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Vierge indienne et Christ noir (XXVII)

Parler à l’oreille des dieux

mercredi 15 novembre 2017, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton,
deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».

Derrière le presque parfait conformisme des Indiens, nous avons noté quelques accrocs, des « éléments perturbateurs », qui sont autant d’indices d’une pensée différente. En Europe, l’Église catholique devait se confronter à ce qu’elle appelait des hérésies : une pensée chrétienne qui critiquait le dogme catholique ; elle devait aussi s’adapter peu à peu au monde moderne, qui émergeait et qui critiquait de plus en plus ce qu’il considérait comme des archaïsmes trop bien tolérés par la religion catholique (ce côté paganisme « chrétien » des communautés paysannes par exemple). Dans le cas de la rébellion de Cancuc, elle se trouve face à une pensée non chrétienne qui ne prend pas une position critique par rapport au culte catholique. C’est une pensée critique hors du champ de la pensée chrétienne. Les hérésies, ou ce qui fut considéré comme tels, les cathares, les albigeois, les apostolici, les taborites, les millénaristes, puis les luthériens et les calvinistes, sont porteurs d’une pensée critique qui reste dans le champ de la pensée chrétienne occidentale ; ce n’est pas le cas ici avec la pensée mésoaméricaine. Dans le monde occidental même, nous pouvons déceler aussi une confrontation entre deux formes d’appréhension de la réalité, un mode d’appréhension reconnu officiellement, attaché à la sphère du pouvoir et dont la religion chrétienne se fait la propagandiste, et un mode plus clandestin, se développant en marge du pouvoir comme la sorcellerie héritée du paganisme. La sorcellerie n’est pas à proprement parler une hérésie, c’est une forme d’appréhension du monde qui a résisté tant bien que mal à la propagande chrétienne.

Avec la rébellion des Indiens mayas du Chiapas, les représentations collectives de la réalité, héritées des temps préhispaniques, vont peu à peu émerger au grand jour et dévoyer un enseignement chrétien resté somme toute superficiel. Le cadre chrétien est toujours là, il n’est pas supprimé, il est conservé et repris sous une forme conventionnelle. À l’intérieur de la petite chapelle de Cancuc, une cloison sépare le monde occulte de la Vierge indienne apparue à María de la Candelaria du monde de la Vierge catholique, dont l’image « orthodoxe » est exposée sur l’autel. Au sein de la société insurrectionnelle, une même « cloison », qui n’est pas absolument étanche (comme n’est pas hermétique la cloison de la chapelle qui permet à María de la Candelaria de passer d’un monde à l’autre), semble séparer deux mondes : une pensée conformiste, dogmatique même, attachée à la norme, fidèle à l’enseignement des prêtres catholiques et à leurs prescriptions ; et une pensée profonde attachée aux automatismes anciens hérités d’une culture ancestrale.

Remarquons tout de suite que ces deux cosmovisions ne sont pas si opposées que nous pourrions le croire à première vue. Nous pouvons partir de l’hypothèse, formulée plus en amont, que nous avons affaire à deux cosmovisions distinctes, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont incompatibles et qu’il n’y a pas des similitudes entre elles. Pour toutes les deux la séparation entre le monde profane et le monde spirituel n’est pas acquise et encore moins définitive : la société européenne du XVIe et du XVIIe siècle, voire du XVIIIe siècle, côtoie le sacré, et des puissances spirituelles, bonnes ou mauvaises, peuvent intervenir dans les affaires humaines. Du côté espagnol comme du côté indien, on croit au miracle comme on croit au surnaturel. Indiens et Espagnols conçoivent parfaitement que la Vierge Marie puisse apparaître. La différence entre les deux points de vue reste subtile : pour les Indiens, il est tout à fait concevable que la Vierge apparaisse à une jeune femme mariée, cela l’est moins pour l’Église, María de la Candelaria ou Dominica ne correspondent pas au stéréotype d’une jeune fille vierge et pure. C’est à travers de telles dissonances que nous pressentons un autre monde, un autre univers mental, mais ces dissonances ne sont pas si faciles à déceler. Si Sebastián Gómez de la Gloria monte au ciel pour rencontrer la Trinité, la Vierge et saint Pierre, les apparences sont sauves, si je puis dire, et l’Église n’a rien à redire quant à la forme et au contenu, elle peut juste traiter Sebastián de la Gloria de menteur, de faux mystique, plus difficilement d’idolâtre.

Le rejet de l’autre se fera d’ailleurs sur le même registre, avec les mêmes arguments, puisés à la même source, le surnaturel : l’autre est le jouet des forces du mal. Du côté indien, les Espagnols sont vus comme des Juifs mais aussi comme des démons et des diables, « si vous ne voulez pas reconnaître la Vierge attendez-vous à vous retrouver avec des cornes et une queue ». Du côté espagnol, les croyances indiennes, que l’Église qualifie d’idolâtries, sont l’œuvre du démon dans le combat éternel, quoique inégal, du moins nous le supposons encore, qu’il mène contre Dieu. L’univers mental des Indiens n’est pas perçu par les Espagnols comme étranger à leur propre cosmovision. En général les frères évangélisateurs ont cru que les dieux indiens avaient une existence réelle. Rarement ils ont pu penser qu’ils étaient le produit de l’imagination, ils étaient convaincus qu’ils étaient les manifestations du diable, l’éternel ennemi du genre humain. De telle sorte qu’à leurs yeux les prêtres préhispaniques, à travers leurs idoles, possédaient réellement le pouvoir de convoquer les forces du mal. « L’enfer chrétien s’est ainsi enrichi de nouveaux démons avec des noms mésoaméricains. [1] »

Les uns comme les autres croyaient aux sorciers et sorcières, c’est-à-dire à des hommes et des femmes qui pouvaient contrôler des forces dites naturelles (qui ne sont d’ailleurs jamais conçues comme des forces purement naturelles mais comme des forces liées à l’autre monde, au monde de l’esprit) et s’en servir contre leurs ennemis. À un moment crucial de l’offensive militaire à Cancuc, nous avons vu les Indiens porter en grande pompe sur le champ de bataille quatre « sorcières » maîtresses de la foudre, des vents, des tremblements de terre et de l’eau. Deux étaient originaires de Yajalón et deux autres de Tila. Elles devaient utiliser leur pouvoir de commander aux éléments pour mettre en déroute l’armée espagnole. Elles échouèrent dans leur tentative. Mais rappelons tout de même à ce sujet le soulagement du curé, frère Simon de Lara : De nada sirve gritar, llamar a hechiceros para provocar relámpagos y tempestades (il ne sert à rien de crier et d’appeler à la rescousse des sorciers pour provoquer des éclairs et des tempêtes). Quand le capitaine général des forces espagnoles et président de l’Audiencia du Guatemala eut vent de ce projet de sorcellerie, il en conçut une crainte tenace et n’eut de cesse de retrouver ces femmes. Quand la première des sorcières fut prise, il ne s’est pas contenté de la condamner à mort et de la passer par les armes, il l’a ensuite pendue à un gibet, puis il lui a coupé la tête, qu’il a exposée à l’entrée du village. « Même les personnes aussi détachées du point de vue intellectuel comme l’évêque Nuñez de la Vega et l’infatigable missionnaire franciscain, le frère Antonio de Margil, partageaient la même crédulité face aux ensorcellements indiens bien qu’en Espagne un inquisiteur illustre, Alonso de Salazar y Frias, avait mis fin dès le début du XVIIe siècle à la chasse aux sorcières, démontrant que les récits de sabbat et de vol dans les airs manquaient de toute substance et réalité, n’étant que de vaines supercheries. Mais les arguments de cet inquisiteur, bien qu’ils aient déterminé la politique officielle du Saint-Office au sujet de la sorcellerie, n’avaient pas pénétré les consciences du siècle. [2] »

Là encore si les « crédulités » se rejoignent dans une appréhension de la réalité qui n’est pas encore celle de la pensée dite positive, les contenus des représentations sont tout de même différents. Du côté catholique, la sorcellerie est perçue négativement comme l’œuvre du diable, comme un mode de pensée rebelle auquel il convient de mettre fin. Du côté indien, ce n’est pas le cas, la croyance aux « sorciers » et à leur pouvoir peut fort bien cohabiter avec la croyance en Jésus-Christ et en la Vierge Marie, et faire bon ménage avec le respect de la liturgie catholique ; ils n’y décèlent pas une opposition. Notons qu’il en allait de même avec la sorcellerie en Europe, qui s’était approprié les symboles chrétiens sans autre forme de procès, les détournant de la fin que leur avait assignée l’Église. L’Église coloniale, comme l’Église métropolitaine, voyait dans ce qu’elle appelait l’idolâtrie ou la sorcellerie un mode de pensée concurrent qu’elle ne contrôlait pas. Elle le contrôlait d’autant moins que celui-ci avait son propre espace, sa propre cohérence et qu’il ne cherchait pas à se définir en opposition ou par rapport aux dogmes catholiques. Enfin le conflit était d’autant plus âpre que prêtres et sorciers partageaient le même champ de pensée, les mêmes croyances populaires [3]. Qui allait prendre le dessus ?

Dans son essai Qu’y a-t-il derrière la tenture de l’ermitage de Cancuc ?, dont je me suis inspiré, Juan Pedro Viqueira se propose de répondre à la question en passant en revue les différentes hypothèses : une image de la Vierge du Rosaire ? Une femme déesse ? Une idole ? Toutes ces hypothèses peuvent finalement se justifier selon le plan de la pensée indienne sur lequel nous nous plaçons. Pour la pensée indienne, il ne s’agit pas de retrouver les anciennes théogonies disparues avec la civilisation mésoaméricaine, mais de se réapproprier la relation avec le sacré. Cette relation au sacré va se faire sur deux modes différents qui, selon la pensée indienne, ne s’opposent pas, mais se complètent : un mode que nous pourrions qualifier de formel et qui est emprunté à la religion catholique, c’est le rituel du sacrifice qu’est la messe et les sacrements qui l’accompagnent ; et un mode plus informel, plus inspiré, qui prend racine dans une cosmovision antérieure à la conquête, toujours vivante et qui remonte à la surface. Ces deux modes correspondent dans une certaine mesure aux deux modes sous lesquels se manifeste le sacré : la transcendance d’un côté, et la présence occulte du divin, de l’autre.

La religion catholique privilégie la transcendance sans pour autant rejeter le miracle, elle a eu ses mystiques et ses saints, mais pour les Indiens, elle reste la religion venue avec la conquête, liée à l’ordre social des Blancs, et qui s’impose de l’extérieur. Comme nous l’avons vu, la relation à la transcendance, à l’éloignement définitif du sacré, ne pose pas la question du sens, mais celle de la reproduction fidèle d’un scénario, que l’on suppose efficace dans un domaine qui nous échappe fatalement. La petite chapelle de Cancuc consacrée à la Vierge contient symboliquement ces deux modes de relation au sacré, qui ne sont séparés que par une tenture. D’un côté, la partie publique consacrée au rituel catholique, avec l’autel, ses candélabres et toute une panoplie d’images et de croix, et un banc où sont assis les majordomes qui se consacrent à la Vierge ; de l’autre, la partie secrète, cachée au public, dont on sait peu de choses sinon qu’elle contient ce que l’on suppose être l’effigie de la Vierge ou, plus sérieusement, la Vierge elle-même, la présence à la fois si terrible et si tendre de la divinité. Un jeune enfant originaire de Cancuc, à qui un maître nagualiste avait appris à se transformer en son animal nahual, un petit rat, a pu se glisser derrière la tenture, il raconte :

« Il vit María de la Candelaria seule et avec elle un animal qui ressemblait à un chat, il avait la face d’un chat, les narines aplaties, de grandes moustaches, de grandes oreilles rondes, les yeux resplendissants et colorés, des pieds et des mains de singe avec des ongles très longs et recourbés, la queue longue et jaune et le corps peint de taches noires sur la peau jaune »… Nous retrouvons le jaguar, cet animal de l’ombre, qui concentre en lui les forces telluriques, obscures et profondes, de la Terre Mère, défiant l’imagination : la part occulte et occultée de la Vierge. Après le Christ-jaguar, voici la Vierge-jaguar, si redoutable et si belle, qui fait son apparition ! Cette Vierge-jaguar semble hanter les esprits puisque nous la retrouvons un an plus tard au détour des chemins d’Ocosingo (Cf. la déclaration de juillet 1713).

Un trou est aménagé dans la tenture, qui permet aux fidèles de toucher la divinité sans la voir, c’est que ce réceptacle des forces cosmiques ne peut être vu sans danger. Seule María Candelaria peut s’entretenir avec elle et rapporter ses paroles : l’énergie sacrée s’empare du cœur des hommes et des femmes dieux, des metik rioxetik, « pour en faire non seulement les représentants ou représentantes d’un être suprême sur terre, mais aussi l’enveloppe vivante du feu sacré » (López Austin [4]). C’est ce mode de relation au sacré qui révèle véritablement le fond de la pensée indienne, qui fait qu’elle va obéir à des réflexes culturels, des schèmes mentaux les plus ancrés au fond d’elle-même. Nous ne pouvons qu’admirer la cohérence profonde qui lie entre elles les représentations de la Vierge : la Terre Mère, la Terre cosmique, la Terre nourricière, la Vierge-jaguar, la Vierge-foudre. María Candelaria, la femme nahualli de la Vierge, se fait aussi appeler María Angel et María de la Cruz ; or selon certains auteurs angel (ange) pourrait bien être une hispanisation du mot tzotzil ajnel qui signifie foudre, c’est l’image de la « Grand-Mère Serpent Debout », Muk’ta Va’al Luk’um [5], de l’éclair destructeur, mais aussi apportant la pluie bienfaisante. J’ai déjà eu l’occasion au cours de cet essai d’aborder cette cohérence profonde, cette logique intérieure et implacable, qui lie entre elles les images primordiales au sein d’une cosmogonie. Derrière ces représentations de la Vierge, nous devinons Tlaloc, ou plutôt Chac puisque nous sommes dans la région maya, le dieu aux canines de jaguar, le dieu de la montagne, des cavernes obscures et des sources, dieu de la foudre et de l’orage, dieu de la pluie. Ne raconte-t-on pas que María Candelaria fut enterrée dans la montagne sacrée Chihuisbalam, la montagne du Jaguar ? C’est cette forme de pensée d’une parfaite cohérence qui modifie insidieusement le contenu des représentations religieuses derrière le plus grand conformisme de façade.

Ce jeu de derrière les rideaux de María Candelaria fait incontestablement penser aux comportements des hommes-dieux décrits par Serge Gruzinski dans son livre Les Hommes-dieux du Mexique [6] ; nous pouvons citer, par exemple, les mises en scène de Gregorio Juan, homme d’origine totonaque qui se prétendait dieu dans la région de Puebla en l’an de grâce 1659 : caché au public derrière une natte ou à l’intérieur d’une sorte de tente, il prie longuement et puis au bout d’un moment une autre voix se fait entendre… Mais, écoutons le témoignage d’un habitant du petit village d’Aiohuizcuautla :

« Il leur a dit de baisser les yeux : son dieu était en train d’arriver et il les aveuglerait s’ils le voyaient. J’ai ensuite entendu un autre genre de voix, raconte ce témoin, qui m’a semblé distincte de celle de Gregorio, comme celle d’un animal parce que de temps en temps elle feulait et haletait comme une personne qui arrive épuisée. Cette voix nous a salués depuis l’intérieur de la tente en nous disant : “Je vous souhaite une bonne santé, mes enfants.” Gregorio sortait par moments de l’enclos. Il nous disait que son dieu venait de lui annoncer qu’il allait y avoir beaucoup de maladies et d’épreuves, que cinq ou six personnes du village allaient mourir parce qu’ils ne voulaient ni le croire ni le suivre et qu’il amenait avec lui les Saints Apôtres, les Juifs et Judas pour les punir… »

Tout au long du livre, j’ai été amené à faire allusion à une conception propre, semble-t-il, à la civilisation mésoaméricaine, celle des hommes-dieux. J’ai rattaché cette conception à celle du nahualli, de l’alter ego animal, cet autre compagnon de nous-mêmes, qui est à la fois lui et nous, comme nous sommes nous et lui. Dès l’époque olmèque, qui marque le début de la civilisation mésoaméricaine, nous voyons apparaître des hommes-jaguars et même des enfants-jaguars, et nous distinguons mal dans ces figures zoomorphes la part de l’humain et la part du divin. Est-ce la présence en creux, à l’intérieur de nous, du jaguar ou du loup, de l’aigle ou du cerf… qui nous donne accès au monde de l’Esprit ? « Le jaguar pleure en l’homme et ses trois larmes fécondent le maïs. [7] »

Les Tzeltal, les descendants actuels des rebelles de 1712, distinguent deux âmes dans le corps humain. La première, le ch’ulel, est commune à tout être vivant, tandis que la seconde, le wayjel, associe l’extériorité de l’individu à un animal et elle est indispensable à la vie sociale. Le ch’ulel est une force indestructible qui accomplit un cycle semblable à l’âme du maïs. Les animaux et les plantes ne possèdent que l’âme appelée ch’ulel, l’âme wayjel étant le propre des êtres humains. Ces derniers établissent grâce à elle une relation de « réplique » avec un animal lié au monde surnaturel des ancêtres. Chaque village a en effet pour réplique une montagne sacrée où les divinités ancestrales habitent et où les animaux vivent en groupes comparables aux familles du village. Chaque individu se trouve ainsi doté d’un animal compagnon, un être qui le reflète et possède son wayjel [8]. Dans un intéressant retournement, cet alter ego animal serait donc l’âme sociale de l’homme, son être socialisé. Rien d’étonnant à cela, l’homme n’est-il pas l’être qui a fait disparaître l’animal en lui pour s’inventer homme, pour s’inventer être social ? Cet animal disparu dans l’homme se retrouve au creux de la montagne sacrée. Dans certaines communautés, les « anciens », ceux qui ont accompli le cycle des charges communautaires, peuvent jouer sur cet alter ego animal de chacun afin de préserver l’harmonie dans la communauté villageoise.

Philippe Descola, dans Les Lances du crépuscule, fait lui aussi état de cette conception d’un monde double, d’une réplique de la société des hommes : le monde des esprits Tsunki, des êtres semblables aux hommes et qui mènent sous la surface des eaux une existence en tout point identique [9]. Nous touchons là avec cette notion de réplique, partagée par des sociétés si éloignées les unes des autres tant sur le plan géographique que sur le plan historique, à une couche géologique profonde et ancienne de la pensée amérindienne. Un autre exemple est donné par la croyance au gardien des animaux sauvages et pourvoyeur des hommes en gibier, tout en veillant au respect des règles. Cette croyance est partagée par les Chol au nord du Chiapas et par les Jivaro de la forêt amazonienne. Mais fermons cette parenthèse.

Le nahualisme reste une notion extrêmement complexe, attachée d’une part à l’idée de réplique (qui joue un rôle important dans le chamanisme amérindien) et d’autre part à celle d’une segmentation de la personne en plusieurs composantes. Si nous faisons appelle aux références anthropologiques concernant les modes d’appréhension de la réalité (totémisme, animisme, analogisme, naturalisme), nous dirions que le nagualisme touche à la fois à une représentation collective qualifiée d’animisme et à une représentation collective dite analogique. La naissance de l’homme-jaguar au tout début de l’ère mésoaméricaine représente peut-être la première trace de l’ascendance d’une cosmovision sur une autre, du mode analogique sur le mode animiste. Les chrétiens ont profondément perturbé ce qui constituait le fondement de la civilisation mésoaméricaine : l’ascendance du peuple nahua, nomade et guerrier, sur les peuples autochtones [10]. En balayant les institutions politiques et religieuses de la société mésoaméricaine, les chrétiens ont facilité le repli des peuples autochtones sur eux-mêmes. Au fur et à mesure que se défaisait la culture mésoaméricaine, la communauté villageoise devint un espace de reflux et de résistance. Les peuples otomis, totonaques, mazahuas, zapotèques, mixtèques… et, du côté du Chiapas, les peuples tzeltals, tzotzils, chols, zoques… ont retrouvé leurs assises culturelles enfouies sous l’édifice de la culture mésoaméricaine. Des pratiques chamaniques fort anciennes, qui avaient été bridées par la caste des prêtres, renaissent. Des femmes et des hommes qui parlent à l’oreille des dieux font à nouveau leur apparition dans les villages pour renouer une relation, perdue ou détériorée, avec le monde des esprits.

Avec le christianisme et son influence sur la pensée mésoaméricaine, nous nous sommes trouvés à cette frontière mouvante et grise, entre un mode d’identification analogique et un mode d’identification naturaliste [11]. Avec les hommes-dieux et les pratiques chamaniques qu’ils inspirent, nous touchons une autre démarcation, celle qui sépare la pensée dite analogique de l’animisme. L’homme-dieu, nous dit López Austin est une personne qui a en lui quelque chose de divin qui le transforme en intermédiaire d’un dieu. Le dieu ne s’incarne pas en lui, l’homme (ou la femme) est seulement la réplique de la divinité, chacun garde son quant-à-soi : l’homme (ou la femme) ne s’abîme pas en Dieu comme les mystiques chrétiens, María Candelaria n’est pas sœur Juana Iñés de la Cruz, elle est seulement l’alter ego de la divinité. Cette notion de réplique est, d’après López Austin, une notion clé de la cosmovision indienne :

« Comme exemple de relations de réplique, citons celles qui existent entre un lieu mythique et sa réalisation sur terre, entre un dieu et l’homme-dieu, possédé par la force du premier, entre un dieu et ses représentations, entre un village et la montagne sacrée, entre un humain et son alter ego animal, entre la figuration du cosmos et celle d’une maison ou d’un village, (…) entre un nahual et l’être sous lequel il se manifeste, entre une montagne sacrée et une pyramide, etc. La “co-essence” des êtres n’est pas absolue, car ils n’ont en commun qu’une partie, et non la totalité, des éléments animiques. [12] »

Cette cosmovision première, difficilement concevable pour nous, occidentaux, dans laquelle les différents éléments du cosmos ou puissances spirituelles s’emboîtent les uns dans les autres et partagent leur essence, est irrémédiablement distincte de la cosmovision chrétienne. Pourtant elle va vivre en bonne entente avec les rites et les figures de la cosmogonie chrétienne : « Le Tzotzil qui se trouve devant une église peut consacrer quelques minutes de prière au Soleil. Puis, une fois entré à l’intérieur, il fait la même chose face à une des images du Christ. Il explique son attitude en disant qu’il prie d’abord de manière directe le dieu véritable et ensuite sa réplique. [13] »

Nous arrivons à la strate profonde de la pensée amérindienne, vaste champ d’investigation à peine exploré par les historiens et les anthropologues, qui se dérobe aussi, comme si la source de notre humanité devenait inaccessible, comme si elle devait s’éloigner au fur et à mesure que les sciences de l’homme progressent dans sa direction. Il est temps pour nous de conclure.

(À suivre)

Ch’ulel, par Antún Kojtom.

Notes

[1Viqueira, 1997, p 136.

[2Viqueira, 1997, p 139.

[3Surtout la pensée chrétienne apparaît comme l’expression de l’autorité : une pensée conquérante et intolérante, cherchant à s’imposer au détriment d’une cosmovision bien plus populaire émanant d’une vie campagnarde et communautaire.

[4Cité par Gruzinski (Gruzinski, 1992).

[5Communication de Rocío Noemi Martínez Gonzalez (thèse de doctorat intitulée K’in tajimol. Danse musique, gestes et paroles comme mémoire rituelle).

[6Gruzinski (Serge) : Les Hommes-dieux du Mexique. Pouvoir indien et société coloniale XVIe - XVIIIe siècles, Éditions des Archives contemporaines, Paris, 1992.

[7Les trois larmes du jaguar symbolisent les sacrifices humains.

[8Guiteras Holmes (Calixta), Los peligros del alma. Visión del mundo de un tzotzil, trad. par Carlo Antonio Castro, postface de Sol Tax, Mexico, FCE, 1965 (cité par López Austin, Les Paradis de brume, op. cit., p. 122).

[9Descola (Philippe), Les Lances du crépuscule, Plon, 1993.

[10Je me réfère ici à la thèse, séduisante, soutenue par Christian Duverger dans son livre, El primer mestizaje, selon laquelle la civilisation mésoaméricaine serait née de la rencontre d’un peuple nomade de langue nahuatl et des peuples sédentaires, d’un « premier métissage » en quelque sorte (thèse du double et de la complémentarité, que j’ai développée pour ma part dans Être ouragan, éd. L’insomniaque, 2015).

[11J’emploie l’expression « mode d’identification » en référence au livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture, dans lequel l’auteur fait une analyse comparative des quatre modes d’identification (de soi et d’autrui), le mode totémiste, animiste, analogique et naturaliste. Pour ma part j’aurais plutôt tendance à user de l’expression « mode d’appréhension de la réalité » ou encore, en référence à Durkheim, « représentations collectives », ou, plus simplement « cosmovisions ». Je considère comme synonymes ces quatre expressions, que j’emploie tour à tour afin d’éviter une fastidieuse répétition.

[12López Austin, Les Paradis de brume, op. cit., p. 120.

[13Holland (William R.), Medicina maya en los Altos de Chiapas. Un estudio del cambio socio-cultural, trad. Par Daniel Cazés, Mexico, INI, 1963 (cité par López Austin, Les Paradis de brume, op. cit., p. 123).

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