la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


V comme voyages

mercredi 24 mai 2017, par Georges Lapierre

L’Assemblée du peuple chontal en défense du territoire se tient tous les deux mois [1]. Cette fois-ci, elle a lieu à San Pedro Tepalcatepec, qui se trouve dans la Chontale Alta, c’est-à-dire dans la partie la plus haute d’un territoire s’étendant de la côte pacifique aux Vallées centrales. Le rendez-vous est fixé au 22 avril (2017), nous partons d’Oaxaca le 21 au petit matin, la route sera longue. Le transport en commun nous laisse à la Reforma, un peuplement sur la route fédérale Oaxaca – Salina Cruz.

Nous allons manger chez Gloria, petite fonda légèrement à l’écart de la route où tout le monde se connaît et où circulent et se croisent les nouvelles, les dernières informations venues de la côte et de la montagne. Il y a ainsi des lieux de passage discrets, un peu secrets, qui font le relais entre le monde retiré et indien de la montagne et le monde plus métissé de la côte où l’on a de la famille et où l’on fait quelques courses. Le caldo de camarones est délicieux, ce qui ne gâche rien.

La rumeur circule que la camionnette communale transportant les autorités agraires de Chongos, village chontal à proximité de la côte pacifique, serait retenue à un barrage près de Jalapa del Marqués. Cette camionnette devait nous prendre au passage. Peu importe, una redila [2] de San Pedro Tepalcatepec est signalée dans le voisinage, elle nous emmènera à notre destination. Nous allons être à l’arrière, le nez dans des petits pains et les pieds dans les tomates et des paquets de chips, enfin j’exagère mais il vaut mieux être debout, accrochés au bastingage et le nez au vent. La piste est longue, cahoteuse et tournoyante. Le chauffeur la connaît bien, il va vite, et ce n’est pas sans ressentir une petite pointe d’appréhension que nous le voyons aborder les tournants en prenant bien à gauche, une roue à moitié dans le vide comme dans une fête foraine. Nous montons, nous nous élevons vers les hauteurs. J’essaie un peu vainement de me repérer, il faudrait que j’aie une carte de la région sous les yeux, pourtant petit à petit, elle commence à m’être un peu familière, las, la mémoire des noms me fait défaut et prend un malin plaisir à se dérober pour me laisser sur ma faim avec le nom sur la langue.

Après environ quatre heures de montée, nous atteignons la partie la plus haute de la région chontale, autour de 2 300 mètres d’altitude. C’est une zone de forêt primitive humide et bien conservée avec des pumas (leones) et des jaguars (tigres). Nous sentons l’air frais nous pénétrer agréablement. Nous descendons peu à peu pour remonter ensuite. Une surprise très désagréable nous attend.

En abordant le territoire communal de San Pedro Tepalcatepec, nous voyons des pans entiers de la montagne noircis par un incendie récent et cette odeur fade de la cendre qui nous frôle, par vagues successives, de son aile de chauve-souris ! C’est un peu comme si le voile de la mort s’accrochait à la montagne pour cerner et hanter le village. « Nous sommes territoire », disent les Indiens ; les femmes et les hommes de San Pedro Tepalcatepec sont touchés au plus profond de leur être, le deuil est en eux. Nous nous en rendrons compte peu à peu quand nous aurons séjourné quelque temps dans le village. Que s’est-il passé ? Depuis 2012, San Pedro Tepalcatepec est la cible de la vindicte d’un village voisin, San Pablo Topiltepec, pour une question de limites territoriales : mille hectares ont été incendiés en 2012, deux cents en 2015, cinq mille en décembre 2016, enfin le 23 février 2017 un incendie fut provoqué à proximité du village. San Pedro comme San Pablo font partie de la même municipalité, San Carlos Yautepec, qui aurait dû, à mon sens, trouver une solution à l’amiable à cette question de parcelle de terre revendiquée par l’un et l’autre. Cela n’est jamais facile dans le monde paysan accroché à son arpent de terre, mais parfois, et même souvent, le bon sens, tout aussi paysan, l’emporte sur l’obstination. La provocation ne s’est pas arrêtée là, à ces dégâts matériels, elle a basculé dans la tragédie le 4 avril 2016.

Des étudiants du Cecyte (collège d’études scientifiques et technologiques) étaient allés chercher du bois avec leurs tuteurs quand ils sont tombés dans une embuscade, cinq personnes (deux étudiants et trois adultes) furent tuées et quatre personnes furent blessées. Comme le signalait récemment un journal local au sujet d’autres victimes d’un conflit agraire, le procureur général n’intervient pas, aucune enquête sérieuse n’est menée et ces assassinats restent impunis. L’État se garde bien de répondre à la demande pressante de justice de la part des familles, il se contente en général d’envoyer sur place la police ou l’armée, ce qui ne fait que renforcer le sentiment d’angoisse qui oppresse toute une population. Nous avons pu constater cet état d’abattement, d’accablement généralisé, à notre arrivée à San Pedro Tepalcatepec : des maisons vidées de leurs habitants partis ailleurs, à Oaxaca ou dans l’Isthme où ils ont de la famille ; des gens repliés sur eux-mêmes, qui ne sortent pas ou peu ; un terrain de basket qui reste vide le soir, pas de joueurs ni de bandes de gamins et de gamines, seuls deux ou trois gosses qui tournent en rond… Mais des policiers curieux qui, sans en avoir l’air, imposent leur présence tutélaire au cœur du village. Ce sont surtout les maîtres d’école de la Section 22 [3], soutenus par quelques personnalités fortes du village, qui semblent vouloir reprendre en main une situation complexe et douloureuse et réanimer une vie sociale toujours convalescente, obéissant plus à des automatismes qu’à une conviction profonde.

L’assemblée des villages chontals en défense du territoire, qui s’est tenue le lendemain, a dû ressentir cette ambiance morose et délétère, elle n’était pas très dynamique ; ajoutons aussi que le voyage est long jusqu’à San Pedro Tepalcatepec, qui se trouve tout au nord, à la limite du territoire. Je retiendrai surtout la reprise de l’activité de prospection, beaucoup ont signalé la présence de véhicules suspects, qui ont été vite repérés et qui ont dû faire demi-tour ; des demandes de recherche et d’étude aussi ont été enregistrées et rejetées par les autorités villageoises. Cette soudaine recrudescence de l’activité prospective est un signe. Nous entrons dans l’ère de la confrontation.

Sofía Castro Ríos, qui se trouve à la tête du ministère des Affaires indiennes du gouvernement actuel de l’État d’Oaxaca, semble bien décidée à imposer par tous les moyens l’exploitation minière contre la volonté des populations. C’est d’ailleurs le programme que s’est fixé, dès sa prise de fonction, le nouveau gouverneur, Alejandro Murat. D’autres signes, qui sont comme une préparation à la guerre à venir, ne manquent pas d’être inquiétants : l’intention d’installer une caserne de cinq mille militaires [4] (plus leurs familles) auquel s’ajouterait un hôpital militaire en bordure de la Sierra Sur, à Mitla (la population et les autorités municipales ont manifesté clairement leur rejet d’un tel projet) ; les conflits agraires, qui ont brusquement resurgi en trois endroits [5] ; des élections municipales amañadas (arrangées), imposant des présidents municipaux non reconnus par une grande partie de la population sinon par toute la population indigène [6] ; la pénétration de la culture de l’amapola (pavot) et des narcotrafiquants [7].

J’aurai sans aucun doute l’occasion de revenir sur cet ensemble de dispositifs mis en place en sourdine et qui, en quelque sorte, prépare le terrain, en le fragilisant, en vue d’une offensive à venir. Du côté des peuples indiens, la nécessité de s’organiser à un niveau plus large que la municipalité se fait pressante afin de ne pas rester isolés face à tous ces signes annonciateurs d’orages. Dans un tel contexte, l’initiative des zapatistes et du Congrès national indigène (CNI) de la constitution d’un gouvernement indigène au niveau national prend tout son sens.

Au cours de l’assemblée de San Pedro Tepalcatepec, les présents ont suggéré de constituer d’abord un conseil régional composé des déléguées et des délégués désignés par chaque village de la région chontale, et c’est ce conseil régional qui nommera ensuite la déléguée et le délégué au conseil national. Rendez-vous est pris le 19 mai pour ces désignations, une semaine avant la rencontre du CNI, qui aura lieu, je le rappelle, les 26, 27 et 28 mai à San Cristóbal. Dans le même état d’esprit, resserrer les liens entre les communautés, il fut question d’ériger une antenne afin que les villages puissent communiquer directement entre eux. Le lieu avait déjà été fixé au cours de la réunion précédente, mais les habitants de San Pedro insistaient pour qu’elle soit érigée chez eux, prétextant qu’ils dominaient toute la région. Finalement il fut convenu que San Pedro Tepalcatepec aura une antenne relais, mais que la tour sera montée dans la communauté de San José Chiltepec, plus au centre, comme il avait été décidé.

Nous ne devions partir pour San José Chiltepec que le lendemain, mais, changement de programme, nous partons tout de suite après l’assemblée. Il faut faire vite car nous risquons de trouver la piste fermée par des chaînes à partir de onze heures du soir ! Nous montons dans le pick-up de San José, les autorités agraires de Santa María Zapotitlán sont aussi du voyage, il est environ huit heures du soir (ce n’est pas l’heure officielle imposée par l’État, c’est l’heure de Dieu, ou l’heure du soleil, ou l’heure du paysan) et nous allons rouler — tanguer serait un mot plus juste — toute la nuit, pour arriver à quatre heures du matin à destination. Si le copilote a parfois sommeillé, le chauffeur, lui, a tenu bon et a parfaitement accompli sa mission. Nous avons rencontré deux fois des chaînes qui fermaient la piste ; la première fois, des hommes étaient présents, montant la garde dans une petite cabane autour d’un feu ; la deuxième fois, personne ! Il était déjà bien, bien tard et nous nous demandions ce que nous allions faire quand une bande de gamins a surgi des profondeurs de la nuit en courant et nous a ouvert le passage. Halte à Zapotitlán, Zapotitlán est à moins d’une heure de route de San José Chiltepec.

Le lendemain, dimanche, repos. En fin de matinée les autorités de San José, qui ont rendez-vous au centre municipal, appellent en vain le chauffeur, klaxonnent, klaxonnent… Le pick-up est prêt, tout lavé de sa nuit blanche, mais pas le chauffeur. Finalement, c’est un autre jeune gars, qui, tout content de cette soudaine et inattendue promotion, prend sa place. Nous allons passer la journée avec le comi (c’est-à-dire avec le commissaire des biens communaux de San José) ; nous allons au bord de la rivière où se trouvent ses chèvres et chevreaux et son jardin-milpa. Nous y restons un moment tant l’endroit est agréable, puis nous allons voir la « pierre du Soleil », qui se trouve à mi-pente, dans la forêt. C’est un énorme granit gravé, on y devine tout autour et au-dessus des caracoles, des visages-masques, certains pourraient représenter un serpent avec une langue fourchue dardant entre les crocs. Il y aurait tout un travail de déchiffrage-lecture à faire pour en saisir le sens, nous en sommes bien incapables, pourtant cette pierre n’est pas sans m’évoquer les monolithes scandinaves avec leur alphabet primitif et magique, quand la pierre la plus dure garde à jamais la mémoire des légendes et des mythes.

Le lendemain, nous attendons l’ingénieur qui doit venir monter l’antenne, une tour de plus de trente mètres de haut avec tous les accessoires, panneaux solaires, etc., permettant au signal de fonctionner sans interruption. Cette tour va être montée sur le plus haut sommet des montagnes qui forment au nord-ouest comme un amphithéâtre autour de San José Chiltepec : le mont Bendición (bénédiction). Le matin une première équipe est partie avec un ancien comme guide, elle a pour tâche de marquer le chemin et de le défricher. L’ingénieur, qui devait arriver vers les neuf heures, tarde à venir, il n’arrivera, accompagné de deux techniciens, que vers les quatre heures de l’après-midi. Nous partons avec les muletiers, qui forment une caravane de six mules et deux chevaux ; ils emmènent tout en haut des sacs de sable et de ciment ; il doit être environ une heure de l’après-midi. Je me doute bien que nous n’allons pas pouvoir les suivre et que le risque de perdre notre chemin est grand. C’est ce qui arrive, le sentier que je suis, après une montée assez raide, redescend de l’autre côté en flanc de pente, je rebrousse chemin. Je finis par récupérer la bonne piste, et je m’efforce de ne pas la perdre en repérant les crottins laissés par les équidés. La montée est forte et nous glissons sur l’amas de feuilles qui jonche le sol. Pas facile. Enfin, nous apercevons les mules et les chevaux attachés aux arbres, ce qui me donne un peu d’espoir. Je dois vite déchanter, nous ne sommes pas encore au sommet. Les animaux ne pouvaient pas aller plus loin, la pente est trop raide et il n’y a même plus un semblant de sentier. Les hommes ont pris les bultos [8] de sable et de ciment sur leurs épaules et ils sont partis, ils m’ont laissé sur place ; je ne les retrouverai au sommet que bien plus tard. En descendant, nous croisons la troisième équipe, qui porte, elle, tout l’attirail pour monter la tour ; l’ingénieur et les techniciens sont dans cette équipe, ils dormiront en haut. Ils monteront l’antenne, aidés par l’équipe du matin, le lendemain.

Finalement, la mise en place de l’antenne a pris deux jours de travail ; les villages voisins de Santa Lucía Mecaltepec et de Santa María Zapotitlán ont envoyé des équipes de jeunes sous la direction de leur comisariado de los bienes comunales, de leur comi. En comptant les jeunes de San José Chiltepec, cela faisait pas mal de monde et des frais pour le village amphitryon. Une question se posait : les autres villages, qui vont, eux aussi, bénéficier des services de l’antenne, vont-ils participer aux frais ? Cette question préoccupe le comi de San José Chiltepec. Il se fait tard, nous sommes tous réunis dans une salle de l’agence municipale autour de l’ingénieur qui met en service les radios portables, la fatigue marque des visages attentifs, les quelques rares tentatives de plaisanteries tombent à plat, le cœur n’y est plus. Les jeunes de Santa Lucía ont encore bien deux heures de montée de nuit dans la montagne pour arriver à leur village, et la pente est particulièrement raide ! Nous, nous retournons à Oaxaca. Cette antenne sera très utile, elle va permettre de rompre l’isolement de ces villages de montagne. À la moindre alerte, toutes les communautés seront prévenues d’un danger potentiel et pourront prendre les dispositions qu’elles jugeront nécessaires.

J’avais écrit ces lignes à la fin du mois d’avril, le temps a passé et je ne parlerai pas de l’eau qui coule sous les ponts de Paris : ici, c’est plutôt la sécheresse qui se fait sentir actuellement, accompagnée d’une chaleur suffocante, sauf dans les montagnes du pays des Chontal où il fait bon vivre et où les nuits sont fraîches, me disent les jeunes venant des villages d’en haut. Eh oui, nous sommes déjà le 19 mai et nous nous trouvons dans le village de San Juan Alotepec, pas encore dans les hauteurs, plutôt au pied des montagnes. C’est un petit village pimpant et le comi nous a très bien reçus. Sept villages sont représentés, nous sommes venus avec les délégués de San Miguel Chongos, qui nous ont pris à Tequis (Tequisistlán), bourg et petit marché au croisement des routes entre les Zapotèques de Jalapa del Marqués et les Chontal de la montagne.

La nomination de la déléguée et du délégué du peuple chontal qui siégeront au Conseil indien de gouvernement est le point important de cette réunion. Avant d’aborder ce sujet, l’assemblée fait le point sur cette question et reprend la liste des couples désignés par chaque village, ces couples font désormais partie du Conseil régional de gouvernement et c’est parmi eux que l’assemblée choisira le couple qui la représentera au niveau national.

La première difficulté à laquelle se heurte l’assemblée reste la disponibilité des femmes : difficile pour elles de se libérer de tâches familiales et ménagères dans lesquelles elles se trouvent traditionnellement confinées ; même si elles accompagnent leur mari dans leurs responsabilités communales et peuvent en tirer un certain prestige, c’est tout de même l’homme qui est désigné et c’est à lui qu’incombe la charge de commissaire des biens communaux (comisariado de los bienes comunales, appelé familièrement comi), de secrétaire, de syndic ou de trésorier, de majordome, etc., jusqu’à celle de topil (les aides ou les hommes de main), la première charge, en général réservée aux plus jeunes. Bien qu’il soit très souvent fait appel au travail et au dévouement des femmes lors des événements touchant la collectivité (fêtes, assemblées), celles-ci, sans être réellement écartées de la vie sociale, se trouvent d’une certaine manière marginalisées, placées dans une position de subordination ou de dépendance. Le lien matrimonial plaçant la femme indienne dans un rapport de subordination vis-à-vis de son mari rend sensible et visible une telle situation, et la religion chrétienne et patriarcale apportée par les conquistadores ne fait que confirmer et renforcer une telle inégalité.

Cependant cette inégalité n’a pas un fondement aussi idéologique, et donc aussi totalitaire, que nous pouvons le supposer, cela malgré l’importance et l’influence de la religion chrétienne et de toutes les sectes qui en forment désormais l’avant-garde. Son fondement repose avant tout sur la terre et sa répartition. Si le territoire est un bien commun aux femmes et aux hommes d’une communauté, il en va différemment concernant l’accès à la terre cultivable. Traditionnellement la terre cultivable est répartie entre les hommes de la collectivité, ce sont eux qui forment l’assemblée agraire et c’est en tant que membres de cette assemblée qu’ils sont amenés à remplir certaines charges et responsabilités publiques, touchant l’ensemble de la vie sociale. Ainsi, ce sont les fils qui héritent des parcelles du père ; les filles, dépossédées de la terre, se trouvent dans une position plus vulnérable vis-à-vis de leur mari, et plus marginale à l’intérieur même de la communauté. Les revendications des femmes touchent ces deux aspects : elles demandent à faire partie, au même titre que les hommes, de l’assemblée agraire ; elles sollicitent aussi, en tant que sœurs, la possibilité d’hériter, au même titre que leurs frères, de la terre familiale.

Maintenant comment réagissent concrètement les communautés face à ces points d’achoppement qui mettent les femmes dans une situation d’inégalité ? Nous touchons ici à une question plus délicate qu’il n’y paraît à première vue, celle qui concerne la division du travail (ou la répartition du travail ?) entre sexes. Est-ce une question purement idéologique, ou bien touche-t-elle d’autres rivages encore mal connus ou à découvrir ? Dans le village de Chongos, dans la Chontale, ou dans celui de Benito Juárez dans les Chimalapas, j’ai pu constater que deux femmes dans le premier village et une femme dans le second sont considérées comme comuneras et font partie de l’assemblée agraire. Ces trois femmes cultivent la terre, l’une a trois enfants, mais n’est pas mariée, l’assemblée lui a donné une parcelle de terre à cultiver, ce qui l’amène à faire partie de l’assemblée de plein droit. Elle a d’ailleurs été déléguée de son village au Conseil régional de gouvernement et est venue à San Cristóbal lors de la dernière rencontre nationale avec les zapatistes. Les deux autres sont veuves et sont reconnues comme comuneras au même titre que les hommes. En fait toutes trois font un travail ou une activité traditionnellement réservée aux hommes. Pourquoi le travail de la terre, l’agriculture, est-il considéré comme une tâche masculine et le jardinage, dans bien des cas, comme une activité féminine ? Pourquoi la chasse est-elle jugée comme une activité virile avec l’arc et les flèches, et la cueillette, symbolisée par le panier, comme une activité féminine ? Et il y a les légendes et les mythes qui contredisent et prennent le contre-pied de ce qui semble si universellement convenu, comme celle des amazones, ces femmes guerrières et chasseresses ou encore, plus près de chez-nous, le mythe — ô combien fascinant ! — de Diane chasseresse. Les Trobriandais auraient-ils résolu cette question épineuse en disant que la terre de la tribu appartient à l’Aïeule et que les frères doivent une partie de la récolte d’ignames à leurs sœurs parties vivre dans la tribu de leur mari ?

Afin de clore provisoirement un débat qui reste largement ouvert, je vais vous raconter un mythe, rapporté par Alfred Métraux [9], et que je viens de lire : « Une femme avait ses règles. Selon la coutume elle se tenait dans sa hutte sans sortir, la tête recouverte d’une étoffe. Sa mère et toutes les autres femmes étaient parties cueillir des fruits et des gousses de caroubier, la laissant toute seule. La femme avait une soif terrible. Elle alla chercher la cruche, mais elle était vide. En partant ses parents avaient oublié de la remplir. Désespérée, elle se mit sur la tête un linge, s’en passant un autre entre les jambes, se chaussa de sandales et, prenant une cruche, s’en alla puiser de l’eau au puits. C’était un si petit puits qu’elle ne pensait pas mal faire. En remontant, comme elle était en train de boire dans une calebasse, elle vit au fond du trou deux grands yeux qui la regardaient et la forme monstrueuse de l’ik, serpent à la bouche et aux dents énormes. Ce serpent était l’arc-en-ciel lui-même. Le soir, il plut sans arrêt. L’arc-en-ciel apparut. Tout le village devint vert et il commença à s’enfoncer avec les hommes, les animaux et les huttes, car le sol s’était ramolli. Puis lorsque tout fut englouti, le terrain redevint comme auparavant. Les gens du village avaient été changés en bêtes et continuèrent à vivre dans le sol, seul un chamane réussit à s’échapper. Dans l’eau il y a une grande bête ; si elle sent l’odeur du sang, elle demande au ciel de faire tomber la pluie et cette pluie peut détruire le monde. Jadis c’étaient les hommes qui perdaient leur sang chaque mois. Naturellement ils n’allaient pas pêcher pendant ces jours-là. Les femmes qui souffraient périodiquement de la disette leur dirent : “Vaut mieux que ce soit nous qui perdions notre sang, car vous devez aller pêcher pour nous”, et les femmes prirent sur elles de perdre leur sang chaque mois. »

La solution la plus simple et aussi la plus radicale pour éviter tout risque d’inégalité entre hommes et femmes serait sans doute de mettre fin à cette distinction des activités en fonction du genre, notre époque esclavagiste s’y prête et nous y pousse : l’homme à tout faire et la femme à tout faire. Pourtant nous risquerions d’ébranler la base ancienne construite sur la division du travail entre femmes et hommes sur laquelle s’était érigé dès les temps les plus primitifs et jusqu’à notre présent tout l’échafaudage social.

Mais revenons, après ce petit voyage buissonnier dans les mythes, à l’Assemblée des villages chontals qui doit désigner celle et celui qui la représenteront au Conseil indigène de gouvernement au niveau national. Une seule femme, déléguée de sa communauté, était présente (les autres déléguées n’ayant pu se déplacer pour différentes raisons). C’est une femme assez âgée, elle n’est pas mariée, elle est guérisseuse, sage-femme, elle parle la langue et elle joue un rôle actif auprès des femmes de sa communauté (elle anime une tontine, un groupe qui se consacre à la broderie, un autre à la connaissance des plantes médicinales), rien d’étonnant qu’elle ait été choisie comme déléguée de sa communauté. Et comme elle est la seule présente, c’est elle que l’assemblée désigne. Elle s’appelle Reyna et elle est de Santa Lucía Mecaltepec. Les délégués hommes sont plus nombreux, il va donc y avoir élection ; les comisariados des différentes communautés sont chargés de les présenter. Très rapidement deux noms se détachent, celui de San Pedro Tepalcatepec et celui de San José Chiltepec. Finalement, c’est le délégué de San José Chiltepec qui l’emporte. Il s’appelle Simón ; lui aussi est assez âgé et il a accompli pas mal de charges dans son village. Il parle chontal.

« Je ne peux pas accepter cette charge, je suis bien incapable de l’assumer… » Par ces paroles, don Simón prend de court l’assemblée et y jette un certain trouble jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il s’agit seulement d’un excès de modestie ou d’humilité préhispanique ou préchrétienne, une forme de remerciement et une formule de politesse, sans plus. Une fois que tous sont debout, l’assemblée, par l’intermédiaire de son porte-parole, investit solennellement doña Reyna et don Simón de la tâche de la représenter au sein du Conseil de gouvernement national et d’« œuvrer à renforcer les liens entre les peuples pour leur permettre de résister à la décomposition qu’apporte avec elle l’activité capitaliste ». En réponse, les deux délégués improvisent un petit discours dans lequel ils disent qu’ils vont faire leur possible pour répondre aux souhaits de l’Assemblée du peuple chontal.

Avant de clore l’assemblée, d’autres thèmes plus généraux sont abordés, c’est ainsi que nous apprenons que des techniciens chargés de l’exploration du sol avaient réussi à s’infiltrer jusqu’à Santa María Zapotitlán en profitant du passage de l’autobus, qui fait une fois par jour la navette avec l’Isthme. À cette occasion les chaînes fermant la piste sont baissées, et elles n’ont pas dû être relevées à temps. À Zapotitlán, ils ont enquêté auprès des gens sur le nouveau comisariado. Celui-ci n’était pas présent, il se trouvait à San José Chiltepec pour la mise en place de l’antenne (voir plus haut) ; ils étaient en possession d’un papier de l’ancien comi les autorisant à faire tout un travail d’exploration. Cet événement a suscité un branle-bas dans la communauté où l’ancien comisariado s’est fait remonter les bretelles par les gens, qui ont ensuite appelé San Juan Alotepec, plus bas, pour qu’ils arrêtent la camionnette de l’entreprise et qu’ils se renseignent plus précisément auprès des techniciens. Ce qui fut accompli. Une copie de l’acte d’autorisation a été faite ; d’après l’avocat du Tequio juridique, cette autorisation est sans valeur, c’est seulement l’assemblée communautaire qui peut l’accorder. Mais le trouble est jeté et l’ancien comisariado reste, mordicus, sur sa position !

Relâchement ou défection ? À San Pedro Tepalcatepec comme à San Juan Alotepec seulement la moitié des villages formant l’Assemblée du peuple chontal était représentée. Parlons plutôt de relâchement pour l’instant. Les villages présents sont principalement ceux qui se sentent directement menacés par une exploitation minière ; depuis longtemps, la région chontale est une région marginalisée et beaucoup gardent le sentiment d’une fausse tranquillité ; jusqu’à présent aucune initiative importante venue de l’extérieure n’a troublé leur existence ; les communautés, comme elles aiment le signaler en en tirant une certaine fierté, sont pauvres en argent et les déplacements impliquent des frais, recevoir aussi ; le Congrès national indigène comme le mouvement zapatiste ont pu éveiller quelques interrogations et laisser les gens dans l’expectative ; nous nous trouvons dans un creux du temps où rien n’est encore véritablement déclenché, où l’on peut encore tergiverser, hésiter à se lancer dans ce qui peut être perçu comme une aventure hasardeuse.

Nous sommes repartis avec la délégation de Guadalupe Victoria qui doit passer par Jalapa del Marqués pour rentrer chez elle. Quand nous atteignons la route fédérale, il est déjà plus d’une heure du matin et nous nous demandons si nous allons trouver un bus. La chance nous sourit : alors que nous nous arrêtons à une station-service, un autocar s’arrête aussi pour prendre de l’essence. C’est un car qui paraît à première vue, dans les lumières de la station, tout pimpant, tout clinquant, mais dont la couche de fard s’efforce vainement de cacher une vétusté profonde. Le moteur peine, cependant nous arriverons tout de même à Oaxaca le lendemain matin.

Oaxaca le 22 mai 2017,
Georges Lapierre

P-S Je viens d’apprendre que la commission de Guadalupe Victoria a eu un accident après nous avoir laissés à la station-service, un taxi qui roulait à gauche a violemment heurté la camionnette, le chauffeur est à l’hôpital, les autres membres de la commission sont plus légèrement blessés. Le chauffeur de taxi, de connivence avec la police du coin, ne veut pas payer les dégâts et le pick-up de la communauté est hors d’usage !

Notes

[2Camionnette découverte servant au transport du bétail, des gens et des marchandises.

[3La Section 22 (environ 70 000 membres) du Syndicat national des travailleurs de l’éducation (autour de 650 000 membres), fondé en 1943, correspond à l’État d’Oaxaca.

[4Ce qui est énorme, l’armée serait ainsi chargée de toute la zone où se trouvent les concessions minières, prête à intervenir au moindre trouble pour imposer par les armes des projets d’exploitations minières ou autres contre la volonté de la population.

[5Le conflit entre San Pedro Tepalcatepec et San Pablo Topiltepec n’est pas isolé, deux autres conflits ont éclaté à peu près au même moment dont un dans la même municipalité, San Carlos Yautepec.

[6Mais qui offre l’occasion de mettre tous les villages indiens sous la tutelle d’un administrateur, c’est-à-dire directement sous la tutelle de l’État. Seuls les habitants du chef-lieu avaient le droit de voter, les habitants des agences municipales se trouvaient écartés de l’élection du président et du conseil municipal d’une manière tout à fait arbitraire.

[7Tout dernièrement l’armée est intervenue dans la municipalité de San Carlos Yautepec (encore elle !) pour détruire des cultures d’amapola.

[8Sacs, de ciment, de sable, de café, de maïs… pesant leur poids.

[9Métraux (Alfred), Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, NRF, éditions Gallimard, 1967 (p. 138).

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0