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Chronique lithique de Syros

lundi 24 décembre 2018, par Téos Romvos

Je suis né et j’ai été élevé dans une grande ville. J’ai passé la plus grande partie de ma vie en vivant éloigné, aliéné, et de façon décousue dans les mégapoles européennes. Les étés, je descendais dans les îles de la mer Égée. Mon désir profond et intime était de vivre de façon permanente sur une île. De goûter cette extraordinaire expérience de vie sur une bande de terre suspendue sur les abysses de la mer et que le vent du nord balaie jour et nuit. L’idée de cet isolement durant l’hiver me rendait fou. J’ai choisi le paysage de Syros, que je trouvais concret, dur, presque ascétique, et je suis devenu un habitant de l’île. D’un côté, la petite ville bien vivante avec une petite société suffisante ; de l’autre, un parc naturel, au nord de l’île, une entité naturelle harmonieuse, une phytosociologie intacte. C’est ici que les civilisations égéennes sont nées — à l’aube de la civilisation humaine, comme le décrivent les archéologues [Cycladique ; culture de Kéros-Syros].

Il m’a fallu plus de trois ans pour parcourir l’île de Syros et pour photographier chaque gravure tracée par la main de l’Homme sur des plaques ou des rochers. J’ai photographié et archivé toutes ces « chroniques gravées » qui font partie de l’histoire de cette île de l’archipel, et je leur ai donné la forme d’un livre. J’ai erré sur le sommet des montagnes, où ne résistent que quelques arbres, des buissons et un peu d’eau qui coule. Le bourdonnement des abeilles qui suivent le chemin du nectar, les tamaris qui frissonnent dans le vent marin, les petites sources aux plantes aquatiques, les côtes rocheuses et éloignées, la pierre volcanique et le calcaire, les falaises, les grottes maritimes où vivent les phoques et les tortues de mer, les dunes, les petites gorges. Et au cours de ce périple, sur les anciens rochers, j’ai découvert un grand nombre de gravures préhistoriques qui cherchent à l’aide d’une forme d’écriture primitive à nous montrer quelques symboles, des étoiles, des coquillages, des rhombes, quelques êtres humains, un système de calcul, et des moyens de navigation de cette époque.

Je me suis tenu devant elles avec respect, devant tous ces « témoins lithiques » vieux de milliers d’années ; ils s’étendaient devant mes pieds et récitaient des histoires de la vie quotidienne des habitants de cette île, mais aussi des voyageurs.

Un peu plus haut sur les rochers de l’île était gravée la continuité de la langue grecque. Je marchais sur des messages vieux de trois mille ans et des gravures brumeuses. Je me suis arrêté devant des rochers aux gravures mystérieuses sur les parvis hypothétiques des anciens temples et des églises byzantines. J’ai cru y reconnaître les quelques marches qui menaient au temple d’Asclépios, là où plus tard sera construit le temple d’Isis et de Sérapis. Ces dieux protégeaient les navigateurs et les marins, ceux qui traversaient la mer à la rame sur des coquilles de noix, des heures durant, dans l’espoir d’être sauvés. C’est ici qu’accostaient les marins-pèlerins, les voyageurs, les commerçants, les pirates, parfois simplement pour se ravitailler, parfois juste pour tendre une embuscade, et parfois pour se protéger du vent, terrorisés, manquant d’audace devant les forces de la nature, devant les esprits de la mer. Dans les tempêtes et les éclairs qui tombaient sur la mer déchaînée, dans la foudre et le grondement du tonnerre, là où le vent souffle comme un fou à la manière d’un monstre furieux qui aboie, dans la grêle glacée, sous la pluie, dans les vagues qui recouvraient la proue, dans la mer en furie, dans le vent qui provoque les remous et tourbillons, avec les monstres marins, sournois, tapis dans les courants souterrains, les courants qui amenaient les bateaux dans les passages maritimes et qui les poussaient contre les rochers et les récifs, qui épiaient leur inadvertance.

Les marins tentaient d’approcher le golfe protégé et, une fois passé le cap, ils étaient sauvés car, au-delà de ce point, le temps s’était apaisé. Dès lors, ces gens qui avaient subi le martyre gravaient sur le rocher leurs remerciements aux dieux qui les avaient sauvés. Ils étaient si proches de la noyade, si proches de la mort. Mais ils ont survécu. Ils ont connu le tonnerre et le tourbillon en mer, et maintenant ils célébraient la valeur de cette existence éphémère. La terreur de la noyade éveillait dans la conscience humaine des légendes antiques. L’histoire du dieu en colère qui décide d’effacer les hommes de la Terre en la recouvrant d’eau est célèbre. Elle nous est racontée dans l’épopée assyro-babylonienne de Gilgamesh. La même histoire est présente dans l’Ancien Testament. Elle est aussi connue en Grèce avec Pindare. En réalité, elle est connue dans le monde entier. En Inde, en Corée, en Indonésie, en Australie, chez les Indiens d’Amérique. Et cette terreur primitive causée par le dieu en colère devait être ressentie par les marins et les voyageurs quand ils s’approchaient de la baie de Grammata ; ils gravaient le nom de leur bateau sur le rocher pour le mettre sous la protection de la divinité. Il est évident que la petite baie de Grammata au nord-ouest de Syros doit son nom aux centaines de gravures réalisées sur les rochers dès l’Antiquité, mais aussi aux époques romaine et byzantine. La baie n’a jamais cessé au cours des siècles d’être le refuge des naufragés, des victimes du Meltem furieux de la mer Égée.

La plupart des gravures sont des vœux. Il y a également des remerciements aux dieux pour avoir effectué un bon voyage ou pour avoir survécu à la tempête. Hélios, Asclépios, les Dioscures tenaient dans l’Antiquité le même rôle que saint Nicolas aujourd’hui ; Isis, qui déployait sa robe comme une voile et conduisaient les bateaux en sécurité ; Sérapis, divinité égyptienne qui remplaça durant la période hellénistiques les dieux grecs vénérés jusqu’au IVe siècle après J.-C., et dont un temple existait probablement à Grammata.

Durant toutes ces années, les bateaux qui traversaient la mer Égée provenaient des côtes de Thrace, de l’Hellespont, de la mer Noire, des îles et des côtes de l’Asie Mineure, et de l’ensemble de l’archipel ; il y avait également des bateaux en provenance de Syrie, de Cilicie, d’Égypte, et du reste du monde connu. Chaque voyageur priait son propre dieu, lui demandait de contrôler la manie de la mer et de le conduire à bon port. Les gravures témoignent des dangers auxquels les voyageurs arrivés à Grammata étaient confrontés lorsque la mer Égée et le Cavo Doro étaient déchaînés par les éléments.

Aujourd’hui, on peut encore apercevoir dans la région de Grammata une centaine de gravures. Il en existait beaucoup plus par le passé, mais la plupart d’entre elles ont disparu au fil du temps, effacées par l’érosion et le vent. Certaines d’entre elles ne sont plus lisibles. Le premier à les avoir remarquées est l’archéologue Klon Stephanos. Le chercheur a établi son campement sur l’île vers le milieu du XIXe siècle et, dans des conditions particulièrement difficiles, est parvenu à enregistrer et à étudier l’ensemble des inscriptions qu’il a pu découvrir. Stephanos pense que ces gravures ont été réalisées durant un millier d’années, depuis l’époque hellénistique jusqu’au début du IIe millénaire. Sur l’une de ces gravures, on peut lire l’inscription chronologique « (ς)φά » (993 après J.-C.). Cependant, l’absence d’un système chronologique unifié (chaque région possède en effet sa propre chronologie) rend la datation des gravures particulièrement difficile.

À l’ouest se trouve un promontoire rocheux qui surplombe la mer. Il est élevé et difficilement accessible, et semble indiquer qu’une partie de l’île a sombré aux temps cosmogoniques. Les habitants de Syros l’appellent « Γριά Πούντα ». Des gravures hellénistiques et romaines sont visibles sur le sommet. Sur le versant, vers la baie, il semble qu’une carrière ait été exploitée dans l’Antiquité et, sur la surface lisse des rochers proches de la mer, on peut apercevoir des gravures chrétiennes datées de l’époque byzantine, qui présentent une calligraphie particulièrement soignée.

Le sommet du promontoire où se trouvent les gravures anciennes était probablement utilisé comme poste d’observation par les marins et les citoyens anxieux qui attendaient le retour du beau temps. De ce point de vue, toute la mer est visible. Il est aussi possible que cet endroit ait été utilisé comme un phare pour indiquer le chemin de la baie aux navigateurs pris dans la tempête. Il a enfin pu servir de poste d’observation aux pirates réfugiés dans la baie, prêts à profiter des bateaux de passage ou de ceux qui ont fait naufrage.

Certaines gravures mentionnent les noms des hommes, des capitaines, des marins et des passagers qui ont été contraints par la tempête rencontrée au passage de Gioura de se réfugier dans la baie de Grammata, et d’y attendre une accalmie pour pouvoir poursuivre leur voyage.

Les gravures situées dans les carrières abandonnées du versant du promontoire datent pour la plupart de l’époque chrétienne et donnent un grand nombre d’informations sur les hommes et les bateaux qui cherchaient un abri sur l’île. Avec le christianisme, le rôle joué autrefois par Asclépios, Sérapis et toutes les autres divinités de l’Antiquité est désormais assumé par saint Phocas. Sur les rares vestiges de l’église, on peut lire beaucoup de gravures qui constituent un appel à l’aide. Ces inscriptions commencent généralement par la phrase « Κύριεβοήθι » ou par « Κύριεσώσον » et se poursuivent avec des supplications à Dieu de sauver le bateau et son équipage. Sur certaines, on apprend le nom du graveur ainsi que celui de son père et de sa patrie ; sur d’autres, le nom du bateau et de son capitaine, ainsi que la date à laquelle ils sont arrivés dans la baie hospitalière de Grammata. La majorité des inscriptions de cette époque sont gravées avec un alphabet romain déformé et sont parsemées de fautes d’orthographe. Elles nous donnent ainsi une idée du niveau de l’éducation sociale dans l’Empire byzantin. De la même façon, les fautes d’orthographe présentes sur les gravures des époques hellénistique et romaine s’expliquent par le déclin de la prosodie ancienne, c’est-à-dire la prononciation de la langue grecque antique durant l’époque hellénistique. La plupart des gravures diffèrent sur un plan typologique. Certaines sont destinées à Dieu, à saint Phokas ou à tous les saints. D’autres sont des remerciements à Dieu pour avoir été sauvé en mer. D’autres, enfin, expriment le vœu d’un retour du beau temps. Sur l’une d’entre elles est mentionnée l’inauguration d’un nouveau temple dans la région. Ce temple, malheureusement, n’existe plus aujourd’hui.

Un grand nombre de gravures chrétiennes sont gravées sur des tablettes munies de poignées (tabula ansata). Certaines inscriptions débutent par le motif de la croix ; une autre est décorée avec un motif de lampe qui nous indique l’origine juive de l’un des voyageurs. Près de ces inscriptions, on trouve également des symboles : l’étoile de David, des grenades, ou encore la lettre Φ. Un casque, une croix dans un cercle, l’alpha et l’oméga (Α et Ω) sont d’autres motifs identifiables.

La plupart des noms gravés sont écrits en grec ancien : Ευλιμένιος, Λεόντιος, Διοτίμα, Ευνόμιος, Αστήρ, Μακρόβιος, Συνετός, Χλόη, Μεγαλονήμων, Μητρόδωρος, Σωφρόνιος, Ισίδωρος, Φιλαλήθειος, Εύπλαστος, Ηρακλής, Απολλώνιος, Οινόη. Philalitheios (Φιλαλήθειος) était le propriétaire d’un bateau arrivé dans la baie en provenance d’Andros. Les graveurs étaient originaires d’Andros, de Paros, d’Éphèse, de Milos, de Pinara, de Pilousio, de Milet. Nous avons également des informations concernant le métier ou le grade de ces gens : marins, soldats, moines ; un centurion (Domitien) est mentionné, ainsi qu’un chiliarque d’Éphèse (Eulimenios) et un consul (Stephanos). On ne sait cependant pas si ce dernier est le Stephanos mentionné sur un sceau de Calabre, qui porte l’inscription « Κύριε, βοήθει τω σω δούλω Στεφάνω υπάτω και βασιλικώ σπαθαρίω », ou s’il désigne une autre personne comme le suggère Klon Stephanos.

On ne connaît que huit noms de bateaux réfugiés dans la baie : quatre d’entre eux s’appelaient Maria. Une chose est sûre : la petite baie désertique de Syros a été visitée durant des siècles par des bateaux à rames ou des voiliers, par toutes les tribus du monde méditerranéen, par des marins, des commerçants, des voyageurs, des pirates, par les habitants des Cyclades et de l’Asie Mineure, par des Syriens, des Égyptiens, des Romains, des Carthaginois, des Byzantins. Tous traversaient l’archipel pour transporter des marchandises et des voyageurs d’un port méditerranéen à un autre. Ils ont laissé des gravures et leur signature sur les rochers de Grammata. Ces dernières se mêlent aujourd’hui à celles laissées par des voyageurs venus de Larissa, de Brachami, mais aussi de New York, du Danemark, de l’Allemagne ou du Japon.

Aujourd’hui, les visiteurs continuent à l’aide d’un couteau ou d’une bombe de peinture à graver, à écrire ou à peindre là-haut, sur le chemin, des moments de leur vie ; ils nous révèlent les passions les plus secrètes de leur vie, sous la forme de mots ou d’images, de façon intentionnelle, accidentelle, ou par simple vandalisme. Ils utilisent des recettes stylisées, en imitant certains modèles, en se copiant les uns les autres. D’autres, qui ont sans doute plus de charisme, utilisent des moyens d’expression personnels. Cependant, la diversité des formes exprime en réalité le même désir. Celui de pouvoir s’exprimer et communiquer. Tel est le but ultime du graveur, du dessinateur, de l’écrivain. Se montrer, se justifier. Être différent, attirer l’attention, être accepté. C’est exactement ce que recherchent des milliers de personnes dans le monde à travers la peinture — l’art naïf, l’art laïc, l’art primitif, l’art brut — et même « les vandales des murs ». Et le résultat consiste en des œuvres inconscientes, des créations délirantes qui recherchent l’innocence perdue de la civilisation et reflètent les voix du passé.

Le 2 novembre 2013,
Téos Romvos, écrivain

Source : Τεος Ρομβος

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