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Somonte pour le peuple ! Que le monde le sache !
Rencontres sur les terres occupées de Somonte
en Andalousie, juillet 2013

lundi 2 septembre 2013, par Plata

Arrivée à Somonte, juillet 2013

Juillet en Andalousie, du moins en ce moment de 2013 où nous quittons Malaga, est moins chaud que d’habitude. La température avoisine les 40 degrés mais ne les dépasse pas. En direction de Séville, l’autoroute traverse des collines d’oliviers, de vignes ou de panneaux solaires alignés à perte de vue selon la logique des programmes de l’agriculture européenne : terre productive et vaincue, en apparence en tout cas.

Pour atteindre Somonte, nous sortons des voies rapides à Osuna et entamons la dernière ligne droite sur des routes de campagne. Au loin se profile une lumière incandescente, tel un incendie sans fumée ou une navette extraterrestre jamais vue, autour de laquelle nous semblons tourner. À La Campana, sur la route Séville-Cordoue, nous prenons la direction de Palma del Río jusqu’à un panneau bizarrement marqué du sceau de la Junta de Andalucía, l’organe du pouvoir en Andalousie dominé par le Parti socialiste depuis 1975. L’instance publique a en effet vendu Somonte et n’a en principe plus aucun lien avec le lieu. Le panneau indique l’entrée du domaine.

Nous avons annoncé notre venue. Trois corps de bâtiments sans étage se disposent autour de la vaste cour où les petits chiens de la ferme se poursuivent en aboyant alors qu’un faucon blessé se risque à venir chercher à même le sol sa pitance du soir. Sur les murs, les phrases peintes nous interpellent : « ¡Andaluces no emigréis, combatid ! ¡La tierra es vuestra, recobradla ! ¡Somonte pal pueblo ! ¡Que el mundo lo sepa ! » (Andalous, n’émigrez pas, combattez ! La terre est à vous, récupérez-la ! Somonte pour le peuple ! Que le monde le sache !) Les visages de révolutionnaires — Zapata, le Che, Blas Infante, Abdelkrim, le Basque Argala et Malcolm X — habitent aussi le lieu.

Lola, le SOC-SAT, les grands propriétaires terriens,
la Junta de Andalucía et la finca de Somonte

Lola vient vers nous pour nous accueillir. Elle est ouvrière agricole depuis sa jeunesse et membre active du SOC-SAT (Syndicat des ouvriers agricoles - Syndicat andalou des travailleurs), qui soutient l’occupation de Somonte depuis début mars 2012 — un an et demi. C’est aussi le SOC qui avait promu la réforme agraire, les occupations et les récupérations de terres au profit des ouvriers agricoles après la mort de Franco ; depuis sa création en 1977, il défend plus particulièrement les travailleurs saisonniers et les paysans sans terre et il fait partie de la coordination européenne Via Campesina.

Lola est une femme andalouse, énergique et digne. Ses longs cheveux noirs comme ses yeux et son regard souriant mais ferme en imposent. Avec elle, nous rentrons tout de suite dans la discussion. Elle nous explique : en Andalousie, plus de la moitié des terres sont aux mains de quelques grands propriétaires — plus de cinquante pour cent des terres appartiennent à deux pour cent de propriétaires dont Mario Conde, ex-directeur de la Banque espagnole de crédit (Banesto) plusieurs fois condamné pour extorsion et détournement de fonds, et surtout la duchesse d’Albe — laissant des milliers de travailleurs agricoles sans accès à la terre. Et aujourd’hui, beaucoup de ces terres ne sont même plus cultivées. La lumière incandescente brillant au loin pendant le trajet qui mène à Somonte trouve ici son explication : il s’agit d’un champ de panneaux solaires qui renvoient sur une tour centrale la lumière et la chaleur captées. Nous avons eu d’ailleurs de nombreuses occasions de voir ce paysage inquiétant de champs stériles envahis par ces producteurs d’électricité. On est bien là sur une autre planète.

Ou alors les terres sont cultivées mais en apparence, en fonction des subventions. Ainsi d’une année à l’autre on voit planter du blé ou du tournesol, selon les directives venues d’en haut, dans le seul but de toucher l’argent de l’Europe. Ces gens ne laissent pas la terre se reposer ou alors la laissent à l’abandon, et sans aucun respect envers le savoir hérité des paysans ni les règles élémentaires qui permettraient de produire une alimentation de qualité, et c’est le cas de toutes les zones où prédomine aujourd’hui en Europe la logique des cultures industrielles ou des directives de la PAC (politique agricole commune). Ils suivent les seules logiques productives et financières. La présence ininterrompue du même parti en Andalousie pendant presque quarante ans a favorisé le développement d’un système profondément corrompu et clientéliste.

Une partie des terres acquises par la Junta de Andalucía, vingt mille hectares, furent l’objet d’une réforme agraire. L’idée était de créer du travail et de redistribuer les terres. Puis s’est imposée petit à petit la vision libérale qui a conduit les paysans dits colons à s’endetter pour devenir propriétaires. Remettant en question aujourd’hui la réforme par une politique de privatisation, les pouvoirs publics mettent en vente à des prix inaccessibles des lots comme Somonte, le but étant de faire d’importantes opérations financières et de renflouer les caisses.

Les paysans sans terre sont obligés de vendre leur force de travail, voire même de se retrouver sans travail. Lola nous explique en détail qu’une nouvelle loi voudrait porter à trente-cinq jours de travail effectif et déclaré le minimum exigé pour pouvoir toucher une maigre allocation de six mois de 600 euros. Or c’est très difficile pour un travailleur saisonnier de trouver du travail, et encore plus du travail déclaré. De plus pour avoir droit au chômage, il faut payer une cotisation de plus ou moins 80 euros par mois. Si on fait le calcul, cela donne 600 euros de chômage par mois pendant six mois, soit 3 600 euros, moins 80 euros de cotisation pendant douze mois, soit 960 euros, ce qui fait 2 640 euros de rentrées par an, autrement dit au pire 220 euros par mois pour vivre et faire vivre une famille, mais le pire est souvent le cas. Et Lola ajoute : « Aujourd’hui il y a des gens qui souffrent de la faim en Andalousie, et Somonte offre des légumes et des fruits non vendus à des organisations de personnes en situation très difficile. »

Face à de tels problèmes, le SOC se bat pour la redistribution des terres et promeut une production d’autosubsistance. À Somonte, on cultive d’abord pour se nourrir. Lola nous explique que la finca fut acquise en 1983 par la Junta de Andalucía qui la cédait en 2012 dans une vente publique au profit d’un riche propriétaire terrien. Deux constructions récemment achevées faisaient partie du lot occupé la veille de l’adjudication. La police intervint un mois et demi plus tard, en avril, pour expulser les occupants qui réoccupèrent les lieux dès le lendemain, sans nouvelles menaces d’expulsion depuis lors — mais jusqu’à quand ? — probablement parce que le propriétaire touche les sous de l’Europe.

Javier, les cultures diversifiées d’autosubsistance et l’histoire d’une famille

Puis nous faisons le tour de la ferme avec Javier, un homme de cinquante ans, ouvrier agricole aussi depuis ses quinze ans, fier de son travail : « Être agriculteur est un travail digne », affirme-t-il avec sa voix grave et son sourire immense. Un chapeau de paille dont il ne doit jamais se séparer lui permet de défier les rayons du soleil et son regard vif et profond est celui de l’homme libre qui fait ce qu’il aime et qui le défend avec sa vie et sa force. Javier passe la plupart de son temps à Somonte. Et il est très impliqué dans la défense de cette occupation pour des raisons sociales où interviennent l’histoire du pays et de sa famille et son attachement à la terre, et pour des motifs politiques fondés sur sa réflexion et des positions claires qu’il partage avec le SOC dont il fait aussi partie.

À Somonte, au moment où les occupants sont arrivés, il restait quelques traces de cultures de pêchers, rien d’autre n’avait été planté depuis l’acquisition des terres par les pouvoirs publics, si ce n’est un bosquet d’arbres qu’on a gardé pour procurer de l’ombre. Aujourd’hui, à Somonte, oasis de cultures diversifiées au milieu des champs voués à la monoculture intensive, on plante et on cultive selon les principes des cultures traditionnelles, sans pesticides ni fertilisants : blé « aragon » pour la consommation propre et blé bio pour la vente, plantes médicinales, navets, oignons, pommes de terre (un hectare), courges, aubergines noires et blanches, tomates petites et grosses, longues et rondes, jaunes, rouges et vertes, pastèques, poivrons de toutes sortes, melons, deux cents oliviers nouvellement plantés qui donneront des olives de table, arbres fruitiers, potimarrons venus de France, et même du tabac (« ¡Basta de prohibición ! » Marre des interdictions !).

Javier sait que jadis au lieu d’arroser les oliviers, on leur donnait de la poussière en remuant la terre à la herse, ce qui protégeait les arbres, leurs feuilles et les fruits des ardeurs du soleil. Et il peste contre les technocrates qui croient tout savoir de loin et veulent changer d’en haut des pratiques acquises et transmises au fil du temps. Contre les pucerons, on utilise du lait écrémé qui a aussi la vertu de faire briller les feuilles des plantes, ou du savon de potasse ou encore des coccinelles ; et le nombre des pucerons a diminué. Contre les limaces, mais il y en a peu, des coquilles d’œufs. D’autres gourmands des cultures sont les lièvres qui mangent les melons. Javier est un chasseur, à l’image de son père : il chasse pour manger et il respecte les animaux. Il s’énerve à l’encontre de la plus grosse association en Espagne qui est celle des chasseurs : histoires de sous, vente d’armes utilisées sans respect, sans savoir, sans initiation, qui conduisent au désastre écologique.

De son doigt, il pointe la limite du territoire de Somonte, quatre cents hectares, dont cent quarante cultivés cette année : « Là jusqu’aux buissons d’arbustes en contrebas, là-bas jusqu’au haut de la colline, là jusqu’au río Genil » d’où un système d’irrigation financé par l’argent public a été installé côté terres privées, alors que les terres publiques côté Somonte étaient délaissées. Aujourd’hui les occupants de la finca utilisent le puits à partir duquel ils ont monté un réseau de tuyaux de caoutchouc. Comme la plupart du matériel et des plantations, ces tuyaux ont été offerts à Somonte : des machines agricoles ont été prêtées par la commune de Marinaleda, située à une trentaine de kilomètres, et les deux tracteurs sont des cadeaux de la solidarité syndicale. Somonte a aussi reçu un soutien important de Longo Maï.

D’ailleurs régulièrement passent ici des personnes et des caravanes de solidarité organisées. Quand nous arrivons, nous rencontrons cinq jeunes venus de France, dont deux viennent de passer un mois et demi et comptent revenir. Il y a du travail ici et tout coup de main est bienvenu.

Mais il y avait plus de solidarité entre paysans il y a vingt ans, avant le boum de la construction. « Les socialistes ont détruit le mouvement social, on a perdu la conscience ouvrière », nous explique Javier. C’est aussi avec lucidité qu’il nous répond quand nous lui demandons si les ouvriers agricoles qui participent de près à l’occupation sont nombreux : « Non, malheureusement, beaucoup ont toujours peur. Et l’idée inculquée selon laquelle on ne peut rien faire de bon sans le patron est restée très vivace. Le fascisme imprègne toujours les mentalités. »

Javier connaît l’histoire de la guerre civile espagnole et de ses génocides : « Il y a eu quatre cent cinquante mille disparus en Espagne à cause du franquisme. Les gens affamés tuaient les vaches pour se nourrir, ce qui déclencha la colère du propriétaire ; pour se venger, il réclama dix personnes assassinées par vache sacrifiée. Trois cent cinquante personnes furent tuées ainsi à Palma del Río, dont l’histoire reste marquée par la répression, les poursuites, les assassinats et l’incarcération des communistes, des trotskistes et des anarchistes. Ici, il y a eu des camps de concentration, comme en Allemagne. On dénonce le génocide des juifs mais pas celui qui a eu lieu en Espagne. » Et Javier cite le nom de Moreno de Silva, riche propriétaire bien connu dans le monde de la tauromachie, dénoncé comme le principal assassin de paysans dans la région. Le roman de Larry Collins et Dominique Lapierre Ou tu porteras mon deuil raconte tout cela.

Javier nous parle de sa famille, de son oncle revenu d’exil et enfermé en prison par traîtrise, car une promesse d’amnistie avait été faite à ceux qui n’avaient pas de sang sur les mains mais elle ne fut pas respectée, oncle prétendument mort de tuberculose mais dont on n’a jamais revu le corps ; de son père dirigeant anarchiste ; de sa grand-mère aussi, dans les premières à se battre pour faire valoir les revendications des paysans et des pauvres ; de sa mère qui, elle, faisait partie d’une famille franquiste. Javier, lui, suit les traces de son père, avec le courage et la fierté de ceux qui ne se résignent pas et ne déposent pas les armes.

On parle des vols de récoltes et des arbres abîmés dont la presse se fait l’écho. « Ce qui se passe, rétorque Javier, c’est que celui qui n’a même pas un litre d’huile voit le propriétaire terrien qui a des milliers d’arbres et d’olives, et lui qui n’a droit à rien, sans accès à la terre. Alors il vole. Et aussi les lois se durcissent : avant, tu devais payer une amende si tu pénétrais sur une terre privée ; aujourd’hui, cette amende est beaucoup plus élevée. Tu ne peux pas ramasser des légumes même s’ils sont abandonnés et même si le propriétaire est d’accord parce que, si la garde civile t’arrête avec un camion chargé, elle va t’accuser de vol. Et puis il y a le dicton “Mieux vaut prévenir que guérir”, ces gens-là voient que les pauvres vont être de plus en plus pauvres alors ils se disent qu’il faut préparer la police à intervenir et il s’agit en même temps de préparer l’opinion publique pour qu’elle soutienne cette protection de leurs intérêts. »

L’avenir dans le présent

Javier est avec Lola un des piliers de l’occupation de Somonte où vivent aujourd’hui onze personnes dont une famille avec deux jeunes enfants. L’idée est que chacun prenne en main le destin de cette histoire. La réflexion, la force et l’audace de Somonte doivent être alimentées chaque jour par la participation de chacun, les décisions et les responsabilités être partagées pour ne pas être abandonnées à quelque autorité centrale. Cela reste un des grands défis de la lutte pour la terre aujourd’hui, même en Espagne et en Andalousie où les jeunes héritent d’une longue tradition anarchiste combative et organisée.

Au moment de partir, nous voyons Bea, qui s’est chargée de la cuisine et de la propreté des lieux pendant ces deux jours. Nous voulons acheter et emporter des légumes de Somonte. C’est elle qui a la responsabilité de la vente sur place et dans les groupes d’achat commun. Bea est là avec son compagnon et ils ont pris le risque d’emporter leurs deux petites filles dans l’aventure de cette résistance parce qu’ils étaient au chômage, sans espoir possible. L’un des autres hommes a en charge les animaux, le troupeau de chèvres et de brebis, les poules et les oies. C’est lui qui était accompagné d’un chien et qui nous a saluées à l’entrée à notre arrivée. Deux autres hommes s’occupent d’aller vendre les produits dans les villages et villes des environs.

Quand on arrive à Somonte, on est admiratif du travail réalisé, des cultures plantées, du soin donné à la terre, de la communication qui se manifeste à travers les fresques murales et les panneaux recouverts de coupures de presse, de la qualité des repas à base de produits cultivés sur place, de l’audace de cette résistance qui semble isolée mais ne peut l’être, de l’accueil et de la capacité d’organisation des habitants.

Avant de quitter Somonte, nous lisons encore une fois la citation de Diamantino, curé ouvrier agricole, peinte sur les murs blancs : « No hay causas perdidas, hay causas difíciles, pero como son tan justas, algún día las ganaremos. »

Longue vie à Somonte !

Martina Plata

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