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Une histoire pour tenter de comprendre

samedi 11 mars 2017, par SCI Galeano, SCI Moisés

17 novembre 2016.

À la Sexta nationale et internationale,
À celles et ceux qui sympathisent avec la lutte des peuples originaires
et la soutiennent,
À celles et ceux qui sont anticapitalistes,

Compañeras, compañeros, compañeroas,
Sœurs et frères,

Ce long texte, nous l’avons fait ensemble avec le sous-commandant insurgé Moisés, porte-parole et chef actuel de l’EZLN, et en consultant sur quelques détails certain·e·s des commandantes et des commandants de la délégation zapatiste qui a assisté à la première étape du Ve Congrès du Congrès national indigène.

Bien que cette fois, comme à d’autres occasions, ce soit à moi qu’en revienne la rédaction, c’est le sous-commandant insurgé Moisés qui lit, ajoute ou retire, approuve ou rejette, non seulement ce texte, mais tous ceux qui apparaissent à la lumière publique comme étant des textes authentiques de l’EZLN. À bien des reprises, au long de ces écrits, j’emploierai la première personne du singulier. La raison de cela se comprendra plus loin. Bien que la destinataire principale de ces lignes soit la Sexta, nous avons décidé d’élargir sa destination à ceux qui, sans être ni se situer avec nous, ont des inquiétudes identiques et des efforts similaires. Voici donc :

Nos cauchemars non plus

Il y a de cela quelques années, la créativité et le génie d’un certain collectif de la Sexta ont produit une phrase qui, au cours du temps, a été décernée au zapatisme. Vous savez bien que nous sommes contre le copyright, mais nous n’avons pas l’habitude de nous décerner des paroles ou des actions qui ne soient pas les nôtres. Cependant, bien que nous n’en soyons pas auteurs, la phrase reflète en partie notre ressenti comme zapatistes que nous sommes.

Brandie par la Sexta, dont le scepticisme face au « pouvoir » des urnes électorales institutionnelles a été attaqué (et l’est encore) par des moyens grossiers comme le chantage et les menaces, la phrase va bien plus loin et définit les limites et les carences d’une forme de lutte, la lutte électorale :

« Nos rêves ne tiennent pas dans vos urnes », disait-on, et dit-on.

Nous, comme femmes et hommes zapatistes que nous sommes, y souscrivions alors… et maintenant. Elle a la vertu de dire beaucoup avec peu de mots (un art aujourd’hui oublié). Mais depuis ce côté-ci du passe-montagne, depuis notre être que nous sommes, nous ajoutons : « nos cauchemars non plus ».

Certes, nous aurions pu mettre aussi : « et nos mort·e·s non plus », mais il se trouve que, en ces temps malheureux, la douleur s’est étendue encore plus loin. La mort naturelle n’est plus la seule responsable de l’éloignement de ceux qui nous manquent aujourd’hui ; comme, dans notre cas, du sous-lieutenant insurgé d’infanterie Hernán-Omar (qui faisait partie des nôtres depuis avant le soulèvement, et que le cancer a arraché de notre bord, et de celui de sa compañera et de son fils — que nous embrassons spécialement en ce premier anniversaire sans lui).

Maintenant ce sont, et de manière croissante, les assassinats, les disparitions, les prisons, les enlèvements.

Si vous êtes pauvres, vous êtes vulnérables ; si vous êtes une femme, vous êtes encore plus vulnérable. Comme si le système ne se contentait pas de vous agresser pour ce que vous êtes, et se donnait la macabre tâche de vous éliminer. C’est-à-dire que ce n’est plus seulement une histoire de harcèlement et de violence sexuelle.

Que s’est-il passé dans ce système, pour que devienne « naturel », voire « logique » (« oui, elles l’ont bien cherché », dit la société tout entière), non seulement le viol, mais aussi la séquestration, la disparition et l’assassinat de femmes ? Oui, de femmes.

La démocratisation de la haine de genre égalise âges, races, couleurs, statures, poids, croyances, idéologies, militances ou non ; toutes les différences, à l’exception de celles de classes, diluées dans une faute majeure : être femme.

Et voilà, à vous de rajouter des circonstances aggravantes, selon votre différence : couleur, stature, poids, indigène, afro-descendant·e, fille, garçon, ancien·ne, jeune, gay, lesbienne, transgenre, votre manière propre à vous, quelle qu’elle soit. Oui, un système qui se charge non plus seulement de séparer et de mépriser les différences, mais est maintenant décidé à les éliminer complètement. Et non seulement à les exterminer, mais à le faire désormais avec toute la cruauté dont est capable la modernité. La mort continue à tuer, mais maintenant avec davantage de sadisme.

Donc, ce que nous voulons dire, c’est que non seulement il nous manque les mortes et les morts, mais aussi : les disparu·e·s, les séquestré·e·s, les emprisonné·e·s.

Combien des absents d’Ayotzinapa entrent-ils dans combien d’urnes ? Dans quel projet de parti politique les rencontre-t-on ?

Quel logo institutionnel croise-t-on, lorsque l’on pense à ceux qui nous manquent ?

Et si on n’a même pas la certitude qu’ils soient morts ? Et si ce n’est pas seulement l’absence qui fait mal, mais aussi le fait que s’y ajoute l’incertitude et l’angoisse (Il a mangé ? Il a froid ? Il est malade ? Il a suffisamment dormi ? Quelqu’un le console ? Est-ce qu’il sait que malgré tout, je le chercherai toujours ?) ?

Dans quelle aspiration à une charge, à un poste, à un gouvernement, y a-t-il place pour les femmes agressées, disparues, assassinées par tout le spectre idéologique ?

Combien de bulletins électoraux valent les enfants assassinés par le Parti d’action nationale, dans la garderie d’enfants ABC ?

Pour qui votent les exterminés ? Pour le Parti révolutionnaire institutionnel et ses répliques mal dissimulées, dans toute l’extension des géographies et des calendriers du Mexique d’en bas ?

Dans quel décompte de votes apparaissent les persécutés par le Parti de la révolution démocratique, accusés du délit d’être jeunes ?

Dans quels partis politiques sont représentées les différences sexuelles persécutées en public et en privé, pour lesquelles il y a comme condamnation l’enfer dans la vie et dans la mort ?

Quels sont les partis politiques institutionnels dont les logos et slogans salissent les murs que doivent sauter des milliers de migrants, hommes, femmes et enfants, pour tomber entre les mains de gouvernants-criminels-entrepreneurs de la traite de personnes ?

Et on pourrait trouver bien des exemples dans des chroniques, des blogs, des reportages, des notes journalistiques, des articles d’opinion, des hashtags, etc., mais il restera toujours la certitude que les faits criminels qui ne sont même pas mentionnés publiquement sont les plus nombreux.

Où est l’urne électorale pour qu’on puisse y exprimer l’exploitation, la répression, la spoliation et le mépris des peuples originaires ?

Dans quelle urne déposer les douleurs et les rages du…

Yaqui, Kumiai, Mayo, Cucapá, Tohono O´odham, Raramuri, Kikapú, Pame,Totonaca, Popoluca, Nahua, Maya péninsulaire, Binni-záa, Mixteco, Hñähñü, Mazateco, Purépecha, Mixe, Chinanteco, Mazahua, Me´phaa, Téenek, Rarámuri, Chontal, Amuzgo, Ópata, Solteco, Chatino, Papabuco, Triqui, Cora, Cuicateco, Huave, Tepehuano, Matlatzinca, Chichimeca, Guarijío, Chuj, Jacalteco, Lacandón, Comc’ac, Wixárika, Kanjobal, Chontal, Chocho, Tacuate, Ocuilteco, Kekchí, Ixcateco, Motocintleco, Quiché, Kakchiquel, Paipai, Pápago, Cochimí, Ixil, Kiliwa, Aguacateco, Mame, Chol, Tzotzil, Zoque, Tojolabal, Tzeltal ?

Où tout cela peut-il tenir ?

Et quand est-ce qu’en réajustant les critères, la dictature de la terreur et sa logique perverse qui envahit tout ont-elles obtenu leur autorisation légale ?

J’ai eu de la chance, dit n’importe quelle femme ou homme détroussé·e dans la rue, à son domicile, au travail, ils ne m’ont pas tiré dessus, mis un coup de couteau.

J’ai eu de la chance, dit n’importe quelle femme tapée et violée, ils ne m’ont pas séquestrée.

J’ai eu de la chance, dit l’enfant soumis à la prostitution, ils ne m’ont pas brûlé vif.

J’ai eu de la chance, dit le gay, la lesbienne, le transsexuel, ou l’autre avec les os cassés et la peau lacérée, ils ne m’ont pas assassiné·e.

J’ai eu de la chance, dit l’ouvrier, l’employée soumis·e à des heures supplémentaires de travail et un salaire plus réduit, ils ne m’ont pas licencié.

J’ai eu de la chance, dit le leader social torturé, ils ne m’ont pas fait disparaître.

J’ai eu de la chance, dit le jeune étudiant assassiné et jeté dans une rue, ma famille n’aura pas à me chercher.

J’ai eu de la chance, dit le peuple originaire spolié, ils ne m’ont pas exterminé.

Quelle enquête prend en compte la destruction de la Terre ? Pour qui votent les eaux polluées, les espèces animales traquées jusqu’à leur extinction, la terre stérile, l’air infecté ? Où met-on le bulletin d’un monde agonisant ?

Donc vous avez raison : « Nos rêves ne tiennent pas dans vos urnes ».

Mais nos cauchemars non plus.

Chacun peut être responsable de ses rêves. Il reste à demander des comptes à celui qui est le responsable de nos cauchemars. Il manque ce qu’il manque…

Un « oui », plusieurs « non »

Oui, la proposition initiale et originale est nôtre, de l’ezèdélène. Nous, hommes et femmes zapatistes, l’avons fait connaître aux déléguées et délégués du Cinquième Congrès du Congrès national indigène. Cela a eu lieu les 9, 10, 11 et 13 octobre de l’année 2016, au siège du Cideci-Unitierra, à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique. Il y avait à ces dates-là des déléguées et délégués de collectifs, organisations, quartiers, tribus, nations et peuples originaires des langues amuzgo, binni-zaá, chinanteco, chol, coca, náyeri, cuicateco, kumiai, lacandón, matlazinca, maya, mayo, mazahua, mazateco, mixe, mixteco, nahua, ñahñu, ñathô, popoluca, purépecha, rarámuri, tlapaneco, tojolabal, totonaco, triqui, tzeltal, tzotzil, wixárika, yaqui, zoque et chontal. Le 13 octobre 2016, la plénière de ce Cinquième Congrès du CNI a décidé de faire sienne la proposition et de la soumettre à une consultation entre ceux qui en font partie. Le 14 octobre 2016, aux premières heures, le CNI et l’EZLN ont rendu publique cette décision, dans un document appelé « Que tremble la terre jusque dans ses entrailles ».

Non, ni l’EZLN comme organisation, ni aucune, ni aucun de ses membres ne va participer pour « un poste d’élection populaire » au processus électoral de 2018.

Non, l’EZLN ne vas pas se convertir en un parti politique.

Non, l’EZLN ne va pas présenter une femme indigène zapatiste comme candidate à la présidence de la République en 2018.

Non, l’EZLN n’a « pas viré de bord » de quelque degré que ce soit, ni ne continuera sa lutte par la voix électorale institutionnelle.

Et donc l’EZLN ne va pas présenter une indigène zapatiste aux élections pour la présidence de la République ? Vous n’allez pas participer directement aux élections de 2018 ?

Non.

Pourquoi non ? À cause des armes ?

Non. Ils se trompent grandement ceux qui pensent que c’est pour ça : nous les zapatistes, femmes et hommes, nous avons pris les armes pour nous servir d’elles, pas pour en être les esclaves.

Donc c’est parce que le système politique électoral institutionnel est corrompu, frauduleux et illégitime ?

Non. Même s’il était transparent, équitable, juste et légitime, les zapatistes n’y participeraient pas pour obtenir et exercer le pouvoir depuis un poste, une charge ou une nomination institutionnelle.

Mais, dans certaines circonstances, pour des questions stratégiques et/ou tactiques, ne participeriez-vous pas directement pour exercer une responsabilité ?

Non. Même si « les masses » nous le demandaient, même si la « conjoncture historique » avait besoin de notre « participation », même si l’exigeaient « la Patrie », « la Nation », « le Peuple », « le Prolétariat » ou quel que soit le concept concret ou abstrait avancé comme prétexte (et derrière lequel se cache, ou pas, l’ambition personnelle, familiale, d’un groupe ou d’une classe) ; même si l’exigeaient la conjoncture, la confluence des astres, les prophéties, l’indice boursier, le manuel du matérialisme historique, le Popol Vuh, les enquêtes, l’ésotérisme, « l’analyse concrète de la réalité concrète », l’etcétéra qui conviendrait.

Pourquoi ?

Parce que l’EZLN ne lutte pas pour prendre le pouvoir.

Vous croyez qu’avant on ne nous l’a pas offert, ça et plus encore ? Qu’ils ne nous ont pas offert des responsabilités, des postes, des ambassades, des consulats, des voyages à l’étranger « tout inclus », en plus des budgets qui y sont joints ? Vous croyez qu’ils ne nous ont pas offert de nous convertir en un parti politique institutionnel, ou de rentrer dans l’un de ceux qui existent déjà, ou de ceux qui se formeront, et de « jouir des prérogatives de la loi » (c’est comme ça qu’ils disent) ?

Nous avons accepté ? Non.

Et nous ne nous offensons pas, nous comprenons que l’ambition ou le manque d’imagination, ou la courte vue, ou l’absence de connaissances (et clairement, le fait de ne pas savoir lire), en amène plus d’un à se précipiter pour entrer dans un parti politique institutionnel, ensuite à en sortir et passer à un autre, ensuite à en sortir et en former un autre, et ainsi de suite. Nous comprenons qu’il y en a plus d’un (ou d’une) pour qui l’alibi de « changer le système depuis l’intérieur » marche encore. Pour nous, non.

Mais, en ce qui concerne la direction et les troupes zapatistes, notre refus ne concerne pas seulement le pouvoir institutionnel, il s’applique aussi aux formes et aux processus autonomes que les communautés créent et approfondissent jour après jour.

Par exemple : aucun insurgé ou insurgée, qu’il ou elle soit du commandement ou bien des troupes, ni aucune commandante ou commandant du CCRI ne peuvent être autorités dans une communauté, ni dans une commune autonome, ni dans les différentes instances organisatrices autonomes. Ils ne peuvent pas être conseillères, ni conseillers autonomes, ni conseils de bon gouvernement, ni commissions, ni aucune des responsabilités attribuées par assemblée, créées ou sur le point d’être créées au fil de la construction de notre autonomie, c’est-à-dire de notre liberté.

Notre travail, notre tâche en tant qu’ezèdélène, c’est de servir nos communautés, de les accompagner, de les soutenir, pas de les diriger. Les soutenir, oui. Parfois on y arrive. Et oui, c’est vrai, parfois nous sommes une entrave, mais, dans ce cas, ce sont les peuples zapatistes qui nous donnent une gifle (ou plusieurs, selon), pour que nous corrigions.

Tout cela n’aurait pas besoin d’être clarifié et réaffirmé si une lecture attentive avait été faite du texte intitulé « Que tremble la terre jusque dans ses entrailles », rendu public le matin du 14 octobre 2016.

Non, nous n’avons pas participé à la rédaction de la déclaration. Le texte a été rédigé par la commission provisoire nommée par l’assemblée du CNI et ils nous l’ont fait connaître. Nous n’avons pas ajouté ni retiré la moindre virgule ni le moindre point. C’est tel que l’ont écrit les déléguées et délégués du CNI que nous l’avons fait nôtre.

Mais comme cela se voit, l’analphabétisme fonctionnel ne connaît pas de frontières idéologiques ni de signes partisans, puisque de tout le spectre politique ont surgi un certain nombre d’expressions, de commentaires et d’opinions oscillant entre racisme et stupidité. Oui, nous avons vu une partie des intellectuels de la gauche institutionnelle et certains de la gauche marginale coïncider avec le membre du PAN Diego Fernandez de Cevallos, paladin du « féminisme », de « l’honorabilité », de « l’honnêteté », de « l’inclusion » et de « la tolérance », et qui s’occupe désormais, aux côtés d’Antonio Lozano García, la version ésotérique de « La Loi et l’Ordre », de cacher d’ex(?)-gouverneurs en fuite. Qui oublie la Calderona applaudissant à en devenir folle de rage, lorsque le susnommé Fernández de Cevallos, alors candidat présidentiel en 1994, donnait aux femmes le « doux » nom de « bande de gonzesses », et qu’il appelait les paysans « les sans-caleçons » ? La Calderona est-elle le symbole de la montée en puissance des femmes d’en haut, ou bien le simple prête-nom d’un psychopathe insatisfait ? Cela trompe-t-il encore quelqu’un, qu’elle se présente sous son nom de « femme célibataire » ?

Comme nous vous le raconterons après, les déléguées et délégués du CNI au Ve Congrès avaient averti que le profond racisme qu’il y a dans la société mexicaine était un obstacle pour mener à bien cette initiative.

Nous, nous leur avons dit que ce n’était pas seulement du racisme. Il y a aussi, dans la classe politique mexicaine, un profond mépris. Pour celle-ci, les peuples originaires ne sont même plus aujourd’hui un obstacle, un vieux meuble qu’il faudrait jeter aux poubelles de l’histoire en le décorant de citations du Popol Vuh, de broderies multicolores et de rubans d’occasion. La politique d’en haut voit au travers des indigènes, comme si c’étaient les restes des pacotilles de verre oublié par un conquistador quelconque, ou les restes anachroniques d’un passé capturé sous formes de codex, de livres et de conférences « magistrales ». Pour la politique institutionnelle, les peuples originaires n’existent pas, et quand ils « réapparaissent » (c’est comme ça qu’ils disent), c’est qu’il s’agit alors d’une sale manœuvre d’un esprit pervers et tout-puissant. Cinq cent vingt-quatre ans après, ils ne conçoivent l’indigène que comme incapable, idiot, ignorant. Si les originaires font quelque chose, c’est parce que quelqu’un les manipule ; s’ils pensent quoi que ce soit, c’est parce que quelqu’un les oriente dans la mauvaise voie. Pour les politiciens d’en haut de tout le spectre idéologique, il y aura toujours « un étranger ennemi » derrière les peuples indigènes.

Le monde de la politique institutionnelle n’est pas seulement incroyablement fermé et compact, non. C’est aussi là où la « popularité » règne sur la rationalité, la bestialité sur l’intelligence, et l’impudence sur un minimum de décence.

Que les médias commerciaux dupent l’information pour la convertir en marchandise, on le sait déjà, passons. De toute manière, il faut bien que les reporters mangent, et c’est compréhensible que, pour eux, la « coupure de presse » disant que l’EZLN va participer aux élections avec une femme zapatiste se vende mieux que de dire la vérité, c’est-à-dire que c’est le CNI qui va décider s’il participe ou non, avec sa propre déléguée, et qui, si c’est le cas, comptera sur le soutien du zapatisme.

Cela se comprend, le manque d’information est aussi une marchandise. Les reporters et rédacteurs ont gagné leur pain quotidien, ok (oui, de rien collègues, non, non faut pas me remercier, non, sérieusement, bref).

Mais que des personnes qui se disent cultivées et réfléchies, dont on suppose qu’elles savent lire et écrire et qu’elles ont accès à un minimum d’information, qui donnent des cours dans des centres d’études supérieures, qui sont émérites, qui touchent sans faute leurs bourses et leurs salaires, et qui voyagent en vendant de la « connaissance » ne lisent pas ce que le document « Que tremble la terre jusque dans ses entrailles » dit clairement, et qu’ils disent et écrivent toutes sortes de sottises, eh bien c’est, comment le dire calmement ?… eh bien ça fait d’eux des escrocs et des charlatans.

On dirait que les 140 caractères et la maison de cristal de plomb des médias se sont déjà transformés en un mur qui nie la réalité, qui l’expulse et la déclare illégale. Tout ce qui ne rentre pas dans un touit n’existe pas, se disent-ils et se content-ils de penser. Et les médias commerciaux le savent : « Personne ne va lire avec attention un document de six pages, donc faisons un résumé quelconque et les “leaders d’opinion” sur les réseaux sociaux le prendront comme une vérité. » Apparaissent ainsi une série de barbaries qui, d’ores et déjà, précipite une hystérie de suppression qui provoquera, peut-être, l’effondrement de l’immense royaume de l’oiseau bleu.

Combien de mépris de la part des peuples originaires méritent ces personnes, qui ne leur concèdent pas même l’existence. Bien que le texte dise clairement : « une femme indigène déléguée du CNI », la magie de la stupidité efface « du CNI » et le remplace par « de l’EZLN ».

Et ensuite ? Eh bien une déferlante de positionnements, de commentaires, d’opinions, de critiques, de disqualifications, de like et de dislike, de pouces vers le haut et vers le bas, et même un certain nombre de majeurs levés.

Lorsque quelqu’un qui avait effectivement pris la peine de lire le texte original fit timidement remarquer que la possible candidate serait du CNI et non de l’EZLN et que, par conséquent, ce n’est pas l’EZLN qui participe aux élections, le monde entier lui tombe dessus : « Nan, tout ça c’est une vile manipulation de la face de serpillière. »

Et ensuite ceux qui réclamaient, presque immédiatement, pourquoi on ne « libérait » pas (oui, c’est comme ça que c’était écrit) tout d’abord le Chiapas. Bien sûr, vu que c’est au Chiapas que se trouvent les territoires des Yaquis, Kumiai, Rarámuris, Nahuas, Zapotèques, Mixtèques, Chinantèques, Totonacos, Popolucas, Mayas péninsulaires, Wixaritari, pour n’en mentionner que certains. Suite aux premières moqueries, ils ont commencé à rectifier le tir et à, au moins, consulter sur google qui pouvaient bien être ces autres indigènes-là « manipulés par la face de chaussettes », et ils se sont alors rendu compte qu’ils ne survivent pas au Chiapas (ce qui, dit en passant, aurait impliqué que les prouesses manipulatrices du défunt en question surpassent déjà les frontières des « montagnes du Sud-Est mexicain »).

Après avoir consulté des compas avocats, j’ai demandé au sous-commandant insurgé Moisés, et non. Il n’y aura pas de plaintes devant la Conapred (Commission nationale pour la prévention de la discrimination) pour violation de l’article premier de la Constitution politique des États unis mexicains et de la loi fédérale pour la prévention et l’élimination de la discrimination, ni devant les tribunaux pour divulgation d’information « inexacte et fausse » causant « un tort, qu’il soit politique, économique, d’honneur, de vie privée et/ou d’image ».

Non, nous ne savons pas si le Congrès national indigène (qui compte dans ses rangs un certain nombre de spécialistes en jurisprudence) procédera au dépôt des plaintes en question.

Nous ne savons pas non plus si les étudiant·e·s, lecteurs et lectrices, disciples et celles et ceux qui leur paient bourses et salaires procéderont au dépôt d’une plainte judiciaire pour fraude (fraude : mensonge, donner l’apparence de la vérité à ce qui est mensonger), selon les termes de l’article 386 du Code pénal fédéral : « Commet le délit de fraude celui qui, trompant quelqu’un ou profitant de l’erreur dans lequel celui-ci se trouve, s’approprie illicitement quelque chose ou obtient un profit excessif. »

Cependant il y a eu, il y a, et il y aura des doutes et des questionnements légitimes et rationnels (l’immense majorité de la part de compas de la Sexta, mais pas seulement). C’est à ces doutes et ces questionnements que, dans la mesure du possible, nous tenterons de répondre dans ce texte. Il est certain que nos paroles ne seront pas suffisantes. Toutes les critiques formulées depuis tout le spectre politique et idéologique avec un minimum de rationalité, de respect et avec une information véridique, nous les prendrons en compte, si elles sont de notre ressort.

Et il faut ici le mettre au clair auprès de toutes et tous : la proposition n’est plus dans les mains du zapatisme. Depuis le 13 octobre 2016, la proposition a cessé d’être nôtre et s’est transformée en proposition conjointe, au cours du Cinquième Congrès du CNI.

Plus encore : depuis le jour où la consultation du CNI a débuté, l’acceptation, le rejet et/ou la modification de la proposition dépend uniquement et exclusivement des collectifs, organisations, quartiers, tribus, nations et peuples originaires organisés au sein du Congrès national indigène. Plus de l’EZLN. Le résultat de cette consultation et les décisions qui en découleront, s’il y en a, seront connus lors de la seconde étape du Cinquième Congrès, les 29, 30 et 31 décembre 2016 et le 1er janvier 2017, dans l’État du Chiapas, Mexique. Ou avant, si le CNI en décide ainsi.

Bien sûr, vous êtes en train de vous demander pourquoi nous avons fait cette proposition. Si nous continuons à penser comme nous l’avons dit depuis le début de notre lutte, et nous le ratifions maintenant. Bon, nous vous l’expliquons maintenant.

Quand le sous-commandant insurgé Moisés m’a dit qu’il m’incombait de faire l’explication à la Sexta, je lui ai demandé comment je devais le faire. « Très simple, m’a-t-il répondu, raconte leur ce qui s’est passé ». C’est ce que je vais faire…

Une petite et courte généalogie

Nous n’avons pas pu préciser la date. Nous sommes tous les deux tombés d’accord que c’est entre les années 2013-2014. Bien que le défunt SupMarcos ne fût pas encore défunt, sa mort avait déjà été décidée, le sous-commandant insurgé Moisés était déjà à la tête de l’EZLN, et les premières observations de l’Hydre commençaient à s’éclaircir.

Je ne sais pas là-bas, mais ici, les idées ne surgissent pas à un moment particulier ni n’ont d’auteur ou d’auteure précis·e. Elles naissent et ensuite elles se modèlent petit à petit, parfois elles en arrivent à se transformer en une proposition, puis en une initiative. D’autres fois, le plus souvent, elles n’en restent qu’au stade des idées. Pour franchir la limite entre idée et proposition, il faut des mois, des années, voire des décennies. Et, si cela arrive, il suffit que l’idée se concrétise dans la parole de quelqu’un pour que débute son chemin cahoteux.

Cela n’a pas non plus surgi d’une réunion ex professo. Si vous me pressez de répondre, je dirais que ça a commencé au petit jour, un matin de café et de tabac. Nous analysions ce que les différents postes de vigie détectaient, et les changements profonds qui, bien qu’apparus il y a un moment de cela, étaient déjà manifestes dans les villages et les communautés zapatistes.

Moi, je dis que c’est par le sous-commandant Moisés que l’idée a fait son chemin. Je suis quasi sûr qu’à moi quelque chose d’aussi insensé et absurde ne m’aurait pas traversé l’esprit.

Quoi qu’il en soit, c’est à partir du moment où le SubMoy en a parlé que nous nous sommes mis à y penser sérieusement, avec la fameuse méthode zapatiste de faire retourner et retourner l’idée, jusqu’à arriver là où nous le souhaitons, c’est-à-dire « au jour d’après ».

Commençons par le début, c’est-à-dire par les difficultés et les obstacles. Si les uns et les autres sont suffisamment grands pour qu’ils soient dignes de défi, alors on passe à la phase suivante : ce qui s’y oppose. Après, et seulement après, on analyse les pour, ce qu’elle a de bien. C’est-à-dire qu’on ne décide pas avant de savoir si ça vaut le coup. C’est-à-dire que premièrement va le quoi, ensuite, tout ce qui s’oppose et tout ce qui va en faveur du comment, ensuite, où et quand (le calendrier et la géographie) et, à la fin du commencement, qui.

Tout cela, ça n’est pas le fait d’une personne, ça s’ouvre petit à petit à des collectifs chaque fois plus nombreux. C’est là que ça se « complète » petit à petit, à partir des questions, premièrement des comités les « plus vieux » (nous nous référons à ceux qui sont les plus anciens et qui connaissent notre histoire de première main), ensuite avec ceux qui se sont incorporés au travail de direction organisationnelle, ensuite à ceux qui participent déjà comme suppléants (c’est-à-dire ceux qui prennent peu à peu la relève des cheffes et chefs) et enfin, à ceux qui sont en formation, « les candidat·e·s » (c’est-à-dire ceux qui sont en train de se préparer pour faire le travail). Là, je parle déjà de centaines de têtes, de pensées, d’allers-retours de la parole, de l’écoute ; je parle d’un cœur collectif qui va s’élargissant ; en se faisant de plus en plus grand.

L’étape suivante a à voir avec la réponse à la question « qui va le faire ? ». S’il en incombe aux autorités autonomes, alors la consultation passe par elles ; s’il en incombe aux communautés, alors on fera une consultation générale : à toutes et tous. Si ça ne concerne aucune de ces instances, alors il faut demander à celui qui va le faire, parfois de façon indirecte, parfois directement. Si ce « qui » répond affirmativement, alors on consulte tout le monde, pour définir si oui on le soutient, et comment.

C’est ce que nous avons fait durant deux ou trois ans, au moins. C’est-à-dire que l’idée allait et venait, mais sans aller au-delà. Après, ils m’ont demandé de faire un sondage auprès de gens proches. Je l’ai fait.

Bien plus tard, au petit matin de cette année de 2016, le sous-commandant insurgé Moisés m’a appelé et m’a dit : « Il y a un travail, il faut en parler. »

Le ton m’a provoqué de l’inquiétude : la dernière fois que je l’ai écouté, j’ai terminé mort et on m’a fait renaître en une seule journée, il y a un peu plus de deux ans de cela. Je me suis toutefois rendu à la réunion.

Cela devait être le 1er janvier de cette année 2016, pour le vingt-deuxième anniversaire du soulèvement. Il n’y avait personne d’autre dans les bureaux du Commandement général de l’EZLN, que le SubMoy occupe depuis déjà plus de trois ans. Le café était froid, mais il y avait suffisamment de tabac. Il m’a expliqué à grands traits, comme il en a l’habitude : comme s’il pensait à voix haute. Il a exposé les contre, les pour, et il a attendu. J’ai compris que c’était mon tour. L’idée, comme je l’ai déjà expliqué, mûrissait depuis un moment, raison pour laquelle je me suis limité à citer les contre et à ajouter des questionnements au sujet des pour. Le « qui ? » nous dépassait, et tout ce qui n’a pas à voir directement avec nous, femmes et hommes zapatistes, reste une énigme. Lorsque le SubMoy a répondu à ma question de « qui ? », avec un laconique, « celui qui fête son anniversaire » (c’est-à-dire le CNI, qui allait fêter ses vingt ans), l’incertain s’est rétréci : cela faisait deux décennies que nous nous connaissions, et le Congrès national indigène était l’initiative la plus solide depuis que nous étions sortis au grand jour : le CNI s’était maintenu, avec ses hauts et ses bas, fidèle à son essence, et bien que ses douleurs soient éloignées des médias, il représentait le secteur le plus durement touché par l’Hydre. Cependant, tout cela ne faisait que renforcer les doutes.

« En réalité, lui dis-je, ce n’est pas possible de savoir ce qu’il va se passer. Cela va faire jaillir de nombreuses complications et certainement, ce qui en aboutira sera, dans le meilleur des cas, une inconnue. Nous ne savons pas si le Congrès national indigène va accepter, et encore moins si la Sexta va comprendre. Mais bon, les autres de là-bas en haut ne pensent pas, eux réagissent avec le foie, et ils vont détruire des choses qui seront probablement impossibles à reconstruire. C’est très risqué. Maintenant précisément, en regardant et en analysant ce qu’il y a là dehors, je te dis que c’est plus probable que ça se passe mal plutôt que ça se passe bien. »

Le SubMoy mit de côté la tasse de café et alluma une cigarette. « C’est pour ça, c’est là où toi, tu interviens. Tu sais bien que notre manière à nous est de nous préparer avant tout à ce que ça se passe mal, rappelle-toi de comment s’est passé le soulèvement et tout ce qui s’en ait suivi. Donc si ça se passe mal, nous avons besoin … »

Je me suis précipité pour l’interrompre : « D’un plan alternatif ? »

Il a ri de bonne foi et dit : « Non, nous avons besoin de quelqu’un sur qui rejeter la faute, si ça s’est mal passé. »

À grands traits, le sous-commandant insurgé Moisés s’est mis à évoquer des bouts du film La Loi d’Hérode et, alors que je pensais qu’il allait s’arrêter au moment du discours final du député Vargas (l’histoire d’un médiocre qui devient criminel, puis gouverneur, ça vous dit quelque chose ?), il s’est référé au moment du « il y a une bonne et une mauvaise nouvelle ».

(Note de dilettantisme : La Loi d’Hérode est un film de Luis Estrada, avec Martin Torres comme adjoint à la direction, histoire et scénario de Jaime Sampietro, Fernando León, Vicente Leñero et le même Luis Estrada, photographie de Norman Christianson, musique de Santiago Ojeda, maquillage d’Alfredo Mora et Felipe Salazar. Avec L’Enfer — de Luis Estrada également, avec dans le casting, dans le rôle du « Cochiloco », le grand Joaquin Cosio —, ce sont les seuls films qui ont réussi à déplacer les films de Jean-Claude Van Damme du « top » cinéphile des communautés et des campements zapatistes.)

Ensuite, il a ajouté : « Nous avons besoin de planifier d’abord ce qu’on va faire avec la mauvaise nouvelle. »

Il n’en fallait pas beaucoup pour deviner que la mauvaise nouvelle était l’échec de l’initiative. Je ne me réfère pas au fait qu’elle pourrait ne pas avoir de succès en soi, mais au fait qu’elle soit refusée par le CNI, qui, s’il l’acceptait, se convertirait en protagoniste indiscutable de quelque chose qui étourdirait le Mexique et le monde.

Le sous-commandant insurgé Moisés commença à entrer dans les détails.

« Regarde, la première chose qui va le préoccuper, le CNI, c’est qu’on les accuse de trahir leur parole, de se plonger dans la merde, de se détourner du bon chemin, d’abandonner la lutte. C’est-à-dire de s’être laissés convaincre par le système et qu’ils veulent la rétribution, c’est-à-dire le pouvoir, diriger, être comme les autres. Qu’ils se sont rendus, qu’ils se sont vendus. Ces critiques, c’est sûr qu’ils vont les avoir, mais je suis sûr qu’ils ont de la tête et de la réflexion pour répondre clairement. Mais le problème, c’est qui va les écouter ? Ils vont être attaqués très durement, et on ne leur donnera pas même l’opportunité de se défendre. »

Après quelques heures de questions et de réponses, je lui ai dit : « Mais pour ça ce n’est pas nécessaire que je sois présent. Quelques communiqués suffiront, avec peut-être une interview. Les médias sont comme ça, ils penseront que rien n’a changé, qu’on peut faire pareil. Ceux d’en haut, bon, ils sont tellement prévisibles qu’ils me donnent la flemme. Ils sortiront le truc du protagonisme, de la manipulation, du divisionnisme. Là oui, ils se concentreront sur une personne, là-dessus tu as raison. Mais je te le répète, pour ça, ce n’est pas nécessaire que je sois là. Plus encore : ils sont tellement carrés, que même sans dire un seul mot, ils se ligueront contre moi. »

« Non, répondit le SubMoy, il faut que ce soit toi qui présente la proposition. Pas simplement parce que, s’ils te voient là, ils penseront que c’est une manigance de ta part et que la bande opposée va tomber dans le panneau, aussi et surtout, parce que les compas du CNI doivent comprendre que ce n’est pas quelque chose qui ne concerne que les peuples indigènes. C’est plus grand que ça, bien plus grand. »

Alors, après avoir allumé une autre cigarette, il a ajouté :

« Aussi grand, voire même plus, que le 1er janvier 1994. »

L’affirmation n’était pas à prendre à la légère, surtout venant de qui la faisait. Le sous-commandant insurgé Moisés n’est pas seulement un vétéran de guerre, il est entré dans l’EZLN bien avant le début de la guerre. Le 1er janvier 1994, il a dû assumer la direction d’un régiment et se charger de la prise de la place centrale de la municipalité de Las Margaritas, en même temps qu’il portait le corps déjà sans vie du sous-commandant insurgé Pedro. Des années plus tard, il s’est chargé des communautés zapatistes. Le 26 octobre 2010, il a été promu au grade de sous-commandant insurgé, le plus haut dans la hiérarchie militaire de l’EZLN. En 2012, « le jour de la fin du monde », ce fut lui qui organisa et qui coordonna la mobilisation silencieuse de plus de quarante mille zapatistes, hommes, femmes, enfants et anciens, qui, à cette date, ont surpris le monde entier. Le 14 février 2013, il a assumé le rôle de porte-parole et de direction du zapatisme. Depuis lors, toute notre parole publique et n’importe quelle initiative nationale ou internationale doit obtenir son aval.

Et il a eu, et il a raison : l’engagement est tel, et à la fois si terrible et merveilleux, que cela pourrait être plus grand encore que ce fameux 1er janvier de l’année 1994 qui nous a marqués de manière indélébile.

« Même si le CNI rejette la proposition, le simple fait de se mettre à penser, à discuter, à dialoguer, ce ne sera plus pareil, car on passera du “c’est cela qu’ils nous font” à “nous allons faire quelque-chose”, et cela, ça débouche déjà sur une autre réflexion », a continué à dire le sous-commandant insurgé Moisés.

« Ils ne seront plus seuls, ni seules, a-t-il dit, quasiment à la fin, en plus de nous, ils auront de leur côté les arts et les sciences. »

Avant de me retirer, je lui ai demandé pourquoi le Congrès national indigène. Le sous-commandant insurgé Moisés se leva pour m’accompagner jusqu’à la sortie, et me répondit :

« Car ce sont les seuls qui peuvent faire ce que nous, nous ne pouvons pas. »

Après, il s’est passé ce qu’il s’est passé. Les enseignants démocratiques ont mis leur rébellion en berne, les peuples originaires ont continué à encaisser des coups, des spoliations et des actes de mépris, l’Hydre a continué à dévorer des mondes, et le pARTage a jailli en une explosion de couleurs, de sons, de formes et de mouvements qui n’ont été rien d’autre que le prélude à ce qui allait arriver par la suite : un tremblement terrible et merveilleux.

La veille encore, je demandais au sous-commandant Moisés s’il y avait le moindre changement. « Effectivement comme nous n’avons dit, prépare-toi à faire ta sortie », m’a-t-il répondu, sans rien rajouter de plus.

Nous sommes arrivés le 9 octobre au Cideci, au moment où l’après-midi étendait déjà ses vêtements tachés sur les arbres et les maisons. Plus tard, lorsque la nuit fut déjà maîtresse et seigneure du calendrier et de la géographie, arrivèrent les délégations du CNI, en ordre dispersé. Le chemin qu’ils avaient à parcourir n’était pas des moindres.

Nous avions suivi avec attention tout et chacun des processus en cours au sein du CNI, leur parole publique et leur parole privée. Le CNI est l’unique espace où les originaires peuvent se faire écouter. Nous savions déjà qu’au décompte des assassinés, des disparus, des emprisonnés, des molestés s’ajouteraient maintenant les cadavres de territoires entiers.

« Lorsqu’un territoire d’un peuple, d’une nation, d’une tribu ou d’un quartier originaire est spolié ou détruit, disait le Grand Tata Juan Chávez Alonso, un indigène purépecha qui a été maître et guide du CNI et de l’EZLN, alors meurent avec lui les originaires qui y prennent racine et maison. Et quand meurt un peuple originaire, un monde s’éteint. »

Nous savions déjà alors que, dans les tables de travail et les rapports de ce congrès, moins de mondes seraient présents. Ils n’étaient pas peu nombreux, ceux qui viendraient pour dire adieu, bien qu’ils ne le sachent pas encore.

« Il est temps de commencer, m’a dit le sous-commandant insurgé Moisés, il faut partager la responsabilité »

Naissance d’une proposition

Le 9 octobre 2016, alors qu’il faisait déjà nuit, nous avons demandé à avoir quelques premières réunions avec ceux qui arrivaient. Nous nous sommes réunis dans un lieu isolé des installations du Cideci-Unitierra. La délégation zapatiste s’est assise face aux déléguées et aux délégués du CNI qui étaient en train d’arriver. Permettez-moi de vous parler un peu de la délégation zapatiste : ils étaient 34, 17 femmes et 17 hommes ; parmi elles et eux, 7 seulement étaient « des ancien·ne·s » ; le reste, 27, étaient des commandantes et commandants qui étaient enfants et adolescents lorsque nous nous sommes soulevés le 1er janvier 1994.

Nous nous sommes salués d’une poignée de main. Tou·te·s se sont assi·se·s, sauf le sous-commandant insurgé Moisés et moi. Il m’a fait un signal.

J’ai commencé à parler, en essayant de rappeler tout ce dont nous avions parlé auparavant, en expliquant ce que, à quelques mots près, j’allais répéter le lendemain 10 octobre, durant la plénière à portes closes, et ensuite durant la plénière ouverte du 13 octobre :

« Nous pensons que nous avons une décision à prendre en tant que CNI et EZLN. Nous devons décider si ce Cinquième Congrès sera comme d’autres réunions, où nous faisons part de nos douleurs, parlons de nos résistances, nous plaignons, maudissons le système, déclarons que nous n’allons pas nous rendre, et rentrons chacun sur nos terres pour y continuer le décompte des agressions, des spoliations, des injustices, des morts.

Notre douleur arrive chaque fois à de moins en moins de personnes. Nos morts ne trouvent pas le même écho qu’auparavant. Et ce n’est pas que les gens d’en dehors soient devenus cyniques ou apathiques. C’est que la guerre que nous subissons depuis un certain temps en tant que peuples originaires, est arrivée jusqu’à eux. Qu’elle est arrivée jusque dans leurs rues, dans leurs maisons, dans leurs écoles, sur leurs lieux de travail. Nos douleurs sont maintenant une douleur de plus parmi tant d’autres. Et, bien que la douleur s’étende et se fasse plus profonde, nous sommes encore plus seuls qu’auparavant. Chaque fois, nous allons être de moins en moins.

Bientôt le CNI ne pourra plus se réunir, car il ne pourra plus sortir de ses territoires, que ce soit à cause du coût, à cause du mauvais gouvernement, à cause des entreprises ou à cause de la criminalité, que ce soit parce que la mort naturelle ou bien la mort mauvaise l’en empêche. Un peu plus tard, nous ne parlerons plus qu’entre nous-mêmes, en sachant déjà à l’avance ce que nous allons dire.

Vous, déléguées et délégués du CNI, vous êtes là parce que vous avez été mandatés, parce que vos peuples, nations, tribus et quartiers cherchent un soutien, une parole et une écoute qui les soulagent et les réconfortent. Vous venez pour parler et pour écouter. Vous vous devez à vos peuples, et à personne d’autre. Tout va très mal et, vous le savez tout comme nous, ça va être pire. Vous devez faire quelque chose. »

Je leur ai alors raconté une anecdote qui était arrivé au défunt SupMarcos, au moment de l’Autre Campagne, il y a dix ans.

Il racontait que, dans une nation originaire du nord-ouest du Mexique, il s’était réuni avec un chef indigène. Comme à d’autres occasions, le défunt avait été critiqué, parce que le chef en question avait reçu auparavant des gouvernements institutionnels. Le défunt fit savoir que lui n’avait pas été envoyé pour juger et condamner ou bien pour absoudre, mais qu’il devait écouter, car un jour cela serait utile. Le chef indigène le reçut à part et en privé.

Le chef dit au défunt : « je sais bien qu’ils ne voulaient pas que tu te réunisses avec moi, qu’ils ont insisté pour que tu ne sois pas ici présent. Moi aussi, ils ont insisté pour que je ne te reçoive pas. Je ne sais pas pourquoi tu es ici. Je m’imagine que ceux qui t’ont envoyé t’ont dit cela, que tu nous voies et que tu nous écoutes. Je ne sais pas. Mais je vais te dire pourquoi je t’ai reçu. Moi j’ai reçu les gouvernements. Il en est venu de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Ils arrivent, ils se prennent leur photo, prononcent quelques mots, partent, ne reviennent pas. Moi je les ai reçus car mes ancêtres m’ont dit que mon devoir était de m’assurer que les miens, mon peuple, ne meure pas, qu’il survive. C’est pour ça que je les ai reçus à ceux-là, c’est pour ça que je te reçois, toi. Je ne crois pas que tu ne m’apportes ni des conseils ni des enseignements, bien que ce soit bien que tu ne cherches pas la photo, et que tu écoutes au lieu de parler. À ceux-là, je les ai reçus parce que je pense qu’ainsi mon peuple survit un peu plus longtemps et ne meurt pas. C’est pour cela que toi je te reçois, car je crois que quelque chose se verra de ce que nous sommes, et ce regard, bien que ce soit pour peu de temps, aidera mon peuple à survivre. » Le défunt annota tout dans son carnet, c’est pour ça qu’il avait parfaitement les paroles du chef indigène.

Après ces paroles, le chef est resté silencieux. Le défunt demanda alors permission de lui parler. Le chef lui concéda la parole. Le défunt dit plus ou moins (il n’a pas pu noter les paroles dans son cahier, parce qu’il ne pouvait pas parler et noter en même temps) : « Merci de me recevoir. J’ai seulement une question : ne vous sentez-vous pas préoccupé de pouvoir vous être trompé, c’est-à-dire que, en recevant les gouvernements ou bien en me recevant, vous n’ayez pas aidé votre peuple à ne pas mourir, et que vous soyez jugé comme un mauvais chef ? »

Le chef indigène attendit de voir si c’était toute la question, et répondit ensuite : « Moi, seul mon propre peuple peut me juger. Si mon peuple me condamne pour ce que j’ai fait et ce que je fais, ça veut dire que je ne me suis pas trompé. Car pour qu’il me juge et me condamne, il faut que mon peuple ait survécu. J’aurai ainsi donc rempli mon devoir et rendrais des comptes positifs aux morts, bien que les vivants me condamnent. »

Ainsi se termine l’anecdote du défunt. Je continuai à parler :

« C’est pour ça que vous devez avoir clairement en tête à qui vous devez rendre des comptes. À l’EZLN, vous ne devez rien. Ni à la Sexta. À personne d’autre qu’à vos propres peuples, qu’à ceux que vous représentez, vous ne devez quelque chose. Vous devez faire quelque chose, parce que bientôt, pour beaucoup, il n’y aura plus rien, et ce sera trop tard. »

Nous leur avons dit qu’ils devaient faire quelque chose, que leur devoir était auprès de leurs quartiers, de leurs tribus, nations et peuples originaires, auprès de leurs collectifs et de leurs organisations.

Nous leur avons dit qu’ils fassent quelque chose, quoi que ce soit ; que, s’ils le jugeaient nécessaire, ils rejoignent Morena (c’est dans les enregistrements, et les déléguées et délégués présents peuvent le certifier ; ce fut la seule fois que, pour notre part, mention fut faite de ceux qui, plus tard et bien avant tout le monde, délégitimèrent et condamnèrent la proposition, faisant montre de stupidité, de racisme, d’intolérance, de mépris et de franche schizophrénie. Oui, la première option qui a été présenté par le zapatisme au CNI, c’était de soutenir le parti Mouvement de régénération nationale). Ou qu’ils entrent dans n’importe quel autre parti politique. Ou qu’ils fassent leur propre parti politique.

Que, dans tout cela, nous n’allions pas les suivre, mais que nous comprendrions pourquoi ils le faisaient, et qu’ils ne subiraient, de notre part, ni de jugements ni de condamnations.

Nous leur avons dit que si la Sexta les dérangeait, qu’ils la laissent.

Que si l’EZLN les dérangeait, qu’ils coupent la relation avec nous.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, à chacune de ces deux options, les déléguées et délégués faisaient de grands gestes, comme s’ils chassaient des mouches impertinentes. Toutes et tous se maintenaient silencieux. J’ai continué :

« Faites quelque chose, ça, ou autre chose. »

À ce moment-là, je me suis tourné en direction du sous-commandant insurgé Moisés. Il m’a fait geste de continuer :

« Nous, nous sommes venus vous proposer autre chose : nous subissons les coups, avec des morts, des disparitions, des rapts, des emprisonnements, des spoliations, des injustices, des territoires entiers détruits et d’autres en voies d’extinction. Nous sommes acculés, sans espoirs, sans force, sans soutiens, faibles, agonisants. Pour les politiques et les médias, qu’ils soient même de gauche ou progressistes, nous n’existons pas.

C’est pour cela que nous, hommes et femmes zapatistes, nous pensons que c’est le moment de passer à l’offensive. Est arrivée l’heure de la contre-attaque. Et il faut commencer en frappant l’un des cœurs du système : la politique d’en haut.

C’est pour ça que nous vous proposons que le CNI forme une Junta de Gobierno Indígena, un Conseil de gouvernement indigène (c’est comme ça que cela s’appelait dans notre proposition originale ; mais en assemblée, et suite à la proposition d’une délégation indigène magoniste de l’Oaxaca, le nom devint “Conseil indigène de gouvernement”), un collectif formé par des délégués du CNI, aspirant à gouverner le pays. Et qu’il se présente à l’élection présidentielle de 2018, avec une femme indigène du CNI en tant que candidate indépendante. »

Non, face à cette proposition, les déléguées et délégués ne firent pas comme s’ils chassaient de leurs yeux un insecte dérangeant, mais ils se sont bien plutôt franchement énervés. Certains, cela les a énormément dérangés (bon, plutôt, ils sont devenus furieux). D’autres encore ont dit que comme blague, c’était de très mauvais goût, que ça ne les faisait pas rire, mais leur provoquait plutôt des douleurs d’estomac.

Mais la majorité a gardé le silence.

Je dois vous dire que, dans le mode des originaires, le silence ne signifie pas accord, conviction ou manque d’arguments. Cela signifie qu’ils écoutent et, attention, qu’ils pensent et analysent avant de parler (oui, à plus d’un ou d’une, ça leur ferait grand bien de suivre cette méthode).

Pourquoi nous ont-ils écoutés ? Parce que nous nous considérons comme frères et sœurs. Le respect que nous nous portons mutuellement a fait qu’ils nous ont écoutés jusqu’à la fin.

Et ils ont compris que ce n’était pas une idée saugrenue, mais une idée qui pourrait en arriver à devenir une proposition. Et c’est comme telle qu’ils ont commencé à y penser.

Après un silence prolongé, quelqu’un ouvrit la discussion en disant quelque chose comme : « je suis en train de penser que, de cette manière, nous pourrions reconstruire le CNI, que l’initiative donnerait à nouveau de la visibilité aux indigènes. Car, compas, il faut le dire clairement, nous n’existons pas pour la classe politique. Même en tant qu’objets d’aumônes, ils ne nous mentionnent même plus. Et je crois qu’avec cette proposition non seulement nous pourrions nous rencontrer avec d’autres indigènes, mais nous rencontrerions aussi beaucoup de gens d’en bas qui sont dans la merde. Il y a beaucoup de mécontentement dans tout le pays, et il n’y a pas d’alternative pour les indigènes, pas plus qu’il n’y en a pour ceux qui ne sont pas indigènes. Évidemment, la proposition a plusieurs choses négatives, que nous devons analyser avec sérieux. »

Quelqu’un d’autre prit la parole et mentionna deux points négatifs : le racisme qu’il y a dans la société mexicaine ; et qu’ils allaient être critiqués et attaqués pour chercher le pouvoir. Ces deux points négatifs ont été répétés dans les analyses postérieures. Non, ni dans cette réunion ni dans les sous-suivantes, personne n’a mentionné comme point négatif qu’on soit accusé de vouloir « diviser la gauche ».

Et c’est comme ça que l’idée a commencé à ne plus être seulement la nôtre. C’est ainsi que le CNI a commencé à y réfléchir, et à la faire sienne. La parole s’est élargie à plus, et plus encore. Rapidement, toutes les délégations étaient en train de réfléchir, d’opiner, d’évaluer. L’absurde idée commençait à se convertir en une proposition collective.

Dans l’assemblée plénière à portes closes de la journée du 10 octobre et dans les tables de travail de la journée du 11, la parole allait et venait. Sans mettre de côté l’accomplissement du mandat dont étaient chargées les délégations, le thème central cessa d’être la dénonciation. La possibilité de passer à l’offensive est devenue le plus important. Durant les tables de travail (au nombre de quatre) auxquels pouvaient assister quelques compas de la Sexta en tant qu’observateurs, lorsque le thème était abordé, ceux-ci s’agitaient nerveusement sur leur siège, se regardant les un·e·s les autres (ils et elles ne pouvaient pas parler, seulement écouter), se retournant en direction de la délégation zapatiste (nous nous étions répartis pour couvrir les quatre tables de travail et pouvoir annoter fidèlement toutes les dénonciations et les expériences des délégations du CNI). Plus d’un·e est sorti·e avec une indignation manifeste.

Un mouvement fébrile parcourait les réunions, grandes ou petites. Les personnes qui le pouvaient appelaient leur village par téléphone pour leur raconter ce qui se discutait, demandant des opinions, des impressions. Les pour et les contre étaient analysés et discutés. Des listes des uns et des autres étaient établies. On soupesait. On cherchait la réponse à une question : « Le jeu en valait-il la chandelle ? »

L’idée avait d’ores et déjà cessé d’être de l’EZLN. Elle était d’ores et déjà du Congrès national indigène. Au sein du cœur collectif des peuples originaires grandissait l’écho des paroles d’ouverture du sous-commandant insurgé Moisés, au nom de toutes et tous les zapatistes :

« Maintenant, c’est l’heure du Congrès national indigène. Qu’à son pas, la terre tremble à nouveau jusqu’en son cœur. Qu’en son rêve soient mis en échec le cynisme et l’apathie. Qu’en sa parole se lève celle de celui qui n’a pas de voix. Qu’en son regard s’illumine l’obscurité. Qu’en son écoute, la douleur de celui qui se pense seul trouve un foyer. Qu’en son cœur, le désespoir trouve espoir et réconfort. Qu’avec son défi, le monde s’étonne de nouveau. »

Mais il manquait ce qu’il manquait.

En plus de peser les pour et les contre, pour le CNI il fallait que soit mis au clair le rôle du zapatisme dans cette initiative.

Avec l’avance de mise, le sous-commandant insurgé Moisés et le Comité clandestin révolutionnaire indigène avaient organisé une petite fête en hommage au Congrès national indigène, qui célébrait ce 12 octobre 2016 vingt ans d’existence comme maison, écoute, parole et écho des peuples originaires du Mexique.

Le lieu ? Le caracol d’Oventik, dans les montagnes du Sud-Est mexicain.

Les délégations du CNI furent reçues conformément aux protocoles zapatistes destinés aux invités spéciaux. Bien sûr, il y eut un effort supplémentaire afin d’honorer ces visites. Ce n’est pas tous les jours que nous pouvions recevoir les membres les plus proches de notre famille, qui ont en commun avec les peuples zapatistes le sang, la douleur, la rage, la résistance et la rébellion. C’est-à-dire l’histoire.

Au départ, je n’ai pas compris pourquoi le sous-commandant insurgé Moisés avait disposé la réception des délégations de cette manière : sur l’estrade principale, il avait accommodé les délégations du CNI et, en face, il avait installé une petite estrade, où s’est installée la direction zapatiste, dont il était lui-même à la tête.

Moi j’ai pu arriver à tout voir, parce que je me déplaçais d’un côté à l’autre en tentant de convaincre les compañeras et les compañeros du CNI de monter sur les bancs pour mieux voir. « Mais j’ai de la boue sur les chaussures, je vais salir le banc », argumenta une déléguée. « Compañera, lui ai-je répondu, ici ce qu’il y a de trop, c’est de la boue, donc ne te sens pas mal pour cela. »

Le CNI avait nommé une femme indigène comme déléguée pour prendre la parole durant la cérémonie. Le commandant David prit la parole pour donner la bienvenue. Ensuite parla la compañera du Congrès national indigène. Elle prit la parole comme on se parle entre personnes d’une même famille : avec le cœur sur la main. Je ne vais pas répéter ses paroles ni celles dites ensuite par le sous-commandant insurgé Moisés au nom de toutes et tous. La compañera du CNI allait se retirer, lorsque le sous-commandant insurgé Moisés lui demanda de rester.

La compañera est restée là durant tout l’acte, entourée du commandement indigène zapatiste, face aux délégations du Congrès national indigène.

C’est alors que j’ai compris.

Moi je regardais depuis un côté, mais depuis la perspective visuelle des délégations du CNI, qui purent voir comment une femme, indigène comme elles et eux, du Congrès national indigène comme eux et elles, était accompagnée par l’autorité maximale de l’EZLN, la recouvrant, la protégeant, marquant ce qui nous rendait différent, mais compañeras et compañeros.

C’est ainsi que, avec ce symbole, le sous-commandant insurgé Moisés répondit à la question qui taraudait les délégations du CNI depuis le premier jour : « Quel serait la place de l’EZLN dans l’initiative, si celle-ci était approuvée ? »

Il y eut ensuite des bals, des œuvres de théâtre, des chansons et des poésies.

À la fin de l’acte, une compagnie de milice zapatiste présenta un communiqué complet, sans dire une parole.

Après ? Le repas : bœuf et dinde, au choix, café et pozol. Ensuite ils se sont retirés.

Le jour suivant, le 13 octobre, avait lieu l’assemblée générale résolutive…

Pourquoi ?

Le 13 octobre commença sous de bons présages : une des tables de travail n’avait pas terminé, et l’ouverture de l’assemblée plénière s’en trouvait retardée. Ensuite, on commença avec la présentation des comptes rendus. Oui, une des tables n’avait pas terminé de transcrire. Le retard a continué, comme cela doit être le cas pour toute décision importante. Oh, je sais. Nous le disons en vain, puisque nous, nous sommes l’actualisation constante du software « La Révolte des pendus ».

Sur indication du sous-commandant insurgé Moisés, lors des trois assemblées plénières (la fermée, celle d’inauguration et celle de clôture) la délégation zapatiste s’est assise tout derrière, au fond de l’auditorium du Cideci-Unitierra. Ainsi, ce dont il était question était très clair : c’était l’heure du Congrès national indigène.

Quand enfin, on est arrivé au thème « Propositions pour le renforcement du CNI », le sous-commandant insurgé Moisés a demandé la parole pour la délégation zapatiste. Elle lui a été accordée, et le SubMoy se mit devant. Ses paroles débutèrent plus ou moins comme cela :

« On m’a raconté un film, je crois qu’il s’appelle La Loi d’Hérode (rire général, à part ma grimace car je savais déjà ce qui allait suivre). Donc dans ce film qu’on m’a raconté, il y a un moment où le gars-là, Vargas, il dit : j’apporte une bonne et une mauvaise nouvelle (rire encore plus général, grimaces individuelles supplémentaires). Donc nous devons voir comment on va faire avec la mauvaise nouvelle. C’est-à-dire sur qui va-t-on dire rejeter la faute que ça s’est mal passé. Je vais donc demander au SupGaleano qu’il vienne expliquer la proposition » (nouveau rire général, plus aucune grimace individuelle).

Je suis passé devant. Après avoir éclairci que c’était avec grand plaisir que je faisais mon travail de punching bag, ou de « plan alternatif », et que recevoir critiques et insultes était pour moi un puissant aphrodisiaque (bon je l’ai dit d’une forme plus prosaïque, mais s’en était la teneur), j’ai dit ce qu’on m’avait chargé de dire. Je le ferais de manière plus synthétique, vu qu’il y a déjà un certain nombre de pages et que, si vous en êtes déjà arrivés à celle-ci, vous méritez un peu de considération. De plus, vous saurez maintenant pourquoi l’ezédélène a fait cette proposition, et pourquoi au CNI.

Premièrement, nous avons insisté sur le fait que notre proposition originale était celle d’une femme indigène, déléguée du CNI, de sang indigène, qui parle sa langue et qui connaisse sa culture. Et nous démarrons avec cela, car ce qui a trait à « une femme » s’était peu à peu dilué durant les conversations et les tables de travail. D’abord ils ont commencé à dire « la candidate ou le candidat », puis « le candidat ou la candidate », puis seulement « le candidat ».

Ensuite, nous leur avons rappelé qu’une décision ne pouvait pas être prise là, lors de ce Cinquième Congrès, car c’était un engagement depuis sa naissance que le Congrès national indigène consulte auprès de ceux qui le conforment les propositions présentées lors des réunions. Les sept principes obligeaient le CNI à se consulter lui-même, selon le mode propre à chacun.

Ensuite, nous leur avons dit ce que nous pensons au sujet de cette initiative :

Que le Conseil indigène de gouvernement devrait être formé par des délégués et des déléguées de tous les collectifs, organisations, quartiers, tribus, nations et peuples originaires organisés au sein du Congrès national indigène.

Qu’ils ne vont pas gagner, car le système électoral au Mexique est fait pour bénéficier aux partis politiques, pas aux citoyen·ne·s.

Que, s’ils gagnent, ils ne seront pas reconnus, car la fraude n’est pas une anomalie du système électoral mexicain, c’est sa colonne vertébrale, son essence.

Que s’ils gagnent et qu’ils sont reconnus, ils ne pourront rien faire de transcendant, car là-bas en haut, il n’y a rien à faire. Les questions fondamentales de la nation mexicaine bafouée ne se décident ni au sein du pouvoir exécutif, ni au sein des chambres législatives, ni au sein du pouvoir judiciaire. Le Commandeur n’a pas de responsabilité visible, et traîne dans les catacombes du Pouvoir financier international.

Et que, malgré tout ce qui vient d’être dit, et même précisément pour tout ce qui vient d’être dit, ils pouvaient, et ils devaient le faire.

Car leur action allait signifier non seulement un témoignage de désaccord, mais aussi un défi qui sûrement aurait de l’écho dans les nombreux en bas qu’il y a au Mexique et dans le monde ; qu’un processus de réorganisation combative pourrait se mettre en place, non seulement chez les peuples originaires, mais aussi chez les ouvriers, les paysans, les employés, habitants des quartiers, professeurs, étudiants, enfin, chez tous ces gens dont le silence et l’immobilité n’est pas synonyme d’indifférence, mais plutôt d’absence de convocation.

En réponse à ce qui avait été dit sur le fait que c’était impossible, qu’il y avait beaucoup de points négatifs, qu’on n’allait pas gagner, nous leur avons répondu que, si nous nous étions rencontrés le 31 décembre 1993 et que nous leur avions dit que, dans quelques heures, nous allions nous lever en armes, déclarer la guerre au mauvais gouvernement et attaquer les commissariats de police et l’armée, on nous aurait dit aussi que c’était impossible, qu’il y avait beaucoup de points négatifs, qu’on n’allait pas gagner.

Nous leur avons dit que ça n’avait pas d’importance qu’ils gagnent ou non la présidence de la République, que ce qui allait compter c’était le défi, l’irrévérence, l’insoumission, le fracas total de l’image de l’indigène objet de l’aumône et de la pitié (image si enracinée à droite et, quoi qu’on en dise, aussi chez la gauche institutionnelle du « vrai changement » et chez ses intellectuels organiques addicts à l’opium des réseaux sociaux), que leur audace bouleverserait le système politique entier et qu’elle provoquerait des échos d’espoir, pas seulement dans un, mais dans de nombreux Mexique d’en bas… et du monde.

Nous leur avons dit que l’initiative était dans les temps pour que, en toute liberté et responsabilité, ils puissent décider jusqu’où ils l’amèneraient, jusqu’à quelle distance ils pourraient arriver.

Nous leur avons dit qu’ils pourraient décider à tout moment quoi, quelle était la raison de leur chemin, et que le destin qu’ils se forgeraient romprait tous les schémas, surtout ceux de ceux qui se croient et qui se pensent comme l’avant-garde du changement et de la révolution.

Nous leur avons dit que, s’ils étaient disposés à braver une société raciste, ils devraient aller au-delà et braver également un système patriarcal et machiste (ce n’est pas la même chose, les personnes qui militent dans la lutte féministe pourront vous l’expliquer).

Nous leur avons dit que les commandantes zapatistes disaient qu’elles, elles pouvaient voir comment soutenir les compañeras qui resteraient au sein du Conseil indigène de gouvernement, et soutenir la compañera qui resterait en tant que porte-parole et candidate, en prenant soin de ses enfants dans une communauté. Que nous nous en occuperions bien, comme si c’était les nôtres. Ils iraient à l’école autonome afin qu’ils ne prennent pas de retard dans leurs études, et nous verrions quelles doctoresses et de quels docteurs solidaires seraient attentifs à leur santé. Et que, si elles possédaient des animaux domestiques, et bien qu’on allait aussi en prendre soin. Que les compañeras du CNI aillent sans remords à ce travail, si ainsi l’exigeait l’accord du CNI.

Nous leur avons dit qu’ils ne soient pas préoccupés s’ils ne savent pas bien parler espagnol. Que l’autre là, Peña Nieto, il ne sait pas non plus, et il se trouve là-bas.

Nous leur avons dit que nous pouvions réorienter notre économie de subsistance et faire un appel à des personnes, des collectifs et des organisations du Mexique et du monde afin de récolter la monnaie pour se déplacer où cela est nécessaire. Qu’ainsi ils pourraient avoir la liberté de refuser la paie économique institutionnelle donnée par le système aux candidatures indépendantes.

Nous leur avons dit que nous ne pensions pas seulement qu’ils pouvaient gouverner notre pays qui s’appelle le Mexique, mais qu’ils pouvaient aussi gouverner le monde entier.

Nous leur avons dit qu’ils en profitent pour parler et écouter d’autres peuples originaires, et d’autres hommes et femmes qui ne sont pas indigènes, mais qui souffrent de la même manière sans espoir ni alternative.

Nous leur avons dit qu’il y avait des choses que nous, femmes et hommes zapatistes, nous pouvions faire, et que le CNI non. Et que le CNI pouvait faire des choses que nous, en tant qu’hommes et femmes zapatistes, nous ne pouvions pas faire.

Nous leur avons dit qu’elles et qu’eux, le collectif qui se nomme Congrès national indigène, pouvait faire ce que personne d’autre (y compris le zapatisme) ne pouvait faire : unir. Parce qu’un mouvement légitime, comme celui des peuples originaires, peut et doit être un point d’union entre différents bien qu’égaux en détermination.

Mais pas « unir » sous un sigle, une hiérarchie, une liste de sigles réels ou supposés. Non. Unir en tant que point de confluence, être le lieu où les différences et les rivalités trouvent leur point commun où elles coïncident. La terre, donc. Et pour cela qui mieux que ceux qui sont la couleur de la terre.

Nous leur avons dit que, autour de ce conseil et de cette femme indigène, pouvait être généré un grand mouvement qui chamboulerait le système politique entier.

Un mouvement où conflueraient tous les en bas.

Un mouvement qui ferait trembler la terre jusque dans ses entrailles.

Oui, déjà au pluriel, parce qu’ils sont nombreux les mondes qui gisent à l’intérieur de la terre, dans l’attente d’une bonne secousse pour s’éclore.

Nous leur avons dit que du coup, si ça se trouve, cela ne serait pas forcément important si les signatures sont rassemblées ou pas, si le cash pour se déplacer est là ou pas, si on arrive à obtenir l’inscription au registre de la candidate ou pas, si sont présentées ou pas les autres candidatures à débattre, si on participe ou pas aux élections, si on gagne ou pas, si le triomphe est reconnu ou pas, si on peut faire quelque chose ou pas là-bas là-haut.

Nous leur avons dit que nous n’allions pas leur filer en héritage nos phobies et nos affinités, que nous respecterions leurs décisions, leurs étapes, leurs chemins.

Nous leur avons dit que, en tant que zapatistes, nous serions une force de plus d’entre celles qui devraient sûrement se sentir convoquées par leur défi.

Et nous leur avons dit le plus important que nous étions venus leur dire : que nous étions disposés à soutenir de toute notre force.

Que nous allions soutenir avec tout ce que nous possédons, qui, bien que limité, est ce que nous sommes.

Les participations continuèrent, toutes déjà orientées dans le sens de s’approprier la proposition en tant que CNI. Un par-ci par-là demandant que cela soit décidé là-même, dès à présent. L’immense majorité faisant remarquer qu’il fallait consulter.

La commission de rédaction nous passa une copie du projet de résolution.

Instinctivement, je pris un crayon pour ajouter des virgules et des points.

Le sous-commandant insurgé Moisés m’arrêta et murmura :

« Non, cette parole, c’est déjà la leur. Elle est grande cette parole, plus grande que nous, hommes et femmes zapatistes. Comme le disait le défunt : nous sommes les plus petits, il nous reste à nous mettre de côté et à attendre… »

La consultation interne zapatiste

Nous pourrions vous donner les résultats et c’est tout. Mais nous croyons que cela peut peut-être vous aider à comprendre, et à nous comprendre, si nous vous parlons de comment s’est déroulé le processus.

Depuis le 15 octobre 2016, la délégation zapatiste au Cinquième Congrès du Congrès national indigène, aux côtés du CG-CCRI de l’EZLN (Commandement général du Comité clandestin révolutionnaire indigène de l’Armée zapatiste de libération nationale), s’est donné pour tâche d’organiser la consultation interne afin de connaître l’opinion et la décision des bases de soutien zapatistes au sujet de la proposition centrale.

La consultation interne, nous l’avons faite dans toutes et chacune des communautés, collectifs, régions et zones zapatistes. Nous avons également inclus dans la consultation les compañeras, compañeros, frères et sœurs de la ville qui participent à différentes équipes de soutien de la commission Sexta de l’EZLN. Nous n’avons pas inclus dans la consultation les troupes insurgées zapatistes, parce que ce n’est pas notre travail de prendre ce type de décision.

La consultation, nous l’avons faite suivant notre mode de faire, en suivant une fiche réalisée par le sous-commandant insurgé Moisés, le matin du 14 octobre 2016, avant que ne soit rendu public le texte « Que tremble la terre jusque dans ses entrailles » :

1. Information. C’est-à-dire que, dans chaque communauté, collectif, région et zone, on informe premièrement de ce qui s’est dit durant ces journées du mois d’octobre 2016. On a informé des douleurs de nos peuples frères du Congrès national indigène, de toutes les méchancetés que leur font les capitalistes qui exploitent, répriment, méprisent et volent les peuples originaires, de comment ils tuent des peuples entiers. Mais pas seulement, nous avons également informé de comment ils s’organisent et ils résistent contre cette politique de mort et de destruction. Pour ce rapport, nous avons utilisé le compte rendu fait par la commission provisoire du CNI, le document qui a été élaboré et qui s’appelle « Que tremble la terre jusque dans ses entrailles », et le résumé et les notes prises par la délégation zapatiste durant cette première étape du Cinquième Congrès du CNI.

Ce point est très important, parce que c’est là que nous transformons nos sœurs et frères, nos compañeros et compañeras en oreille et en cœur sensible aux douleurs et à la résistance d’autres, qui sont comme nous dans d’autres endroits. C’est très important et urgent ce point, parce que si nous ne nous écoutons pas entre nous, et bien encore moins vont nous écouter d’autres personnes.

2. La proposition. On a dit et expliqué quelle était la proposition : que le Congrès national indigène nomme un Conseil indigène de gouvernement (qui est comme un Conseil de bon gouvernement zapatiste, mais national, c’est-à-dire pour tout le Mexique), formé par des représentants femmes et hommes de chacun des collectifs, organisations, quartiers, tribus, nations et peuples qui sont organisés au sein du Congrès national indigène. C’est-à-dire que ce conseil est formé par des indigènes, et ce sont elles et eux qui vont gouverner le pays.

Ce Conseil indigène de gouvernement est collectif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une personne qui commande, mais c’est entre toutes et tous que se prennent ses accords pour gouverner. Ce Conseil indigène de gouvernement ne fait pas ce qui lui chante, mais prend en compte ce que disent les peuples de tout le Mexique, indigènes et non indigènes.

Ce Conseil se fonde sur les sept principes du Commander en obéissant : servir et non se servir ; représenter et non supplanter ; construire et non détruire ; obéir et non commander ; proposer et non imposer ; convaincre et non vaincre ; descendre et non monter.

Ce Conseil indigène de gouvernement a pour voix une femme indigène du CNI (non de l’EZLN), c’est-à-dire de sang indigène, qui parle sa langue originaire et qui connaisse sa culture. C’est-à-dire qu’il a comme porte-parole une femme indigène du CNI.

Cette femme indigène du CNI est celle qui se présente comme candidate à la présidence du Mexique en 2018. Comme ce n’est pas possible que soient mis tous les noms de ceux qui sont du Conseil indigène de gouvernement parce qu’il pourrait y avoir confusion, donc le nom qui est donné, c’est celui de la porte-parole du Conseil. Ce n’est pas que cette femme indigène se trouve dans un parti politique, c’est une candidate indépendante. C’est comme ça qu’on dit, quand quelqu’un est présent à une élection, mais n’appartient pas à un parti politique.

Et donc, ce Conseil indigène de gouvernement, aux côtés de la femme indigène du CNI, commencent à parcourir tout ce qui est possible du Mexique et du monde afin d’expliquer comment est la situation dans laquelle nous sommes à cause du système capitaliste qui exploite, réprime, vole et méprise les gens d’en bas, les pauvres de la campagne et de la ville, et qu’en plus il est déjà en train de détruire la nature, c’est-à-dire qu’il est en train de tuer le monde dans lequel nous vivons.

Ce Conseil indigène de gouvernement va tenter de parler et d’écouter tous les indigènes du Mexique même dans leurs peuples, leurs régions, leurs zones, leurs États, afin de les convaincre de s’organiser, de ne pas se laisser faire, de résister et qu’ils se gouvernent eux-mêmes, tout comme nous le faisons de fait en tant que zapatistes que nous sommes, que personne ne nous dit comment ou ce que nous devons faire, mais que ce soit les peuples eux-mêmes qui décident et qui commandent.

Ce Conseil indigène de gouvernement va aussi tenter de parler et d’écouter les personnes qui ne sont pas indigènes, mais qui sont aussi exploitées, réprimées, volées et méprisées dans le Mexique et dans le monde. De la même manière, ils vont leur apporter un message d’organisation et de lutte, de résistance et de rébellion, selon le mode de faire de chacun, son calendrier et sa géographie.

Pour que cette femme indigène, déléguée du CNI, soit reconnue comme candidate par les lois mexicaines, il faut qu’elle réunisse quasiment un million de signatures de personnes ayant une carte d’électeur. Si elle les rassemble et que les signatures sont véridiques, alors oui, elle est bien reconnue comme étant candidate indépendante pour être présidente du Mexique, et son nom est mis pour qu’en 2018 les gens votent ou pas, selon leur réflexion de chacun. Donc il s’agit que le Conseil indigène de gouvernement et la porte-parole indigène parcourent le Mexique et là où il y a des personnes mexicaines, pour obtenir les signatures pour être inscrite au registre. Ensuite, une autre tournée pour qu’ils la soutiennent et votent pour l’indigène du CNI.

En tant que zapatistes que nous sommes, nous pensons que lorsqu’ils vont faire cette tournée, le Conseil indigène de gouvernement et sa porte-parole, ils vont connaître beaucoup de douleurs et de rages qu’il y a, au Mexique et dans le monde. Des douleurs et des rages de personnes indigènes, mais aussi de personnes qui ne sont pas indigènes, mais qui souffrent également, mais qui résistent.

Et donc ça, c’est ce qu’on veut. Il ne s’agit pas de chercher à ce qu’une femme indigène du CNI soit présidente. Ce qui est recherché, c’est d’amener le message de lutte et d’organisation aux pauvres de la campagne et de la ville du Mexique et du monde. Ce n’est pas qu’on prenne en compte que, si on rassemble les signatures ou si on gagne l’élection, ça se termine bien. Mais que ça se termine bien s’il est possible de parler et d’écouter les personnes à qui personne ne parle, et que personne n’écoute. C’est là que nous allons voir si ça se termine bien ou pas, s’il va y avoir plein de gens qui vont prendre force et espoir pour s’organiser, résister et se rebeller.

Jusqu’où va-t-on aller ? Jusqu’où le décide le Congrès national indigène.

3. Ensuite ont été dits et expliqués les points négatifs de cette proposition. Par exemple :

Ils vont nous critiquer comme zapatistes que nous sommes, parce que nous avons dit que nous ne luttons pas pour le pouvoir, et qu’on veut déjà avoir le pouvoir.
Ils vont critiquer la trahison de notre parole de ne pas vouloir de poste de pouvoir.
Ils vont nous reprocher de parler mal des partis politiques, mais de faire la même chose que ce que nous critiquons.
Ils vont nous accuser d’aider le parti du PRI, parce que nous allons diviser les votes pour la gauche, et que comme ça la droite va gagner.
Ils vont nous critiquer comme quoi les femmes indigènes n’ont pas d’éducation et ne savent pas parler le castilla.
Ils vont nous mépriser comme indigènes n’ayant pas la bonne réflexion suffisante pour gouverner.
Ils vont se moquer beaucoup de nous et parler mal de nous, les femmes et les hommes indigènes que nous sommes.

(Attention, racistes et machistes : bien avant que ne débutent vos attaques, nous, les femmes et les hommes indigènes zapatistes, nous savions déjà ce que vous, vous alliez dire. Et dire que nous sommes les stupides et les ignorants, et que vous êtes les très intelligents et cultivés.)

Durant les assemblées, les compañeras et compañeros participèrent en disant d’autres choses qui pourraient être des points négatifs.

Ils ont parlé par exemple de la sécurité, que les gouvernements pouvaient faire une attaque contre le Congrès national indigène et la candidate pour qu’elle ne gagne pas ; que les mauvais gouvernements peuvent nous attaquer nous, les communautés zapatistes, pour que nous ne soutenions pas le CNI ; qu’un piège soit tendu pour que la lutte du CNI ne puisse pas avancer parce qu’on sait bien que les mauvais gouvernements sont traîtres et retors ; que vont arriver les vautours politiciens pour voir ce qu’ils peuvent tirer comme profit individuel de leur lutte aux peuples indigènes ; qu’il va y en avoir certains qui vont vouloir amener la lutte des peuples indigènes vers un autre chemin ; et d’autres choses encore.

4. Ensuite ont été dits les points en faveur de la proposition. Par exemple :

Ça sert à ce que la société mexicaine se mette à nouveau à voir et à écouter les peuples indiens du Mexique, qui aujourd’hui ne sont même plus mentionnés.
Ça sert à pouvoir écouter et parler avec des indigènes de tout le Mexique qui ne sont pas organisés et qui sont détruits par les maudits capitalistes.
Ça sert à ce que les indigènes soient de nouveau fiers et honorés d’être indigènes, de leur couleur, de leur langue, de leur culture, de leur art, de leur histoire.
Ça sert à ce que les femmes indigènes se lèvent avec leur voix propre et qu’elles s’organisent, tout comme se sont levées et organisées les femmes zapatistes.
Ça sert à expliquer aux gens d’en bas toute la destruction et le mal que font les maudits capitalistes.
Ça sert au Congrès national indigène pour qu’il se connaisse, comme est le mode de faire du CNI, et que plus de peuples, nations, tribus et quartiers indigènes entrent dans le CNI et se connaissent entre eux en tant qu’indigènes, et voient leurs douleurs et leurs forces.
Ça sert aux zapatistes que nous sommes, parce que de cette manière nous pouvons soutenir nos frères et sœurs indigènes d’autres endroits, pour qu’ils continuent leur lutte et qu’ils puissent vivre avec liberté et dignité.
Ça sert pour les peuples zapatistes, parce que de cette manière plus de gens connaissent notre histoire de lutte et comment nous nous sommes organisés, et s’encouragent.
Ça sert pour les peuples zapatistes, parce que de cette manière nous apprenons à nous organiser, non plus seulement pour nous aider entre nous, mais aussi à nous organiser pour soutenir d’autres qui luttent, comme on l’a fait pour les enseignants démocratiques.

5. Ensuite, on s’est mis à penser si cette proposition va servir au Congrès national indigène, ou si ça ne va pas lui servir.

6. Après, on s’est mis à penser si cette idée va nous servir en tant que zapatistes que nous sommes, ou si ça ne va pas nous servir.

7. Ensuite, on s’est mis à discuter si nous soutenons ou pas cette proposition et, si ce qui en sort c’est oui, comment nous ne pouvons pas aider en tant que zapatistes que nous sommes ; et ensuite comment oui, nous pouvons aider, en tant que zapatistes que nous sommes.

Par exemple, nous ne pouvons pas aider avec les signatures, puisque les zapatistes n’utilisent pas de carte électorale ; nous ne pouvons pas non plus être candidates ou candidats, parce que en tant que zapatistes, nous ne luttons pas pour le pouvoir ; nous ne pouvons pas voter, parce que nous n’utilisons pas ce mode de voter de mettre un papier dans une boîte, mais que nous prenons nos accords dans des assemblées auxquelles tout le monde participe et dit sa parole.

Mais oui, on peut soutenir d’autres manières, par exemple : nous pouvons soutenir en expliquant cette bonne idée, et en convainquant ceux qui, oui, utilisent leur carte électorale, pour qu’ils l’utilisent afin de soutenir la femme indigène du CNI ; nous pouvons parler aux gens de la ville qui nous soutiennent en tant que zapatistes, pour qu’ils soutiennent aussi le Conseil indigène de gouvernement ; nous pouvons nous organiser en tant que collectifs et gouvernements autonomes, afin d’obtenir un peu de monnaie pour le CNI ; nous pouvons expliquer au Mexique et dans le monde comment nous faisons pour nous gouverner nous-mêmes, et que les gens de bonne réflexion voient ainsi qu’en tant qu’indigènes, oui, nous savons gouverner.

Et, bon, on a aussi informé tous les villages d’un autre des accords du Cinquième Congrès : que si, durant la consultation zapatiste interne (et durant celle de n’importe quel collectif, organisation, quartier, tribu, nation et peuple originaire du CNI), il ressort comme résultat qu’on ne soutient pas la proposition, que c’est une mauvaise idée ou qu’on n’est pas d’accord, alors le Congrès national indigène respecte cette décision, même si la majorité dit que si, elle soutient la proposition. C’est-à-dire qu’on continue à être pris en compte en tant que membre du CNI. C’est-à-dire que ce n’est pas obligé que qui n’est pas d’accord doive faire ce que décide la majorité. C’est-à-dire qu’on respecte l’autonomie, et les modes de faire de chacun.

De même que l’on fait dans les communautés indigènes zapatistes, on ne va pas voir d’un mauvais œil ou expulser de chez les zapatistes celui qui pense différemment, mais on va le respecter et le prendre en compte. Comme c’est le cas dans nos assemblées communautaires, que ce n’est pas parce que quelqu’un pense de manière opposée à ce que dit la majorité qu’on le vire, mais qu’on continue.

Comme on peut le voir, la consultation interne s’est focalisée sur le soutien ou pas à ce qui résulterait de la consultation du CNI. Voici les résultats :

Plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes zapatistes ont été consultés. D’elles et d’eux, l’immense majorité s’est manifestée pour soutenir la décision à laquelle arrive le CNI dans la mesure de nos possibilités. 52 compas se sont manifestés contre (26 compañeras et 26 compañeros). 65 compas se sont manifestés comme « je ne sais pas » ou « indécis » (36 compañeras et 29 compañeros). Les raisons données par ceux qui se sont manifestés contre sont diverses : depuis le compa qui a dit : « moi je vais me manifester contre pour voir si c’est vrai que vous me respectez et ne m’expulsez pas comme zapatiste », à ceux qui ont argumenté qu’ils n’allaient pas être dans leur village, et qu’ils ne voulaient pas s’engager parce qu’ils ne pourraient pas accomplir le travail qu’il faudra fournir. Les personnes qui se sont manifestées comme indécises ont dit, entre autres choses, qu’à quoi ça sert de décider si on ne sait toujours pas ce que va décider le CNI, et alors quoi, si on dit que oui on soutient, et que le CNI dit qu’il ne le fait pas.

Qu’en attendre ?

Compas,

Enfin, celle-là c’est la dernière partie. Merci aux personnes qui sont arrivées jusqu’à ces lignes… hein ?… oui, bien sûr, ils restent attentifs… oui… des doutes, bien sûr… des questions, évidemment… quoi ?… quel va être le résultat de la consultation du CNI ?… Vous voulez un spoiler ?… ok, ok, ok, attendez, je demande… Enfin… c’est mieux que je vous dise la vérité, donc voilà :

On va être sincères avec vous : nous n’en avons pas la moindre idée.

Et on le dit sérieusement.

Nous avons déjà vu auparavant comment une proposition se modèle petit à petit au fil du travail de la parole, suivant le mode de faire des originaires. Comme si une idée n’était rien de plus qu’une masse informe d’argile et que des mains collectives lui donnaient peu à peu forme, dimension, couleur et destin.

Raison pour laquelle, tout comme vous, nous sommes dans l’attente.

Même si, c’est sûr, nous les hommes et les femmes zapatistes, nous n’attendons pas la même chose que vous.

Vous, nous pensons, vous êtes en train d’attendre quel est le résultat, et de là tout va dériver.

Nous, les femmes et les hommes zapatistes, nous sommes en train d’attendre ce qui va se passer après, le jour suivant. Et en nous préparant déjà pour ce calendrier.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Moisés, sous-commandant insurgé Galeano.
Mexique, novembre 2016.

Du carnet de notes du Chat-Chien

Ne croyez pas que je ne me sois pas préparé au cas où ce qui ressort de la consultation du CNI, c’est que la proposition est rejetée.

Non, ça ne me préoccupe pas. J’ai pris mes précautions. J’ai par exemple un certificat médical qui assure que je suis sur liste d’attente pour une opération de changement de sexe, ainsi qu’une démarche administrative pour être adopté par une famille zapatiste. Comme ça, vous pourrez dire que tout ça n’était qu’un jeu pour que ce soit moi le candidat… ok ok ok, la candidate à la présidence de la République.

Ah, ma perversité est sublime, n’est-ce pas ?

Bien sûr, avec cette apparition publique, ma correspondance féminine va être réduite à zéro. Oh, vous savez, de correspondance il n’y en a même plus, ni féminine ni autre que féminine. Ah là là, si j’avais des réseaux sociaux, je me ferais plusieurs comptes parallèles (ne faites pas comme si, c’est ce que vous faites !) et je me donnerai à moi-même du rt, du fellow et du like, et je m’autotrollerai, pour que tout paraisse v-é-r-i-t-a-b-l-e. Combien de comptes parallèles peut-on faire au maximum ? Ne faites pas genre, je suis sûr que vous avez fait des recherches là-dessus.

Au final, j’aurai bien une idée qui me viendra à l’esprit.

Et maintenant, si ce qui en sort, c’est que la proposition est approuvée, eh bien il faudra bosser dur pour trouver du cash. Et donc je vais me mettre en contact avec loas compañeroas de la Brigada callereja, la Brigade des rues, pour qu’ils me réservent un trottoir, dans le quartier de La Meche. Rien à foutre, la rue appartient à qui y fait les quatre cents pas. Je suis sûr que mes tripes y feront fureur… quoi ?… ok, ok, ok, mon ventre… quoi ? Oui, bon, mon gros ventre… Je dois vous le dire ? Oui, méchants, ça c’est sûr vous l’êtes vraiment…

Le SupGaleano faisant craquer plusieurs ceintures.

(Non merci, vraiment, non, je n’ai vraiment pas besoin que quelqu’un vienne me tripoter le ventre… ouhhhh, allez là montrez-moi votre nature secrète… que des jeux de mots des années soixante, tu vois, c’est pour ça que les gens bien ne vous apprécient pas tu vois… eh ?…Faire un reality show pour trouver des thunes ? avec Trump, Macri, Temer, Poutine et Rajoy en train de partager des photos tout nus ? p’tain de merde… cessez de regarder cette télévision… plutôt des séries télé de production alternative… si, si, sur les stands de l’avenue centrale, y a déjà la nouvelle saison de Game of Thrones… Oui, en fait au final, on apprend que les autres là, Tyrion et Snow, ils sont de la famille de Dayanaris… ou comme cela se prononce… oui, un dragon pour chaque, un message d’équité… oui, sur le nouveau bouclier il y a un lion, un loup et un dragon qui s’unissent… oui, bon, une version de l’Hydre quoi… oui, comme si tu unissais le grand capital financier, industriel et commercial… oui, le système se recompose et tous ceux d’en haut bien contents, et ceux d’en bas vont se faire f… oui, mais en fait, vous êtes en train de regarder une version finale alternative… ouais, quand toute la troupe est en train d’attraper le pichet pour célébrer je sais pas quoi, il y a une femme indigène qui arrive, qui chie sur le trône de fer, et avec un chalumeau, elle le fait fondre. Bon, ils sont en train de réfléchir s’ils lui enlèvent pas le chalumeau et qu’ils lui donnent une boîte d’allumettes, pour que ça prenne plus de temps, le suspense tu vois… si, avec de la chance, y aura une autre saison, suivant combien d’allumettes ça lui prend…. Si, c’est là que ça s’arrête… oui, à cause du Brexit là, les coûts se sont envolés. Et maintenant avec Trump, encore pire… Quoi ? Que j’arrête de spoiler ? Ah, c’est bon là, pourquoi vous m’invitez alors si vous savez comment je suis, hein).

Je certifie.
Ouaf-miaou.

Source et traduction : Enlace Zapatista
Relecture : “la voie du jaguar”

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