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Turquie
De l’État à la horde ?

vendredi 22 juillet 2016, par Etienne Copeaux

18 juillet 2016.

Trois jours ont passé. Un aspect fondamental, central, de l’après-putsch est sous-estimé par les médias. Ce n’est pas l’éventuelle implication du prédicateur Fethullah Gülen dans le putsch ; ce n’est pas la rouerie du président, qu’on soupçonne d’avoir orchestré une immense provocation pour renforcer son pouvoir. Tout cela, après tout, on s’en moque, et beaucoup de mes correspondants sur Facebook le disent et le clament.

Qu’est-ce qui compte vraiment dans l’affaire ?

Dans la nuit du 15 au 16, juste après l’appel du président à descendre dans les rues pour le soutenir, j’ai cru revoir, sur les vidéos publiées par les réseaux, les meutes qui avaient envahi les rues de Sivas le 3 juillet 1993. Les meutes de nationaux-islamistes qui criaient « À mort ! » à l’intention des Alévis venus dans la ville pour fêter le poète Pir Sultan Abdal, et particulièrement à l’intention de l’écrivain Aziz Nesin, qui, quelques heures plus tôt, n’avait pas craint de s’affirmer athée, en public et devant les caméras de la chaîne fasciste TGRT. Cette meute a mis le feu à l’hôtel où s’étaient réfugiés de nombreux participants au festival. Trente-sept personnes sont mortes [1].

En évoquant ce drame, je veux dire que la meute qui a envahi les rues des villes de Turquie le 16 au petit matin est composée de gens qui n’ont pas peur, qui n’auront pas peur, de mettre le feu à un bâtiment habité ou occupé par des gavur (infidèles) ; qu’il s’en trouvera assez pour aller massacrer, chez elles, dans la nuit, des familles entières comme à Marache en décembre 1978 ; que ces foules, si on les y encourage même implicitement, pourront impunément saccager, voler, battre, violer, dans des quartiers entiers comme lors du pogrom des Rum d’Istanbul en septembre 1955 (récemment analysé par Anna Theodoridès dans une thèse magnifique). Il y a là une chaîne d’événements, dont la liste complète serait longue et qui remonte au moins à 1915. Oui, ces gens sont capables du pire, d’autant plus que la plupart de leurs « aînés » de 1915, 1955, 1978, 1993 n’ont pas été poursuivis.

La littérature spécialisée sur la Turquie, jusqu’à une époque très récente, a été étrangement muette sur cette continuité. Je ne parle même pas du génocide... mais combien de thèses, de travaux sérieux, en français, sur ces événements qui marquent au fer rouge la mémoire des Turcs, de tous ceux qui ont à craindre des meutes national-islamistes, les Alévis, les démocrates, les Kurdes ? Dans ma recension de documents sur le massacre de Sivas, j’ai trouvé un témoignage du frère d’une des victimes, interviewé en 2008, et qui dénonce une conception particulière de l’État en Turquie. Partout dans le monde est admis le principe de la continuité de l’État, quels que soient les changements de gouvernement ou même de régime. Le principe s’applique dans le domaine juridique mais en Turquie, estime-t-il, il s’étend au domaine de la violence perpétrée au nom des valeurs prônées par l’État. Il a parfaitement raison [2].

L’histoire de la Turquie contemporaine est à revoir. On a l’habitude de tracer des récits historiques en fonction des régimes, des élections, des partis, des gouvernements, des coups d’État puisqu’en Turquie ceux-ci déterminent les régimes politiques.

Mais si l’on prend en considération la chaîne des événements traumatiques, le résultat est surprenant car ces traumas surviennent au cours de gouvernances très diverses : les Jeunes-Turcs (1915), le kémalisme (la suite des massacres de Kurdes entre 1919 et 1938), le parti démocrate et antikémaliste de Menderes (1955) mais aussi le régime militaire kémaliste qui a suivi et poursuivi la politique d’expulsion des orthodoxes (1965), le gouvernement kémaliste de gauche de Bülent Ecevit (1978), la coalition kémalo-droitière de Tansu Çiller et Inönü (1993). Quant à la politique répressive contre les mouvements kurdes, elle est continue malgré tous les changements de gouvernements, de majorités, malgré les coups d’État, etc. Ce que fait faire Erdoğan dans le sud-est du pays n’est pas différent de ce que laissaient faire ou faisaient faire Atatürk ou ses successeurs. Et comme on le voit les cibles semblent diverses (Arméniens, Rum orthodoxes, Alévis, Kurdes, et je ne parle même pas des pogroms de Juifs en Thrace en 1934) mais quelque chose relie entre elles ces cibles.

Cela fait apparaître dans la vie politique turque un acteur essentiel, la foule fanatisée, que nous voyons à l’œuvre depuis le 16 juillet au matin. Les nouvelles alarmantes sont foison. Il semble que la décapitation d’au moins un soldat, sur un des ponts du Bosphore le 16 au matin, soit un fait avéré. Le site kedistan.net a publié des photos de lynchage, où l’on voit les partisans d’Erdoğan fouetter de leurs ceintures de malheureux bidasses qui s’étaient laissé entraîner dans l’aventure. Le site d’information sendika.org, souvent censuré par le pouvoir, a dressé une liste non limitative des exactions et agressions commises, dans tout le pays, le 16 juillet, proclamé « fête de la démocratie » : contre les réfugiés syriens, à Ankara ; contre des débits de boissons alcoolisées à Kadıköy et Moda (Istanbul) ; contre les Alévis à Defne (Istanbul) et à Malatya ; défilés d’intimidation dans divers quartiers d’Ankara, notamment le quartier alévi de Sahintepe, ainsi qu’à Gaziosmanpasa, grand quartier alévi d’Istanbul.

Dans la presse (sur le papier ou sur le Net) on a aimé illustrer l’événement par des photos glorieuses où la foule grimpe sur les chars militaires, ou sur le monument de Taksim en agitant des drapeaux. Référence aux stéréotypes démocratiques : le cycliste bloquant un char à Pékin, la foule de jeunes sur le monument de la place de la République ou d’autres lieux de mémoire du mouvement des Indignés ; et pourquoi pas la Liberté guidant le peuple ? J’ai même vu des photos imitant le stéréotype de la victoire d’Iwo-Jima... De telles illustrations infèrent que la foule défend la démocratie : à ce jour, les moteurs de recherche ne proposent que des images rassurantes.

Les cibles de la foule commencent à se préciser. Il s’agit d’une foule de mâles, d’erkek. Comme si les femmes n’étaient, par nature, pas intéressées à la défense de la « démocratie ». Un des dirigeants du Trabzonspor n’a-t-il pas tweeté, cette nuit-là : « Les biens et les femmes des putschistes, ces bâtards de gavur, sont désormais le butin de la nation ! » Deux choses sont claires : pour ces gens les femmes sont un butin, et ceux qui s’en prennent à Erdoğan sont des « bâtards d’infidèles ». Dans les foules on a aussi crié « Mort aux Arméniens ! ». La foule désigne ainsi l’ennemi éternel, le gavur en général. Tout adversaire est un infidèle en raison d’un raisonnement efficace : la Turquie est musulmane, donc un ennemi de la Turquie ne peut être musulman. Le premier terme est intégré depuis longtemps dans les consciences et l’inconscient collectif, n’en déplaisent à ceux qui croient encore que la Turquie est « le seul pays musulman laïque ».

Comment un pays qui a éliminé toute sa population non musulmane entre 1915 et 1974 pourrait-il être laïque ? Le nationalisme turc, depuis ses débuts, à la fin du XIXe siècle, a toujours intégré l’islam dans la définition de la nation turque. Ce n’est pas une invention d’Erdoğan. Le programme du nationaliste Ziya Gökalp, en 1918, se formulait ainsi : « Turquifier, islamiser, moderniser ». Ce n’est pas Erdoğan, mais les militaires putschistes de septembre 1980 qui ont rendu obligatoire l’enseignement religieux dans les écoles publiques, qui ont favorisé la création d’écoles privées religieuses, et introduit jusque dans la Constitution la notion de « culture nationale » définie comme une synthèse des valeurs islamiques et de la culture des steppes. Ils ont favorisé, par des institutions culturelles ad hoc, l’émergence de l’idéologie dite « synthèse turco-islamique », un national-islamisme dont on peut considérer qu’il triomphe avec Erdoğan.

C’est une chose que j’ai étudiée avec minutie : dans les manuels scolaires d’histoire, depuis les années 1970, tout est fait pour que les enfants s’identifient à l’islam et considèrent leur pays comme « une nation musulmane », mieux, le « fer de lance » et le « bouclier » de l’islam. Cette idée est inculquée depuis bientôt un demi-siècle. Aussi, proclamer « La Turquie est musulmane ! » au cours d’une manifestation, ce n’est pas seulement proclamer une évidence, c’est une revendication.

Mais que revendiquer, alors que, comme on le proclame sans cesse, « 99 % des Turcs sont musulmans » ? Cela signifie-t-il éliminer le reliquat ? Peut-être, pour certains (comme l’attestent des meurtres de chrétiens de temps à autre). Mais en réalité l’affirmation fonctionne comme un mécanisme plus complexe. S’il est admis que « la nation turque est musulmane » cela signifie qu’un ennemi supposé de la nation turque ne peut être musulman. Le raisonnement fonctionne parfaitement. Celui qui le profère, les foules qui le profèrent sont, il ne faut pas l’oublier, dans un état de régression mentale, comme l’ont décrit Gustave Le Bon, Freud ou encore Eugène Enriquez. L’émeutier n’est plus accessible au raisonnement, et si on lui désigne un gavur, il se sentira légitimé dans son agressivité, car le gavur ne peut être qu’un ennemi ; et l’ennemi ne peut être qu’un gavur. Voici donc la clé du tweet de Trabzonspor : les militaires putschistes, ennemis de la « nation » (forcément incarnée par Erdoğan) ne peuvent être que des « bâtards de gavur ». « Bâtards », parce que cela permet d’inclure les Arméniens dans la détestation, ou plutôt, d’utiliser le ferment arménien pour attiser la haine contre les putschistes... ou d’autres. « Graine d’Arménien » (Ermeni dölü) est en effet une insulte en Turquie, et une ministre de l’Intérieur, Meral Aksener, l’avait employée pour désigner le chef du PKK, Abdullah Öcalan, en mars 1997. Une telle désignation est un appel à la vindicte : elle rejette l’insulté en-dehors de la nation et en-dehors de l’islam, elle permet l’appellation de gavur.

Dans la même logique, un des théoriciens de la « synthèse turco-islamique », Ahmet Arvâsi (décédé en 1988), avait émis ce jugement à propos des Kurdes : « Les séparatistes qui veulent abattre l’État turc et diviser la nation turque ne sont pas seulement traîtres à la turcité, ce sont des traîtres à l’islam. »

Par là même, l’affirmation « la Turquie est musulmane », loin de revendiquer « seulement » l’élimination du reliquat de 1 %, vise ceux qui sont ainsi rejetés : les Kurdes, les Alévis (qui sont perçus comme des mécréants par les sunnites)... et tous ceux qui ne se montrent pas assez nationalistes ; ceux qui ne sont pas farouches partisans d’Erdoğan sont parmi eux, car Erdoğan, c’est la nation, c’est la Turquie. Atatürk a joué ce rôle, jusqu’à une époque très récente. Et même si Erdoğan est perçu comme un ennemi du kémalisme, comme le fossoyeur du kémalisme, il en est en fait un continuateur, en ce sens qu’il se coule dans le même moule, met en œuvre les mêmes modes de penser binaires.

Il ne faut donc pas s’étonner que la poussée en faveur d’Erdoğan, ces-jours-ci, soit aux couleurs de la Turquie, que les drapeaux n’aient jamais été aussi nombreux dans les rues, que les manifestants s’en revêtent... c’est une vieille pratique par laquelle on sacralise sa revendication.

La foule du 16 juillet se sent légitime, légitimée par une idéologie profondément enracinée (pas seulement depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan) ; elle se sent part d’un mécanisme qui fonctionne depuis un siècle, une politique qui agit par le massacre, c’est le processus de nation-building en Turquie. La foule est, de plus, encouragée, assurée d’impunité, puisque (elle le sait bien), les acteurs des massacres précédents ont rarement été poursuivis, si l’on excepte Sivas.

Elle se sent légitime dans l’action islamiste, dans la revendication de la charia, car ces gens sont convaincus qu’il n’y a qu’une manière d’être musulman. Et puisque le pays est à 99 % musulman comme on le leur répète sans cesse, il est logique qu’il soit gouverné par la charia. C’est un argument qui était déjà avancé au cours de la campagne électorale du parti Refah en décembre 1995, puis, pour ne prendre que cet exemple, par les défenseurs d’Erdoğan lors de son procès de 1998.

Tout cela est très inquiétant, et plus important, à mon sens, que de savoir si Fethullah Gülen est derrière les putschistes. Bien plus grave. Car comment faire machine arrière, comment revenir sur une éducation agissant depuis cinquante ans, qui a été extrêmement efficace, qui a modelé l’esprit de la plus grande partie des Turcs en inculquant un nationalisme religieux et raciste qui paraît à la plus grande partie de la population comme procédant de la nature des choses ?

Se pourrait-il que la formule d’Eugène Enriquez soit renversée en Turquie, pour aller de l’État à la horde ?

Étienne Copeaux

Source : Susam-Sokak
18 juillet 2016.

Notes

[1Voir sur Susam-Sokak le documentaire de M.A. Birand avec traductions en français.

[2Voir cet article de Güsen Iseri dans BirGün.

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