d’Elías rassure la Magdalena. Pendant un bref instant, cette main est la seule chose qui la relie à la réalité, mais très vite Elías fait passer dans son dos la main de la Magdalena pour qu’elle s’accroche à son ceinturon.

« Ne me lâche pas », lui dit Elías.

La peur qui l’étreint empêche la Magdalena de pouvoir prononcer un seul mot. Tout juste est-elle capable de penser :

« Et puis quoi encore ? Faudrait être cinglée ! » Ou cinglé, c’est selon.

Elías quitte le chemin, ses grosses flaques d’eau et la boue, pour s’enfoncer dans la forêt. Il avance lentement, afin d’éviter que la Magdalena ne trébuche.

Dans les yeux aveugles de la Magdalena surgissent des terreurs et des fantômes qui n’appartiennent pas à ces terres. Les policiers qui l’entourent et lui mettent un sac puant sur la tête. Les coups et les moqueries qui pleuvent dans le véhicule où ils la font monter. Ne rien voir, ne rien savoir. Les bruits qui s’étouffent petit à petit. La discussion qui s’ensuit à cause de l’argent qu’ils lui volent. Eux qui se relaient pour la violer, le violer. La rumeur du fourgon qui s’éloigne. Son évanouissement. Un chien qui renifle le sang qui s’écoule de ses blessures...

« On y est, on y est », fait la voix d’Elías. La Magdalena tremble encore quand il la fait s’asseoir sur un tronc d’arbre.

Il ne faut qu’un moment à la Magdalena pour se situer. Elías sait ce qu’il fait. L’endroit où ils se sont arrêtés est éclairé d’une lueur diaphane qui ne parvient pas à tout illuminer mais qui suffit à dessiner les contours des objets et à définir les distances.

Elías doit penser que la Magdalena tremble de froid, parce qu’il l’enveloppe dans le plastique qu’il emporte toujours dans sa musette en cas de pluie.

« D’où ça vient ? » dit la Magdalena.

Il semble comprendre ce que la Magdalena veut savoir : l’origine de cette lumière faiblarde et diffuse.

« C’est les champignons », lui répond-il en craquant une allumette dont la brutale lueur efface tout le reste, ne laissant que ses yeux. « Pendant la journée, ils attrapent de la lumière, qu’ils relâchent la nuit, à petit feu, pour qu’elle dure, pour qu’elle dure longtemps et que l’obscurité ne finisse pas par gagner pas la bataille. »

Et répondant à une question qu’elle ne pose pas, Elías ajoute :

« Ces champignons-là ne se mangent pas, ils servent seulement à voir. »

Ce n’est pas la voix mais l’odeur d’Elías qui apaise la Magdalena. Un mélange de maïs, de branchages, de terre, de tabac et de sueur.

« On va attendre ici un petit peu, pour donner le temps à la nuit de reprendre son cours normal et d’arrêter de courir à toute allure », lui dit Elías.

Assise à ses côtés, la Magdalena lui prend le bras et appuie sa tête sur son épaule.

Elle doit penser à quelque chose parce que, subitement, elle lui dit :

« Écoute, Elías, tu as déjà été avec une femme ? »

La fumée de la cigarette d’Elías lui reste en travers de la gorge et on sent que tous les muscles de son corps se sont tendus. Sa voix n’est plus qu’un mince filet quand il répond :

« Euh... Ben, oui, dans les réunions... et pendant le boulot... Euh... dans les fêtes... les compañeras arrivent... et on parle de la lutte, quoi... et du boulot... Ouais, dans les réunions...

- Ne fait pas l’andouille, Elías, tu sais bien ce que je veux dire », l’interrompt la Magdalena.

Avec juste un peu plus de lumière, on s’apercevrait aisément que le visage d’Elías est un véritable feu de signalisation : d’abord tout rouge, il passe à l’orange et maintenant il acquiert un ton vert brillant.

« Euh... Hum ! Euh... Autrement dit comme qui dirait tu demandes si j’ai déjà fait l’amour ? »

La Magdalena rit de bon cœur en entendant la manière qu’a Elías de parler des relations sexuelles.

« Oui, dit-elle en riant, je demande si tu as déjà fait l’amour. »

Le visage d’Elías refait le chemin inverse : il passe du vert vif à l’orange, puis au rouge.

« Eh bien, euh... Oui, mais pas vraiment, un peu quoi. Plus ou moins, quoi, à peine... »

La nuit est froide, comme cette nuit que nous parcourons aujourd’hui, mais Elías Contreras, « commission d’enquête de l’EZLN », a la chemise trempée de sueur.

La Magdalena savoure l’embarras d’Elías et ne fait rien pour le soulager. Au contraire, elle reste silencieuse pour qu’il n’ait que ses propres paroles à quoi se raccrocher...

« Écoute, Magdalena, je ne vais pas t’enduire d’erreurs. Je t’avoue que je ne me rappelle plus très bien, là, tout de suite, si c’est oui ou si c’est non... Mais je me rappelle d’avoir lu un livre qui s’appelait “Penses-tu déjà à l’amour ?” Et là-dedans j’ai bien regardé comment c’est cette histoire. »

Ni homme ni femme, la Magdalena est plutôt mule (sans vouloir offenser ceux qui nous écoutent ou nous lisent) et la nervosité d’Elías lui a fait oublier les fantômes qui l’assaillaient il y a quelques minutes. C’est pour ça qu’elle demande :

« Ah, ouais ? Et c’est comment, alors, cette histoire ? »

Et de se coller tout contre Elías.

Le visage d’Elías a maintenant la couleur des champignons phosphorescents qui couvrent les troncs et les branches alentour.

Cependant, Elías Contreras est un « commission d’enquête de l’EZLN », il a affronté d’innombrables dangers et situations imprévues, aussi respire-t-il à fond en pensant :

« Une cigarette, je vais allumer une cigarette. Où ai-je mis mes cigarettes ? J’allume une cigarette et ça me donne le temps de coordonner mes pensées... J’en grille une... Et si l’allumette ne s’allume pas ? Ouais, alors là, comme dit le Sup, c’en est fini de Rome et tout ça... Zut ! Allons-y... Et si l’allumette ne s’allumait pas ? »

Il finit par commencer à s’expliquer :

« Bien, Magdalena. Il se résulte qu’il y a comme qui dirait le-truc-là-comment-c’est et l’autre-machin, et alors voilà, c’est comme si on faisait mine de rien, mais tout d’un coup, si, c’est comme que si on pense à quelque chose et alors, voilà, il se résulte que... »

Il hésite, et finit par dire :

« Écoute, allez ! Vaut peut-être mieux que je te l’explique d’une autre manière parce que t’es bien fichue de ne pas comprendre... »

Le visage de la Magdalena s’éclaire d’un sourire malicieux voilé par l’obscurité en lui répondant :

« Allez... »

Elías reprend :

« Eh bien, allez ! Il se résulte qu’il y a les moyens de production, parce que les bistouquettes ne sont pas vraiment des bistouquettes, mais d’abord des produits. Alors, les produits se font avec des moyens de production... Ah oui ! Et aussi avec des matières premières.

« De là qu’il se résulte qu’il y a un moyen de production de l’homme qui est une sorte de comme qui dirait truc pour produire des produits, mais pas seulement ni tout seul, sinon qu’il faut un autre moyen de production et alors là on peut déjà causer avec la fille et on se met d’accord pour la production et ensemble ils fournissent comme qui dirait la matière première et produisent le produit et il y en a toujours un ou une, c’est selon, qui se fatigue, mais d’une bonne fatigue, hein, content, quoi.

« Mais c’est pas tout simplement qu’il y en a un qui arrive et qui dit à la fille “Allez, viens ! On va faire une production de produit”, sinon que comme qui dirait il la retourne et les deux se rentournent et se rentournent et là après ils font leur accord, et là après ça prend quelques mois et le produit sort et ils lui donnent un nom, parce qu’il manquerait plus qu’ils lui disent “Écoute voir, produit, va-t-en chercher de l’eau ou ramasser du bois”, sinon qu’il faut qu’il ait un nom, et d’ailleurs après si c’est une produite il faut aussi lui donner un nom, bien sûr.

« De là que le nom est important, mais pas tellement en fait parce que quand un, ou une, c’est selon, est zapatiste, il peut se choisir un nom de guerre, mais il vaut mieux qu’il y pense bien parce que par ensuite on ne sait pas si ça lui reste.

« Tu as par exemple le Sup, qui a choisi le nom de Sup et là Rome a foutu le camp parce qu’il va toujours s’appeler le Sup. Moi, au contraire, j’ai choisi Elías mais tout le monde ne le sait pas et comme ça je peux me mettre un autre nom.

« C’est tout ce que j’ai à dire là-dessus et j’espère que tu as compris, Magdalena, sinon, eh ben, un autre jour je t’explique parce qu’il se fait tard et qu’il faut qu’on rentre au village. »

La Magdalena en a mal au ventre de s’être retenue de rire pendant les « explications » d’Elías, mais elle se reprend pour lui dire :

« Bon, eh ben ! Tu m’expliqueras ça un autre jour. »

La nuit est moins noire quand Elías Contreras descend la colline, la Magdalena pendue à son bras. C’est lui qui brise le silence le premier :

« Écoute, Magdalena, tu n’as plus à avoir peur de rien quand tu es avec moi. »

La Magdalena s’arrête juste le temps de lui glisser :

« Comment as-tu su que j’avais peur ?

- La peur a une odeur », répond Elías en reprenant la marche.

« Elle sent comme le cauchemar, le mauvais sommeil, la honte et la peine. »

C’est le petit matin quand ils arrivent à l’entrée du village.

La Magdalena demande :

« Et quelle odeur ça a, la joie ? »

Elías Contreras, « commission d’enquête de l’EZLN », tend le bras comme s’il déroulait le matin et lui dit :

« Comme ça... »

Une odeur d’herbe et de terres rebelles dignes leur parvient, si forte que l’on pourrait presque voir et toucher et goûter et entendre et penser et sentir.

Comme si le lendemain avait fait incursion dans le présent, rien qu’un instant, et qu’il avait révélé son plus fantastique trésor, terrible et merveilleux : la possibilité d’exister.

Merci et bonne nuit. Nous nous revoyons demain.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.
Décembre 2007.
Traduit par Ángel Caído.

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