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Qu’aucun dieu ne se souvienne de ton nom

mercredi 3 juin 2020, par Yásnaya Elena Aguilar Gil

Je voudrais commencer par faire une concession : en amont de la mise en œuvre du Train maya, l’un des projets les plus amplement annoncés par le nouveau gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador, à la base de sa réalisation, il y a les meilleures intentions. Après des siècles d’abandon au cours desquels le peuple maya a été dépossédé et poussé dans un processus d’appauvrissement indifférent, le nouveau gouvernement prétend enfin mettre en œuvre un projet intégral qui a pour objectif principal de créer « le bien-être social de la population qui habite la zone maya » et « intégrer les territoires d’une grande richesse naturelle et culturelle au développement touristique, environnemental et social de la région », selon les termes de la page officielle du projet.

Pourquoi devrait-on s’y opposer ? L’inclusion et le développement des peuples mayas de la péninsule sont nécessaires si le nouveau gouvernement veut que les secteurs les plus défavorisés de l’histoire de ce pays aient accès à la justice sociale. Il ne serait pas juste de les laisser en dehors du projet de la Quatrième Transformation [1]. Je fais cette concession pour partir d’un terrain commun qui me permette d’exposer des points qui me paraissent problématiques dans la discussion qui a eu lieu sur le Train maya. Nombre d’autres personnes, ouvertement opposées à la réalisation de ce projet, ont présenté des données, des rapports et des arguments pour débattre de toutes ses implications et même on a utilisé des recours juridiques tels que l’amparo [2] visant à bloquer sa mise en œuvre. Ce n’est pas ici mon propos. Respectant la concession que j’ai faite, j’omettrai de discuter le fait qu’Alfonso Romo, l’actuel secrétaire de la Présidence du Mexique, a créé une société qui a obtenu des concessions pour exploiter la plus grande partie des eaux souterraines de la péninsule du Yucatán.

Quelles sont les implications et les relations possibles avec le Train maya ? On ne portera pas de jugement sur tout cela car, j’insiste, pour ce qui est de ce texte, on concède, du moins pour le moment, que ce projet a été créé avec les meilleures intentions : le bien-être social, l’inclusion d’un secteur vulnérable longtemps exclu du développement du pays. Avec de si bonnes intentions, il semble même insensé de demander que les peuples indigènes concernés soient consultés conformément aux modalités de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, qui oblige à réaliser des consultations quand les territoires des peuples indigènes risquent d’être affectés par un projet. Une fois cette concession faite, je voudrais faire valoir que les meilleures intentions qui ont présidé à la mise en œuvre du Train maya sont, en fait, le fond du problème.

L’un des arguments les plus souvent invoqués dans le débat consiste à déclarer que c’est l’absence de l’État qui a provoqué la situation actuelle des peuples indigènes. L’oubli de l’État, qui les a en permanence exclus du développement du reste du pays, a causé la pauvreté et le retard de la population indigène en général et de la population maya en particulier. Cependant, je veux signaler que la cause de l’appauvrissement des peuples indigènes n’est pas l’absence de l’État mais précisément le contraire. Ce n’est pas l’exclusion de ces peuples de l’idéal de développement proposé par le gouvernement qui les a appauvris, mais plutôt les violents processus d’inclusion. La Constitution mexicaine elle-même est fondée sur l’inclusion des peuples et des nations dans un projet créole qui n’a jamais fait l’objet d’une consultation. Le fait que les peuples indigènes très divers se soient retrouvés encapsulés dans l’État mexicain n’est pas le résultat d’un pacte confédéré entre ces nations et cultures diverses, mais de l’imposition du projet d’une minorité privilégiée. C’est pourquoi, du fait que les peuples indigènes préexistent à la création du Mexique en tant que pays, tout ce que l’État a l’intention de faire sur leurs territoires doit être soumis à consultation.

Ladite deuxième transformation de la vie publique mexicaine, comme la nomme l’actuel président, a été l’une des causes principales de la pauvreté qu’ont endurée les peuples indigènes. Au milieu du XIXe siècle, on estime que plus de la moitié de la population mexicaine était indigène et, dans ce contexte, une grande partie de ces peuples possédaient les terres en propriété commune. Les lois de Réforme et en particulier de la loi Lerdo ont eu pour effet de graves attaques à la propriété collective, et de nombreuses communautés indigènes ont subi des pertes catastrophiques de biens et de terres. Dans beaucoup de cas, ils ont même dû racheter leurs propres terres quand ils le pouvaient, mais en général, ce fut l’un des principaux facteurs d’appauvrissement des peuples indigènes.

En réponse à ce problème généré par l’État du fait de la concentration des terres entre quelques mains est arrivée la troisième transformation, qui a mis en œuvre dans les années suivantes l’un des projets les plus agressifs contre les langues, la culture et l’existence même des peuples indigènes en poussant à leur intégration linguistique et culturelle. Une grande partie du projet post-révolutionnaire visait à inclure et à intégrer ce qui restait des peuples indigènes dans un idéal souhaitable : le métis mexicain, une seule race cosmique, la race de bronze [3]. Cette intégration et cette inclusion en termes de pouvoir étatique sont responsables de la situation actuelle des peuples indigènes du Mexique.

Maintenant, avec sa promesse d’inclusion, le Train maya est présenté comme le remède à une situation que, précisément, la volonté d’inclure a provoquée. Ce n’est pas l’absence de l’État qui a posé problème, mais sa trop grande présence. Le discours de l’inclusion va à l’encontre de l’autonomie et de l’autodétermination auxquelles les peuples indigènes ont droit et qui ont été reconnues jusque dans l’article 2 de la Constitution mexicaine. Le Train maya n’est pas un projet que les peuples mayas ont proposé à la fédération dans l’exercice de leur autonomie, mais la mise en œuvre de ce que le gouvernement fédéral considère comme le meilleur moyen de mettre fin à une situation créée par l’État lui-même. Le Train maya, dès l’origine, n’est pas maya, c’est l’État qui, à nouveau, encore une fois, décrète quelles sont les solutions aux problèmes des peuples indigènes. Logiquement, le projet que l’État propose n’est pas la seule solution possible aux problèmes auxquels se confronte la population indigène. La population maya n’est pas dans sa situation actuelle parce qu’il manque un train, mais à cause de la violence structurelle qui s’est exercée sur elle. Est-il possible de penser à d’autres options ? Ne serait-il pas préférable de démanteler le système d’oppression qui produit la pauvreté chez les peuples indigènes ? Ne serait-il pas préférable, en tout cas, de rendre les terres dont ils ont été historiquement dépossédés, de stopper les hommes d’affaires qui accaparent l’eau et le territoire ?

De nombreux peuples et individus appartenant au peuple maya ont proposé d’autres moyens de construire et de rendre possible une vie digne et devraient être pris en compte dans un processus d’autodétermination qui ne peut s’exercer dans des consultations qui durent très peu de temps comme celles qu’a organisées le gouvernement. Dans une interview avec Heriberto Paredes pour Pie de Página, Romel González, conseiller juridique du Conseil régional indigène et populaire (Cripx), organisation qui a présenté un amparo contre la réalisation du Train maya, explique que prétendre que ce projet est la seule option pour résoudre les problèmes de la péninsule révèle une vision colonialiste : « On constate une vision colonialiste dès le début : “Je viens de la ville, je viens avec toutes les connaissances et je viens mettre fin à la pauvreté avec un train.” C’est un colonialisme moderne, comme disaient Comte et les positivistes : “Je viens vous apporter l’ordre, je viens vous apporter le progrès, je viens vous apporter la civilisation.” »

Le discours de l’inclusion révèle d’emblée une relation de pouvoir implicite : ceux qui parlent d’inclure manifestent qu’ils ont le pouvoir de le faire. La directionnalité de l’inclusion est éloquente : qui prétend inclure qui ? Le discours de l’inclusion va à l’encontre de l’autonomie et de l’autodétermination des peuples indigènes qui, paradoxalement, ont été garanties par la Constitution même du Mexique au début du XXIe siècle.

Trop souvent, lorsque l’État a tourné son regard vers les peuples indigènes au nom du développement, la catastrophe s’en est suivie. Au nom de la modernité et du développement du pays, en 1954, l’État mexicain a déplacé environ 20 000 Mazatèques pour la construction du barrage Miguel Alemán dans la région d’Oaxaca et, entre 1974 et 1988, il a déplacé 26 000 Chinantèques pour la construction du barrage Cerro de Oro. Ces deux projets ont paupérisé la population et généré une série de terribles préjudices en dépit des discours de progrès, de bien-être et de développement dans lesquels ils étaient enveloppés. Dans d’autres cas aussi, l’intervention de l’État par le biais des programmes d’assistance a eu pour effet de créer et de renforcer des réseaux clientélistes qui entravent l’exercice de l’autonomie et de l’autodétermination. L’État crée les problèmes par son intervention et sa prétention intégrationniste, qui a consisté en un processus ethnocide d’effacement par la « métissisation », et il prétend résoudre ces problèmes en proposant davantage de projets qui partent de l’idée d’inclusion.

Tout cela remet en cause également l’idée de progrès et de développement, question de fond qui n’a pas non plus été posée quand on parle du Train maya. Les différentes manières de comprendre « qualité de vie », « vie digne », « bien vivre » sont souvent opposées aux notions de progrès et de développement que met en avant le discours étatique. Dans une démarche honnête, il faudrait discuter de ce que l’on entend par développement et de quels sont les indices de bien-être à considérer selon des points de vue, des cultures et des conceptions différents et opposés. Et cela ne s’est pas fait. Tout au plus, on a réalisé des consultations pour remplir une condition nécessaire sans observer les normes de la Convention 169 comme il le faudrait. Ces consultations ne précisent ni la méthodologie ni les critères utilisés pour définir les unités de consultation (les peuples indigènes ne sont pas tous organisés de manière communautaire et les assemblées des ejidos [4] ne sont pas toutes représentatives d’une population indigène, pour donner un exemple) et elles n’ont pas non plus fourni aux unités de consultation les informations pour et contre ce qui est une condition nécessaire pour une consultation effective. Dans les meilleures traditions des assemblées il est d’usage d’écouter ceux qui sont en faveur d’une proposition et immédiatement après ceux qui y sont totalement opposés ; les deux positions ont droit à la même attention, au même temps d’exposition et aux mêmes moyens.

Lors de la consultation sur le Train maya, cette condition nécessaire n’a pas été remplie, de sorte que les résultats de la consultation sont, dès l’origine, faussés. Il faudrait écouter les détracteurs les plus acharnés, tout comme les partisans enthousiastes du projet officiel, il faudrait écouter ceux qui sont pris dans les réseaux clientélistes que l’État a créés au cours des années, tout comme ceux qui proposent d’autres façons de remédier à la pauvreté dans la péninsule. Une fois que l’information dans un sens et dans l’autre a été entendue et discutée, la prise de décision peut devenir un exercice honnête fondé sur la bonne foi. Prétendre que les communautés mayas ne se sont pas manifestées contre le projet de train, si c’était vrai, devient un argument fallacieux ; l’absence de positions contre pourrait être due à de nombreux facteurs, entre autres le fait que l’information n’a pas été suffisamment assurée par des arguments pour et contre. Sans une information préalable suffisante et une définition claire des unités de consultation, les résultats de la consultation ne sont tout simplement pas fiables.

Même en admettant que l’État souhaite mettre en œuvre le projet du Train maya pour des raisons apparemment généreuses telles que l’inclusion des peuples indigènes dans le développement du pays afin de les sortir de la pauvreté, dans ces raisons apparaît le même mécanisme par lequel, lors de toutes lesdites transformations du Mexique, les peuples indigènes ont été paupérisés et leurs terres et leurs vies ont été soumises aux intérêts du capitalisme par le biais de projets étatiques verticaux. Les peuples indigènes n’ont pas besoin d’une plus grande présence de l’État ; beaucoup d’entre eux luttent précisément pour obtenir qu’il soit plus absent car cela signifierait renforcer l’autonomie et l’autodétermination. Dans la péninsule, il y a des projets et des initiatives indépendants qui proposent d’autres façons de d’affronter les problèmes qui ont pour origine l’oppression historique de l’État. Avant de passer à l’action, il faudrait écouter.

L’inclusion a signifié pour les peuples indigènes la mort et la paupérisation. Sophia de Mello, magnifique poète portugaise, adresse dans un poème un bon souhait à quelqu’un qu’elle aime : « Qu’aucun dieu ne se souvienne de ton nom », dit le vers, qui peut se lire à la lumière de ce qui arrive chaque fois que les dieux de la tradition classique se souviennent de ceux qui habitent la surface terrestre : Io transformée en génisse à cause de la jalousie d’Héra, Daphné transformée en arbre pour pouvoir échapper à la passion maladive d’Apollon, la terrible et cruelle guerre de Troie déclenchée par Héra, Athéna et Aphrodite dans leur dispute pour la pomme de discorde. Avec de tels exemples, je comprends le vers de Sophia de Mello comme l’expression du meilleur des vœux : mieux vaut « qu’aucun dieu ne se souvienne de ton nom ». Compte tenu des répercussions chaque fois que l’État se souvient du nom des peuples indigènes dans la mise en œuvre de ses grands projets, il ne reste plus qu’à faire ce vœu : qu’aucun État ne se souvienne de ton nom. Cela vaut mieux.

Yásnaya Elena Aguilar Gil

Texte d’origine :
Que ningún Dios recuerde tu nombre

Traduit de l’espagnol (Mexique)
pour les éditions Rue des Cascades
par Joani Hocquenghem

Notes

[1Le président López Obrador appelle son projet la Quatrième Transformation, la première transformation étant la guerre d’Indépendance de 1810, la deuxième la séparation de l’État et de l’Église et la vente des biens communaux à la fin des années 1850 et la troisième la révolution de 1910 (NdT).

[2L’amparo, mesure similaire à l’habeas corpus, permettant de bloquer l’action du gouvernement (NdT).

[3L’expression résumait le projet idéal de métissage culturel du premier ministre de l’Éducation du régime révolutionnaire, José Vasconcelos, dans les années 1920 (NdT).

[4Ejidos : régime de propriété commune des terres créé par la Constitution de 1917 pour les collectivités rurales.

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